sociologie de l’état

L’État et le Consensus sur le Racisme

L’État et le Consensus sur le Racisme

Interrogé sur sa démarche critique, le philosophe Jacques Rancière répond qu’il essaie d’identifier des consensus et de repérer les points où ceux-ci rencontrent leur contradiction ou leur dérision. Il  voit dans l’action de l’État qui consiste à tracer des frontières, le fondement d’un consensus sur le racisme.

La notion de consensus

La notion de consensus désigne un rapport stable entre ce qui est perceptible et ce qui est pensable, entre un phénomène qui est donné, par exemple le racisme, et le sens qu’on en donne.

A cette définition, il faut ajouter deux caractéristiques qui sont vraiment importantes pour comprendre le sens particulier que Jacques Rancière donne à la notion de consensus. D’abord, il y a l’idée qu’il existe une forme de nécessité : les choses sont comme ça et pas autrement. Ensuite, il y a l’affirmation qu’il existe des gens capables de comprendre pourquoi les choses sont comme ça et d’autres gens qui ne sont pas capables de le comprendre.

Le racisme comme passion populaire

En France, il existe un consensus sur le racisme qui peut être formulé ainsi: le racisme est le fait de « pauvres petits Blancs », fragilisés par la modernisation économique, dépassés par le progrès, incapables de s’adapter à un monde cosmopolite et qui en veulent aux immigrés.

Ce consensus qui apparente le racisme à une passion populaire est largement porté par les grands médias. Il est mobilisé par des politiciens de tous bords ainsi que par des militants d’associations ou de syndicats. S’y réfèrent ceux qui critiquent les politiques racistes, aussi bien que ceux qui tentent de les justifier.

D’un côté, les politiques racistes sont critiquées en tant que concessions accordées par les gouvernements à des sentiments populaires racistes. D’un autre côté, les gouvernements qui mettent en place des lois ou des décrets racistes se justifient en disant qu’il y a des problèmes d’insécurité (délinquance ou terrorisme), causés par des « immigrés » ou des « clandestins » et qu’il faut y remédier, car ces problèmes risquent de générer du racisme.

Ceux qui savent et ceux qui ne savent pas

Ceux qui mobilisent ce consensus tracent une frontière qui les sépare d’une population désignée comme apeurée et attardée.  De cette manière, ils se définissent comme étant « ceux qui savent » face à « ceux qui ne savent ». Ils se confortent dans une position de représentants de la rationalité et de l’universalité, face à une foule irrationnelle et repliée sur elle-même. Quand ils agissent à des postes de gouvernement, ils alimentent la vision d’un État universaliste et rationnel, agissant comme repoussoir des passions populaires.

Ce qui se joue autour d’un consensus, c’est donc la mise en scène d’une opposition entre deux visions du monde. Il y a la vision de ceux qui savent et la vision de ceux qui ne savent pas. Ceux qui prétendent savoir, prétendent avoir titre à expliquer à ceux qui ne savent pas et donc à les gouverner.

L’affaire de Jacques Rancière, c’est d’établir la platitude ou la dérision de tels consensus, en les confrontant à des réalités bien établies. Dans le cas du racisme, il renverse les termes du débat. Le racisme est d’abord une création de l’État. Et la passion populaire que les gouvernants se donnent comme repoussoir pour justifier leurs politiques, ce sont eux qui l’entretiennent.

Le racisme de l’État

Lire aussi un article sur « Immigration et Sociologie de L’État« 

D’abord, il faut relever que c’est dans la nature même de l’État de tracer des frontières, d’établir des identités, de contrôler les déplacements, d’opérer des décomptes de sa population.

Ainsi, Jacques Rancière décrit un double usage de la loi. Sa première fonction est idéologique. Elle permet de donner constamment un visage au sujet qui menace la sécurité. Elle dessine la figure d’un ennemi intérieur. Sa deuxième fonction est pratique. Elle permet de tracer et de retracer continuellement la frontière entre le dedans et le dehors. De cette façon, ceux qui sont dedans risquent à tout moment de tomber dehors.

Légiférer sur l’immigration permet de faire tomber dans la catégorie des « immigrés », des gens nés sur sol français. Légiférer sur l’immigration clandestine permet de faire tomber des « immigrés légaux »  dans la catégorie des « clandestins »…

L’universalisme et le racisme

Les logiques gouvernementales ne s’embarrassent pas de leurs propres contradictions. En effet, à la création des différentes catégories discriminatoires, elles adjoignent la création de lois sur l’universalité et l’égalité citoyenne.

D’un côté les Français ne sont pas tous pareils et ils sont sommés de ne pas l’oublier. C’est ce que rappellent la notion de « Français d’origine étrangère » ou la proposition de F. Hollande de déchoir de leur nationalité les criminels classés dans cette catégorie.

Mais d’un autre côté, les Français doivent tous être pareils et ceux qui ne veulent pas se soumettre à cette universalité sont stigmatisés ou sanctionnés. La discrimination ne se fonde plus sur l’idée d’une supériorité raciale mais sur l’argument de la lutte contre le « communautarisme ».

Jacques Rancière relève que l’argumentation permet surtout d’identifier l’indésirable par la création d’un amalgame entre immigré, arriéré, islamiste, machiste et terroriste. Nous pouvons y adjoindre la catégorie d’anticapitaliste qui permet de former l’amalgame récent d’islamo-gauchiste. Le recours à l’idée d’universalité permet d’asseoir le pouvoir étatique de définir les identités des gens et de décider de qui a le droit d’être ici.

Le consensus sur la police

L’approche de Jacques Rancière nous renvoie à la question des relations entre police et racisme. Ici aussi le consensus opère à plein régime. En effet, la question est toujours rapportée aux comportements et discours racistes de certains policiers. En somme, c’est la théorie des « petits Blancs » qui est appliquée au monde de la police. Encore, une fois l’État présenté comme garant de l’universalité et de l’égalité agirait au travers de mesures légales et administratives, pour prévenir les comportements racistes individuels. Par exemple, les « contrôles d’identité au faciès » sont interdits.

S’arrêter à ce niveau de l’analyse permet d’occulter le fond du problème. Car, la police est justement l’institution étatique qui est en charge du contrôle du respect de l’appareil législatif raciste et du contrôle des populations étrangères, racisées, immigrées, clandestines… Cette réalité a été documentée par des générations de sociologues et d’historiens. Pour en revenir à l’exemple trivial des contrôles d’identité, les « contrôles au faciès » sont en principe interdits, mais la police est requise pour des opérations de recherche d’étrangers en situation irrégulière.

Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard

Finalement ce que pointe Jacques Rancière, c’est que la figure du racisme étatique ou administratif, qui est dessinée par les lois, les décrets, les mesures gouvernementales ou les missions de la police rend dérisoire le consensus sur le racisme comme fureur populaire ou comme fureur de policiers.

Gilles Sarter

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Le Public et la nature de l’État

Le Public et la nature de l’État

Qu’est-ce qu’un État? Quelle est la nature de ses fonctions?  Le philosophe John Dewey examine les actions humaines et essaie de voir s’il peut tirer de cet examen des indices lui permettant de répondre à ces deux questions.

Des actions et des conséquences

Certaines actions humaines ont des conséquences sur d’autres êtres humains. Parfois ces conséquences n’affectent que les personnes qui sont directement impliquées. D’autres fois, elles affectent aussi des personnes qui ne sont pas immédiatement concernées. Lorsque ces conséquences sont perçues, elles peuvent donner lieu à d’autres actions qui ont pour but soit d’empêcher, soit de s’assurer que ces actions se répètent.

John Dewey soutient deux thèses. Premièrement, dans les distinctions élémentaires que nous venons de mentionner, nous trouvons le fondement de la frontière entre privé et public. Deuxièmement, la compréhension de la nature de l’État découle de la définition du public.

Une histoire sur la fondation du public

Nous pouvons nous figurer la création d’un public à partir de l’histoire suivante. Deux hommes s’affrontent dans un duel mortel. Les conséquences de leurs actions n’impliquent personne d’autre qu’eux-mêmes. La transaction est privée.

Dans le cadre d’une société régie par les lois de la vendetta, deux hommes se querellent et s’affrontent dans un combat dont l’issue est fatale pour l’un d’entre eux. La famille du mort va essayer de se venger en tuant le meurtrier. Pour ce faire, elle va obtenir de l’aide de ses amis, de ses alliés… De son côté, le meurtrier va pouvoir compter sur ses propres soutiens pour le défendre. La vendetta va finir par concerner un grand nombre de gens et peut-être même sur plusieurs générations. Bien entendu, dans cette configuration, les conséquences de l’affrontement initial dépassent le cercle privé des deux individus directement engagés.

Dans ces circonstances, un public se formera, si les personnes qui sont indirectement affectées par le meurtre qui a déclenché la vendetta prennent des mesures pour protéger leurs intérêts et pour trouver un moyen de circonscrire les troubles. Ce genre d’action présente une ressemblance avec les actions qui définissent un État.

Public et privé

La ligne de démarcation que John Dewey trace entre privé et public repose donc sur les conséquences des actions humaines. Quand ces conséquences ont une portée et une étendue si importantes qu’il faut les contrôler, soit par promotion, soit par prohibition alors cette frontière est franchie.

Dans ce cas, le public consiste dans l’ensemble des personnes qui sont tellement affectées par les conséquences d’une transaction qu’il est jugé nécessaire de veiller de manière systématique sur ces conséquences.

Un nouveau groupe d’acteurs

C’est un trait universel des actions humaines qu’elles existent et qu’elles fonctionnent par combinaisons ou par connexions. Au fond, tous les comportements en association peuvent avoir des conséquences étendues qui impliquent d’autres personnes, au-delà de celles qui sont directement engagées. Or la supervision et le contrôle de ces conséquences ne peuvent être le fait des acteurs « primaires », puisqu’il est dans l’essence de ces conséquences qu’elles leur « échappent », en s’étendant.

J. Dewey, Le public et ses problèmes, 2005 (1915), Folio essais.Un nouveau groupe ou une nouvelle organisation doivent être créés pour veiller à toutes ces conséquences indirectes. Des personnes doivent être désignées pour prendre soin des intérêts partagés du public. Ces personnes sont des agents publics ou des fonctionnaires.

Les agents publics sont des commissionnaires qui mènent les affaires des autres pour assurer ou prévenir les conséquences qui les concernent. Ils agissent sur la base d’une autorité qui leur est déléguée par le public, pour veiller sur des intérêts partagés. Les différentes ressources (bâtiments, matériels, fonds…) impliquées dans l’exercice de leurs fonctions sont des biens publics ou biens communs. L’existence d’agents et de biens publics constitue la marque la plus visible d’un État.

Un État doit toujours être scruté

L’État, c’est donc le public qui est organisé pour la protection des intérêts collectifs de ses membres, par le biais d’officiels ou de fonctionnaires.

Et cette manière de le concevoir ne préjuge en rien de la vertu d’un acte ou d’un système étatique particulier. D’une part, le pouvoir attaché à l’exercice d’une fonction publique peut devenir une chose recherchée et saisie pour elle-même. Il faut donc s’assurer que ceux qui jouissent du pouvoir attaché à leurs fonctions les emploient pour le public et non en faveur de leur bénéfice personnel.

D’autre part, une fois qu’ils sont institués, les différents organes étatiques ont tendance à persister même s’ils ne remplissent plus adéquatement leur mission. La société est traversée par des changements, des innovations technologiques ou sociales. Il en résulte des nouvelles manières d’agir et de s’associer dont découlent des nouvelles conséquences indirectes.

Un public nouveau apparaît donc. Mais le pouvoir reste dans les mains des officiels que l’ancien public avait mandatés. S’ils sont bien organisés, ils empêchent le développement d’une forme renouvelée de l’organisation étatique. C’est pourquoi, les changements des formes des États nécessitent souvent des révolutions.

Puisque nous ne rencontrons jamais un même public en deux époques ou en deux lieux différents, l’État doit toujours être scruté et examiné. « Presque aussitôt que sa forme est établie, il a besoin d’être refait », écrit John Dewey. Malheureusement, la création d’une organisation politique aussi souple n’est pas chose aisée.

Gilles Sarter

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État et Individualisation

État et Individualisation

Pour Émile Durkheim, l’individu est un  produit de l’État. Pour Michel Foucault aussi, mais dans un sens tout à fait différent.

L’évolution des sociétés et l’individualisation

Dans sa 6ème Leçon de sociologie, Durkheim livre sa vision du développement historique des sociétés et du processus d’individualisation qui l’accompagne.

Lire un article sur la distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique, chez DurkheimLes communautés premières ont une petite taille. Elles sont peu différenciées sur le plan du travail social. Leur cohésion est maintenue par une solidarité mécanique. Les individus sont absorbés par la communauté.

Comme celle-ci est petite, elle est toujours présente et agissante. Elle ne permet pas à ses membres de développer leur pleine individualité. Ils sont subordonnés à la destinée collective et suivent docilement les croyances, les traditions et les aspirations communes. Cette sujétion ne leur coûte pas autant qu’elle coûterait à nos mentalités modernes car ils ont été élevés par la collectivité de cette façon.

Les choses changent quand les sociétés grandissent. Les sujets devenant de plus en plus nombreux, leur contrôle n’est plus aussi suivi que dans les petits groupes. Le travail social se différencie de plus en plus. Et donc les particularités ou les diversités individuelles peuvent s’exprimer plus facilement. Toutefois, une condition encore est nécessaire pour que l’individualisme s’établisse et devienne le droit.

L’État et le respect de l’individu

En effet, il ne faut pas qu’au sein de la société étendue se forment des groupes secondaires qui deviennent comme des petites sociétés au sein de la grande. Chacun de ces groupes enserrerait ses sujets de très près, compressant les individualités. Or dans une vaste société, il existe toujours des intérêts particuliers, familiers, locaux, professionnels qui tendent à rapprocher les gens concernés. Si ces convergences sont abandonnées à leur mouvement, elles aboutissent à la création de clans, de coteries, de villages, de corporations juxtaposés les uns aux autres.

Pour éviter que les individus soient accaparés et façonnés par des groupes secondaires (ne seraient-ce que les groupes domestiques), il faut au-dessus de ces derniers une institution qui leur rappelle qu’ils font partie d’un tout. Cette institution qui est en charge de faire respecter les droits et les intérêts de la collectivité totale, c’est l’État.

L’État assure la communauté d’idées et de sentiments sans laquelle la société est impossible. Il élabore des représentations qui valent pour la société toute entière.

Dans les sociétés vastes et très différenciées, la valeur fondamentale c’est l’individualisme.

Chaque être humain est conçu comme étant unique et comme contribuant par ses spécificités à l’enrichissement du collectif. Chaque conscience humaine acquiert de ce fait un caractère « sacré » et « inviolable ».

En somme, dans une société qui s’individualise de plus en plus et dont les membres s’affranchissent des anciennes obligations familiales, communautaires ou religieuses, le seul ciment moral qui peut encore unir les individualités, c’est le respect inconditionnel de l’individu.

L’émancipation comme conflit entre forces sociales

Cependant, l’État se développe historiquement en vue d’objectifs et d’intérêts qui lui sont propres et qui ne coïncident pas a priori avec ceux des individus. Dans les grandes sociétés, l’État est éloigné des intérêts particuliers et tient peu compte des particularités ou des conditions spéciales et locales. Quand il réglemente les comportements, il leur fait violence. Tout autant que libérateur l’État peut devenir oppressif, niveleur, compressif.

Par un retour de balancier, ce sont alors les groupes secondaires (familles, associations, corporations, syndicats…) qui doivent contenir la force étatique et agir à son égard comme des contre-pouvoirs.

Finalement, Durkheim pense que l’émancipation individuelle résulte d’un conflit entre forces sociales. Pour être libératrice de l’individu, la force collective de l’État doit être contrebalancée par d’autres forces collectives, exercées par des groupes ou associations intermédiaires.

La discipline individualisante

Pour Michel Foucault, l’individu est aussi le produit de l’État mais dans un sens tout différent. Dans Surveiller et Punir, il décrit le tournant pris par les pays d’Europe occidentale, aux 18ème et 19ème siècles. Dans la société féodale qui précédait ce tournant, le pouvoir monarchique était discontinu. Un nombre important de comportements en tout genre (l’éducation des enfants, les pratiques de santé, la sexualité, les comportements alimentaires….) échappaient au contrôle du monarque.

Voir un article sur les sociétés disciplinairesA partir du 18è siècle, le pouvoir du roi puis celui de l’État devient de plus en plus continu et précis. Il faut que chaque personne en elle-même puisse être contrôlée jusqu’au moindre détail.

Ce nouveau mécanisme, cette « discipline », est un pouvoir qui s’exerce sur les corps, les gestes, les discours, les désirs. La « discipline » ne doit donc pas être envisagée comme s’appliquant sur des individus déjà constitués, mais comme une force qui les constitue et qui en les constituant les contrôle.

Foucault affirme que la « discipline » est « individualisante ». Elle crée des individus en s’exerçant sur les gestes, les désirs, les corps qu’elle façonne à sa convenance.

Autrement dit l’individu ne se tient pas face à la « discipline », il est sa production.

Penser le social

Foucault prévient que ce pouvoir disciplinaire n’est pas exercé par une entité unique, centrale, surplombante. Que ce soit à l’école, à l’usine, à l’hôpital, à l’armée, les êtres humains sont individualisés par le contrôle, la notation, l’évaluation, les classements, les concours… L’objectif est de mettre chacun à sa place et avec les attitudes, les postures, les aspirations, les pratiques corporelles et intellectuelles qui conviennent.

Toutefois, ce n’est pas l’État à proprement parler qui contraint, réprime, évalue, oriente… Ces différentes actions sont exercées localement par les professeurs, les surveillants, les médecins, les policiers…

L’État présuppose tous ces rapports de pouvoir, plus qu’il n’en est la source. Ainsi Foucault affirme que le « gouvernement » est premier par rapport à l’État. Et il entend par « gouvernement », le « pouvoir d’affecter sous tous ses aspects » (gouvernement des malades, des enfants, des familles, des esprits…). L’État en tant qu’institution n’agit qu’en s’efforçant d’organiser ces différents rapports de gouvernement.

De cette vision découlent des implications relatives aux tactiques et stratégies d’émancipation. Le privilège donné à la lutte contre l’État comme appareil de pouvoir ne se justifie plus.

Les batailles doivent être livrées localement aux points d’exercice effectifs du pouvoir, avec des stratégies d’ensemble qui procèdent par raccordements et par convergences.

Lire un article sur Façon de penser et organisation socialeA travers leurs théories respectives de l’individualisation, Durkheim comme Foucault montrent que nous pensons le monde social à travers des outils de pensée ou des représentations qui sont produits par le monde social.

R. Lenoir, La notion D’État, Société et représentations, 1996/1, n°2Nous sommes donc pris, comme le signale Rémi Lenoir, dans une sorte de double contrainte.

Nous pensons à partir de catégories qui nous pensent. D’où la nécessité d’essayer d’en établir la genèse, comme le font Durkheim et Foucault.

Gilles Sarter

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L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre

L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre

En France, les institutions de protection sociale connaissent des transformations majeures en lien avec la Première Guerre Mondiale. Ces circonstances modifient notamment la conception de l’intervention de l’État. Mais elles permettent aussi à d’autres acteurs d’impulser une redéfinition des obligations et des droits des différents groupes sociaux, dans le cadre de la participation à l’effort de guerre.

Interventionnisme étatique

Voir L’État prédateur contre la Sociale (I) : la CommuneDans la période qui court de la fin du 19è s. au début des hostilités, l’idée qui l’emporte dans le champ politique est celle du non-interventionnisme étatique, dans le domaine social. Si l’État finit par adopter une attitude dite « providentielle », c’est avant tout parce qu’il se trouve confronté à une guerre totale.

A ce titre, il a besoin non seulement de soldats en nombre et en bonne santé, mais aussi d’adultes civils pour assumer l’effort de guerre, ainsi que d’enfants qui seront, dans le futur, appelés à remplacer les uns et les autres. Pour ce faire, la création, dès juillet 1914, de l’impôt sur le revenu dote l’État de nouvelles capacités d’intervention.

Identification des ayants droit

Dès le début du conflit, une question émerge dans les débats publics. Il s’agit d’identifier les catégories de population auxquelles la collectivité doit apporter son aide, dans le contexte de la guerre. Les ayants droit naturels sont les combattants. Viennent ensuite les victimes liées à ces premiers (leurs veuves et orphelins), mais aussi les victimes civiles collatérales et l’ensemble de la population engagée sur l’autre front de la guerre, celui de la production industrielle, minière, agricole…

A. Rasmussen, Protéger la société de la guerre: de l’assistance aux « droits sur la nation », Revue d’histoire de la protection sociale, 2016/1, n°9Pour l’historienne Anne Rasmussen, un nouveau système de réciprocité fondé sur l’échange de droits et de devoirs se met en place entre la nation et ceux qui participent à sa défense ou qui subissent les conséquences directes du conflit. La guerre est envisagée comme un risque social qui rend obsolète le statut d’assisté. La protection sociale d’hier qui était assumée par la charité devient un dû.

Les combattants : dons et contre-dons

Au premier rang des ayants droit de l’État social s’avancent les combattants. Depuis 1905 et la loi dite « Loi des deux ans », la conscription s’impose formellement à toute la population adulte et masculine. Cette dernière doit se former à l’usage des armes et exposer sa vie sur les champs de bataille. En contre-partie de l’accomplissement de leur devoir, ces hommes acquièrent des droits.

Avec la première guerre mondiale, l’obligation de solidarité de la nation avec les combattants « qui ont payé le prix du sang » acquiert un caractère d’évidence impérieuse. Ainsi, dans son Rapport sur le placement des mutilés de guerre (Paris, 1919), Grinon évoque la « dette sacrée » que l’État a contracté auprès de ces derniers et qu’il n’a pas le droit de renier. Aux blessés, la collectivité doit des soins. A ceux qui tombent dans la gène ou le besoin au retour du front, elle se doit d’apporter aide et assistance.

Ce système de réciprocité peut être représenté sous la forme d’un échange de dons et de contre-dons. Dons du « sang », d’un membre mutilé, de la santé…, contre-dons du soin, de la pension, de l’emploi au titre d’invalide de guerre, du statut d’ancien combattant… Cet échange connaît un troisième temps. Les anciens soldats bénéficiaires de la protection sociale sont à leur tour requis du devoir de se réinsérer dans la collectivité au bénéfice de tous.

Les veuves: assistées et subordonnées

La réalité de la guerre totale nécessite d’élargir la prise en compte des risques militaires à la population des victimes, constituée des ayants droit des combattants et des victimes collatérales. Cette conception s’appuie sur l’idée d’une dépendance réciproque entre tous les groupes sociaux constitutifs de la nation en guerre. Cette dépendance réciproque implique une répartition collective de la charge des biens publics bénéficiant à tous. L’action sociale est ainsi renforcée dans les domaines du soin, du logement, de l’éducation et de l’accès au travail, considérés comme des besoins impérieux.

A titre d’exemple, la politique dédiée aux veuves de guerre se construit progressivement. Le système d’assistance est d’abord fondé sur des œuvres de bienfaisance. Puis il passe sous le contrôle de l’État et de ses Offices nationaux en 1920. Toutefois, le statut des veuves au regard de la protection sociale est différent de celui des anciens combattants. Elles restent des assistées secondaires et subordonnées. Ce qui leur vaut un secours, c’est leur statut de mères d’orphelins et donc, au premier chef, l’intérêt des enfants.

A leur égard, l’aide sociale est conçue dans un cadre qui limite leur autonomie. Leurs choix de vie ou professionnels sont soumis à une évaluation morale. Ils doivent être jugés compatibles avec les intérêts présupposés de leurs enfants.

Les ouvriers: mobilisation et initiatives municipales

Sur le front de l’économie de guerre, la mobilisation industrielle a pour effet de conférer aux ouvriers des capacités accrues de revendication et d’action collective. Leur participation à l’effort de guerre permet de redéfinir les droits et les obligations des différents groupes sociaux, dans la vie de la collectivité.

Dans les grandes agglomérations industrielles (Paris, Lyon, Marseille, Tours, Bourges…), les municipalités créent des offices publics d’habitations à bon marché, des dispensaires, des restaurants populaires… Ces initiatives locales constituent une étape intermédiaire, entre les institutions paroissiales et charitables traditionnelles et les futurs programmes sociaux qui vont être conduits à l’échelle nationale.

Pluralité d’acteurs et dépendance réciproque

La construction de la protection sociale au cours de la Grande Guerre n’est pas uniquement la résultante de l’initiative d’un État « providence ». Elle intègre une pluralité d’acteurs sociaux. L’histoire des politiques sociales n’est donc pas seulement impulsée d’en-haut. Tous les acteurs concernés y prennent part.

Le contexte particulier de la guerre totale a permis de mettre au premier plan l’idée d’une dépendance réciproque entre tous les groupes sociaux constitutifs de la nation et donc d’affirmer la nécessité de la répartition collective de la charge des politiques de protection sociale. C’est seulement après la Seconde guerre mondiale que ce principe renouera avec la tradition du « bien être citoyen » ou de la Sociale, avec la création du Régime général de la Sécurité Sociale.

© Gilles Sarter

→ L’État prédateur contre la Sociale (I): La Commune

→ L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu (1946)

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L’État prédateur contre la Sociale (I): la Commune

L’État prédateur contre la Sociale (I): la Commune

L’histoire de la protection sociale en France mérite une relecture à la lumière de l’opposition entre l’État prédateur et la Sociale ou citizen welfare (bien-être des citoyens).

L’État prédateur contre la Sociale

D’une part, la protection sociale organisée par l’État naît à la veille de la première guerre mondiale, pour répondre à des besoins liés à la guerre totale, notamment le besoin démographique. D’autre part, la protection sociale est aussi l’héritière d’une tradition centrée sur l’auto-gouvernement de la population. A ce titre, l’origine de la Sociale remonte à la Commune de Paris (1871). Mais elle prend toute sa dimension avec la création du régime général de sécurité sociale, en 1946.

P. Batifoulier, N. Da Silva, M. Vahabi, La Sociale contre l’État providence, CEPN, Document de travail n°2020-01, Axe Santé Société Migration Depuis cette date, l’histoire de l’État prédateur concerne le mouvement d’appropriation du bien-être citoyen autogéré. Dans cette perspective, une succession de contre-réformes est engagée dès 1947. Ce processus d’étatisation de la Sociale, en plus de constituer un mouvement de dé-démocratisation et de désolidarisation s’accompagne de la marchandisation croissante des services et des prestations de protection sociale (privatisation des soins, des pensions de retraites, des assurances maladies…).

L’État obéit à une logique prédatrice, dans la mesure où il favorise les régressions sociales. L’État prédateur mène des politiques qui permettent aux intérêts privés de se renforcer, tout en délitant le pacte social.

La Question Sociale

Sous l’Ancien Régime, la protection sociale – envisagée comme un ensemble d’institutions, permettant d’assurer la survie des individus en incapacité de le faire par leur propres moyens – est assurée par les communautés de vie et de travail (familles, communes ou villages, corporations) ainsi que par la charité (généralement organisée par l’Église).

Le développement du mode de production capitaliste, l’urbanisation et la croissance démographique déstructurent les modes de protections antérieurs. Les solidarités familiales et villageoises commencent à se décomposer. Les corporations sont interdites. La charité chrétienne perd de son allant. La désolidarisation et la dégradation des conditions de vie des populations ouvrières et urbaines deviennent le sujet central d’un débat public. C’est la « Question Sociale ».

En réponse à cette Question, l’État adopte une position non-interventionniste. L’  « objection libérale » (H. Hatzfled) à l’intervention étatique s’appuie sur un argument économique (l’aide a un effet désincitatif sur l’offre de travail) et sur un argument juridique (l’obligation d’assister entraîne le droit d’assistance).

Les mutuelles ouvrières

De leur côté, les ouvriers s’organisent en mutuelles ou mutualités qui visent principalement à garantir des salaires en cas de maladie et le paiement des frais funéraires. Tant que les syndicats sont interdits (jusqu’en 1884), les mutualités deviennent aussi des structures semi-clandestines d’organisation de la lutte ouvrière. L’un des enjeux forts est la constitution d’un salariat en opposition avec sa définition capitaliste. Contre le salaire comme prix de la force de travail, les ouvriers militent pour le droit au statut de producteur et la responsabilité des capitalistes face aux aléas de la production.

Bien qu’affichant une posture libérale, l’État cherche en permanence à contrôler ces mutuelles. C’est ainsi qu’il crée le statut de « mutuelle approuvée ». Ces mutuelles approuvées bénéficient de subventions en échange de leur mise sous-tutelle politique. La direction en est assurée par des clercs nommés par les maires ou les préfets.

La Commune et la naissance de la Sociale

Avec la révolution de 1871, les institutions de protection sociale connaissent une avancée significative. L’État se montrant incapable de résoudre les problèmes résultants de la guerre contre la Prusse, la population parisienne conteste sa légitimité et lui oppose l’auto-gestion sous la forme d’un Conseil de la Commune de Paris. Les premières mesures qui sont prises (28 mars 1871) concernent plusieurs mesures sociales : moratoire sur les loyers et les dettes, fin des poursuites contre les endettés insolvables, réquisition de nourriture, réquisition de logements vacants, création d’une pension pour les blessés, les veuves, les orphelins…

De manière générale, le projet politique et économique de la Commune exprime de nouvelles modalités d’organisation d’antiétatique et dans une certaine mesure anticapitaliste. Elle invente la Sociale ou le citizen welfare. Le « bien-être citoyen » se caractérise par deux éléments. Premièrement, la distribution d’une protection contre les risques sociaux. Deuxièmement, l’auto-gestion ou l’auto-organisation démocratique des citoyens.

La première tentative de construction de La Sociale en France fait long feu. La répression conduit rapidement aux massacres de la « semaine sanglante », à la destruction matérielle et symbolique des institutions de la Commune. La IIIè République se construit largement en opposition avec ses dernières.

Jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, l’État refuse de mettre en œuvre des politiques de protection sociale. Cette position va évoluer sous l’effet de la guerre totale de 1914-1918.

→ L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre

→ L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu (1946)

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Actes d’État : Sociologie des Commissions Officielles et des Hauts-Commissariats

Actes d’État : Sociologie des Commissions Officielles et des Hauts-Commissariats

L’étude sociologique d’actes d’État, comme une commission sur le logement ou un Haut-Commissariat sur les retraites, nous éclaire sur la manière dont quelques individus porteurs d’un projet politique peuvent réussir à commander l’organisation de la société.

Actes d’État

Il est difficile de penser l’« État », en faisant abstraction de la pensée qui est produite au nom de l’« État ». Spontanément, nous appliquons à cette notion des représentations théoriques, apprises à l’école ou inculquées par le discours officiel.

Ces représentations ont une coloration fétichiste. Cette dernière donne à ce que nous appelons « État », toutes les apparences d’un sujet agissant, parlant ou pensant. A ce fétichisme est associé une vision « démocratique ». Ainsi, la société déléguerait à l’« État », le pouvoir d’organiser la vie sociale, dans le respect de l’intérêt général. Pourtant l’observation même superficielle de la « vie politique » vient heurter ces représentations.

Ce qui s’y déroule au nom de l’« État » concerne généralement des groupes d’individus, qui essaient d’imposer leur point de vue à l’ensemble de la collectivité. La tentative actuelle de modifier le système des retraites en constitue un exemple typique.

Dès lors, il est important d’essayer de comprendre comment quelques individus porteurs d’un projet politique peuvent commander l’organisation du monde social.

Commission Barre sur le Logement

Pierre Bourdieu propose d’aborder cette question en étudiant les « actes d’État ». Ces actes sont ceux qui produisent des représentations légitimes et qui rendent ces représentations efficaces, dans l’ordre social.

Par exemple, une loi sur le travail fournit les définitions légitimes du « travail », du « salaire », de la « relation employeur-employé ». Sur la base de ces représentations, elle organise le monde social du travail. Les rapports ministériels, les commissions, les missions, les délégations officielles ou encore les Haut-Commissariats constituent autant d’actes d’État.

Pour sa part, Pierre Bourdieu a étudié dans le détail le fonctionnement de la Commission Barre sur le logement. Au début des années 1970, à la demande de Valéry Giscard D’Estaing, le gouvernement veut mettre en œuvre une nouvelle politique du logement. A cet effet, des comités et des commissions sont mis en œuvre. La plus importante est la commission présidée par Raymond Barre.

Les résultats des travaux donnent lieu à la loi du 3 janvier 1977 qui affirme la réduction de l’ « aide à la pierre » (aide aux constructeurs pour la construction de logements collectifs), au profit de l’aide aux personnes (aide à l’accès à la propriété individuelle). Il en résulte un boom de la construction de pavillons en série, qui s’appuie sur le développement du crédit bancaire immobilier.

La commission Barre est donc exemplaire de ces actes qui produisent des représentations, des décisions et des règlements qui transforment l’organisation sociale.

Construction d’un Problème Public

La première étape de concrétisation d’un acte d’État concerne la construction d’un problème public. Le problème considéré peut être réel, par exemple un manque de logements, d’hôpitaux, de routes… Mais il peut aussi être créé de toutes pièces. Pour ce faire, les personnes qui gouvernent peuvent utiliser tout un ensemble de moyens techniques, statistiques, comptables ou législatifs. Ces actions sont généralement ignorées du grand public. D’une part, parce qu’on n’en fait pas la publicité. D’autre part, parce que leur technicité échappe parfois à la compréhension du grand nombre.

Henri Sterdyniak, Le déficit de la Sécurité Sociale, un mensonge D’État [Télécharger le PDF]C’est ainsi que, récemment, une grande campagne de communication a porté sur un prétendu déficit de la Sécurité Sociale. Cette communication officielle prépare le terrain à une refonte du système et notamment celui des retraites. Elle omettait volontairement de préciser que le déficit annoncé ne résultait pas d’un problème systémique mais de décisions gouvernementales. Au point qu’un économiste a qualifié cette annonce de « mensonge d’État ».

La première de ces décisions concernait l’obligation faite à la Sécurité Sociale d’anticiper des remboursements de dettes créées par la crise financière. La seconde était relative au retour (par un vote de l’Assemblée Nationale qui est passé presque inaperçu) sur l’obligation pour l’État de compenser les exonérations de cotisations sociales patronales, qu’il a lui-même accordées (Loi Veil du 25 juillet 1994). Pour 2019, les allègements généraux de cotisations patronales sont estimés à 52 milliards d’euros. En comparaison, le « déficit » annoncé pour la Sécurité Sociale n’était que de 5,3 milliards d’euros.

Un Problème pour Qui ?

D’une manière générale et même sans s’intéresser aux chiffres, on pourrait se demander pour qui la santé et les retraites constituent des « problèmes ». Et l’on pourrait aussi avancer que c’est plutôt le fait de considérer ces questions comme des « problèmes » qui pose problème.

Dans un pays, dans lequel la valeur produite augmente chaque année, la prise en charge de la santé et des retraites est uniquement une question de répartition de la richesse. Cette répartition découle d’un choix de société. A qui pose « problème », le choix de consacrer une part de cette richesse à assurer le bien être de la population ?

Moralisation du Problème

L’utilisation des médias de masse joue bien sûr un rôle de premier plan dans l’élaboration des problèmes publics. Un moyen très efficace de transformer un problème imaginaire en problème légitime consiste à effectuer des sondages d’opinions. Par exemple, après avoir communiqué intensément sur le « déficit » de la Sécurité Sociale, on demande aux gens si ce déficit les inquiète. Le constat effectif de leur inquiétude est utilisé pour alimenter l’idée de l’existence d’un problème.

Une autre approche pour gagner l’assentiment du public consiste à donner une dimension morale au « problème » considéré. C’est ainsi que l’on tente de justifier la transformation du système des retraites existant par la présence de prétendus « régimes spéciaux », qui bénéficieraient à des privilégiés. La casse de l’assurance chômage, quant à elle, a été justifiée par la stigmatisation des chômeurs qui profiteraient du système pour ne plus chercher de travail…

Constitution d’une Commission

Le « problème public » étant créé, il faut faire mine de le résoudre. Une invention importante consiste à mettre des gens ensemble, sous la forme d’une commission officielle, d’un Haut-Commissariat, d’une délégation… La création en est théâtralisée sous la forme d’une cérémonie d’inauguration ou de nomination.

Il s’agit là d’un acte typique de mobilisation des ressources symboliques attachées à l’idée d’« État ». La représentation collective selon laquelle la société a délégué à l’« État » le pouvoir d’organisation sociale est utilisée pour convaincre l’opinion publique que la commission va parler au nom de l’intérêt universel. L’État délègue, à son tour, à la commission le pouvoir que la société lui a délégué.

La magie de la commission consiste à transformer les points de vue particuliers de ses membres, en un point de vue universel, valable pour l’ensemble de la société.

Le choix des participants parmi des personnalités présentées comme expertes dans le domaine concerné permet aussi d’ajouter une consécration scientifique ou technique aux résultats des travaux du groupe.

« Aide à la pierre » ou « Aide à la personne »

Une des premières tâches d’une commission ou d’un Haut-Commissariat consiste à reprendre le « problème public » qui a été élaboré, afin d’en donner une définition légitime. Il s’agit d’une étape cruciale.

En effet, la nouvelle définition du problème a pour objectif d’orienter les travaux de la Commission, de sorte que ses préconisations finales aillent dans le sens du projet politique du gouvernement.

Bien sûr, la composition de la commission doit donner l’apparence de représenter une diversité de points de vue, y compris des points de vue contradictoires. Ainsi, la commission Barre sur le logement rassemblait des acteurs issus des différentes institutions concernées : Ministères des Finances, des Affaires Sociales, de l’Équipement, Banques, Constructeurs, Maires, représentants d’associations et de HLM…

Pierre Bourdieu observe qu’au sein de cette commission, la question qui était posée d’emblée concernait celle du meilleur choix entre « aide à la pierre » ou « aide à la personne ». Toutes les autres options politiques, envisageables pour résoudre le problème du manque de logements, étaient écartées. Les participants de la commission avaient été choisis, parmi les tenants de l’un ou l’autre système. La conduite des travaux donnait l’illusion d’un véritable débat d’experts. Sauf que le choix de R. Barre, comme président, correspondait à celui de la personne la mieux à même d’orienter le choix final vers l’ « aide à la personne ».

L’objectif non avoué de la commission était, en effet, de remettre au gouvernement un rapport conseillant (la notion de conseil est très importante) d’adopter une politique d’ « aide à la personne ». En effet, ce « conseil » participait d’une stratégie politique plus globale.

Valéry Giscard d’Estaing voulait encourager l’accès à la propriété des personnes occupant le côté gauche de l’espace social. Ces personnes sont celles qui possèdent plus de capital culturel que de capital économique (instituteurs, enseignants, petits et moyens fonctionnaires…).

L’objectif politique était de les lier à l’ordre établi, à travers le lien de la propriété.

Pierre Bourdieu souligne que c’est réaliser un changement considérable que d’associer ce côté gauche de l’espace social à l’ordre établi.

« Répartition en Points » ou… Rien

De la même façon, l’agenda des travaux du Haut-Commissariat sur les retraites incluait des consultations d’organisations syndicales, des débats et des ateliers citoyens… L’objectif affiché était d’élaborer un système de retraite universel (on verra que le terme universel est important). Mais d’entrée de jeu, seul le système par répartition en points constitue le élément central des discussions (voir les petites vidéos sur le site www.reforme-retraite.gouv.fr).

C’est donc en toute logique que les « préconisations » remises par le Haut-Commissaire au Premier Ministre (juillet 2019) sous la forme d’un rapport concernent la mise en place d’un tel système de financement.

Ces préconisations sont en adéquation avec les orientations politiques fondamentales du gouvernement : d’une part une politique budgétaire menée dans le strict respect des consignes du Pacte budgétaire de l’Union européenne ; d’autre part une politique économique orientée vers le soutien aux entreprises et à la finance.

Analyses Retraites, INSEE [Télécharger le PDF]Concrètement, le passage vers un système en points permettra au gouvernement de plafonner les dépenses consacrées aux retraites à 14 % du PIB, c’est-à-dire à leur niveau actuel, alors que la part des personnes âgées de plus de 64 ans va passer de 20 à 26 % d’ici 2040.

Par ailleurs, du fait de la diminution générale des pensions, induite entre autre par ce plafonnement, les ménages seront incités à orienter leur épargne vers des produits financiers (fonds de pension). De manière plus générale, l’organisation de ce transfert d’épargne constitue l’un des objectifs explicites de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises), promulguée le 22 mai 2019.

Intérêts Privés contre Intérêts Publics

Nous pouvons maintenant revenir à notre question initiale. Le monde social est un lieu de lutte entre des agents porteurs de points de vue différents sur la manière de l’organiser. Comment quelques individus réussissent à imposer leurs projets et à commander l’organisation de la société?

Pierre Bourdieu, Sur l’État (cours au Collège de France), Point-SeuilLes  actes d’État , comme les Hauts-Commissariats, les commissions, les délégations, les missions officielles, les projets de lois jouent un rôle important dans ce processus. Ils permettent de convaincre qu’un point de vue particulier est le bon point de vue et que sa valeur est universelle.

Mais pour ce faire, une commission ou une délégation doivent apparaître comme étant au-dessus des intérêts particuliers. Toute la société est censée s’y reconnaître. Elles doivent donc donner l’apparence du respect de l’intérêt public et de la vérité universelle, sur lesquels tout le monde s’accorde en dernière analyse.

La recherche apparente de l’intérêt collectif doit entrer en résonance avec les représentations de l’État « démocratique » ou de l’institution « républicaine », telles que les individus les ont intériorisées (et telles que nous les évoquons au début de cet article).

Pour qu’une telle adéquation ait lieu, il faut que les agents qui produisent l’acte d’État (hommes politiques, personnes mandatées, représentants officiels…) fassent des professions de foi désintéressées.

La personne officielle qui transgresse la valeur de désintéressement particulier trahit le contrat de l’officiel qui est censé être celui de l’intérêt public. C’est pourquoi la révélation d’intérêts privés provoque le scandale.

La transgression crée un désajustement entre la réalité objective des pratiques et les dispositions intériorisées par les individus, sur la nature et le rôle de l’« État ». Le transgresseur échoue donc à mobiliser ces dispositions pour faire passer son point de vue particulier pour le point de vue universel. Il doit alors user d’autres stratégies pour imposer son projet, comme par exemple recourir à la force.

© Gilles Sarter

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Le Bureaucrate et sa Responsabilité Morale

Le Bureaucrate et sa Responsabilité Morale

La question de la responsabilité morale des bureaucrates est récurrente dans nos sociétés où la bureaucratie est devenue un mode d’organisation prédominant. Max Weber et Hannah Arendt ont tenté de fournir des éléments de réponse d’ordres sociologiques et philosophiques.

L’Homme-de-l’ordre

La bureaucratie est une manière d’organiser les activités sociales. Dans notre société, sa généralisation s’étend aux entreprises du secteur privé comme aux administrations publiques, aux associations, partis politiques, syndicats, églises, armées…

Max Weber est l’un des premiers sociologues à s’être intéressé à la manière dont ce type d’organisation oriente les comportements humains.

A lire, un article sur l’analyse de la bureaucratie, par Max WeberPremièrement, l’action du bureaucrate se conforme aux ordres de ses supérieurs et aux injonctions légales de sa fonction. Respect de la hiérarchie et discipline caractérisent son mode d’agir. Deuxièmement, ses tâches sont spécialisées et procédurales. Spécialisation et formalisme conduisent à la routinisation de son travail. Troisièmement, le bureaucrate doit exécuter ses obligations de manière impersonnelle et égale pour tout le monde. Dans l’exercice de ses fonctions, on ne lui demande pas de faire preuve d’empathie, de sympathie ou d’antipathie. Il doit plutôt agir « sans considération de personne ».

A partir de ces différents cadres pour l’action, Max Weber élabore un idéaltype du bureaucrate. Un idéaltype n’est pas la description d’un modèle ou d’un représentant typique d’une catégorie de population. Il s’agit plutôt d’une construction réalisée à partir d’idées et d’hypothèses. L’idéaltype est construit pour être confronté à l’observation de phénomènes réels.

Max Weber appelle « Homme-de-l’ordre » (Ordnungmensch) l’idéaltype du bureaucrate. Il se caractérise par un ajustement à l’ordre si avancé que sa disparition le rendrait nerveux, voire peureux.

Découvrez la notion de raison mutilée, dans la pensée de T.W. AdornoLa chosification de son intelligence ou sa « rationalité mutilée » (T.W. Adorno) résultent de l’application systématique de règles, de rapports d’autorité, de la spécialisation et de l’absence d’empathie.

Le bureaucrate et sa responsabilité

En tant qu’idéaltype l’ « Homme-de-l’ordre » n’est pas réel. C’est une idée. Néanmoins, les idées agissent sur la réalité. Et celle-ci finit par susciter un problème d’ordre moral. En se banalisant et en se généralisant, elle alimente une réticence à juger les actions réelles des bureaucrates (je ne dis pas que Max Weber est responsable de cette orientation).

En les considérant comme n’étant pas des agents libres, on finit par douter que les bureaucrates soient responsables ou qu’ils puissent répondre de leurs actes.

Hannah Arendt souligne que cette peur d’émettre un jugement, de donner des noms et d’imputer une faute se manifeste spécialement à l’encontre des gens qui sont au pouvoir ou qui occupent des positions sociales dominantes.

Dans Responsabilité et Jugement, la philosophe évoque trois arguments qui entretiennent la déresponsabilisation du bureaucrate : celui d’être un rouage dans une mécanique plus large, l’argument du moindre mal et celui de l’obéissance.

Le bureaucrate comme rouage

La description des structures bureaucratiques, de leur fonctionnement, des chaînes de commandement conduit à parler des personnes employées en termes de rouages qui font tourner les organisations.

Chaque rouage, c’est-à-dire chaque agent peut être remplacé sans remettre en question l’organisation générale de l’entreprise ou de l’administration concernée.

De ce point de vue, l’excuse typique « si je ne l’avais pas fait, quelqu’un d’autre l’aurait fait» renferme une vérité. Hannah Arendt ajoute même, qu’en raison des modalités de l’organisation bureaucratique, il est fort courant que le nombre de décideurs effectifs soit fort restreint. D’un point de vue politique, on doit parfois admettre qu’une seule personne est pleinement responsable. Toutes les autres de haut en bas devenant des rouages, qu’elles en soient conscientes ou pas.

Le retour à l’être-humain

Pour autant cela signifie-t-il que les exécutants ne peuvent être tenus pour responsables de leurs actes ? Les procès d’après-guerre fournissent une réponse négative à cette question. Or même si les problèmes juridiques et moraux ne sont pas identiques, ils possèdent malgré tout une affinité qui réside dans le pouvoir de juger.

Par exemple, à l’excuse formulée par Eichmann « ce n’est pas moi qui ait fait ça, c’est le système dont j’étais un rouage », les juges ont posé immédiatement la question suivante : « Et pourquoi s’il vous plaît, êtes-vous devenu un rouage dans ces circonstances ? »

La procédure judiciaire ramène donc le fonctionnaire (le « rouage ») à sa qualité première d’être humain.

C’est bien en raison de cette qualité qu’on lui fait un procès. Si un accusé veut atténuer ou déplacer ses responsabilités, il doit donner les noms des autres personnes impliquées.

D’un point de vue juridique, les responsabilités ne peuvent jamais être considérées comme des incarnations de la bureaucratie ou de tout autre forme d’organisation sociale. La justice, contrairement à la sociologie ou à la science politique ne juge pas de la valeur d’un système. Et si elle prend en compte ce dernier, c’est uniquement sous la forme de circonstances atténuantes mais pas comme excuse.

Le moindre mal

Le « moindre mal » est un argument qui est souvent évoqué pour justifier des actes ou des décisions qui sont en contradiction avec nos valeurs ou nos principes moraux.

Envisageons par exemple l’emploi des lanceurs de balles de défense (LBD). Leur utilisation a été autorisée pour l’auto-défense des policiers et présentée comme un moindre mal par rapport à l’usage des armes à feu. Mais, ils sont maintenant utilisés de manière offensive et pour inspirer la terreur. Au final, même si les blessures et les mutilations qu’ils occasionnent sont qualifiées de blessures de guerre par les spécialistes, leur usage ne provoque pas l’intensité d’indignation que soulèverait dans la même situation l’usage d’armes à feu.

L’argument du moindre mal est défendable dans les situations où nous sommes confrontés à deux maux. Le devoir moral nous impose d’opter pour le moindre.

En revanche, ce que montre l’exemple des LBD, c’est que d’un point de vue sociologique ou politique, l’argument du moindre mal est très faible. Et que comme l’écrit H. Arendt, le choix du moindre mal occulte généralement le choix du mal tout court.

En raison de son pouvoir d’occultation, l’argument du moindre mal joue un rôle primordial dans le fonctionnement des bureaucraties. L’acceptation du moindre mal est un instrument puissant. Il sert tout simplement à conditionner les bureaucrates et la population en général à accepter le mal.

H. Arendt rappelle que l’extermination des juifs a été précédée par un enchaînement progressif de mesures anti-juives. Chacune d’entre-elles a été acceptée au motif que refuser de coopérer aurait empiré les choses, jusqu’à ce que finalement rien de pire n’aurait pu arriver. Au moment de rendre des comptes, il s’est avéré que peu de gens étaient pleinement d’accord avec les pires atrocités du régime. Et malgré tout, un grand nombre de gens ont participé à leur réalisation. L’argument du moindre mal a tenu une place centrale dans leur tentative de justification morale.

La pensée et l’expérience

De l’observation de la société allemande sous le régime nazi, H. Arendt conclut qu’il est plus aisé de convaincre les gens d’accepter ou même de commettre des atrocités plutôt que de les amener à tirer des leçons de leur expérience de la réalité.

Les gens sont finalement peu enclins à admettre les expériences très concrètes qui contredisent les catégories de pensée qui sont profondément ancrées dans leur esprit.

Par exemple, beaucoup de gens pensent qu’il n’y a pas de sens à parler de répression politique en France. Cette opinion est sous-tendue par la représentation solidement ancrée de la France comme État de droit pleinement démocratique. C’est oublier qu’en la matière ce sont avant tout les faits qui comptent : criminalisation des représentants syndicaux et des manifestants ; utilisation d’armes qui tuent, blessent, mutilent à l’encontre des manifestants ; lois sur le renseignement, sur l’interdiction de manifester, sur la pénalisation des lanceurs d’alerte…

Notons que cette imperméabilité de la pensée aux informations contradictoires correspond sur un autre plan aux qualités procédurales et formalistes de l’action bureaucratique. Typiquement, le bureaucrate dispose d’un ensemble de règles qu’il doit appliquer à chaque nouveau cas particulier qu’il a à traiter. C’est ainsi qu’il préjuge de chaque nouvelle situation, sur la base de ce qu’il a acquis par avance.

L’obéissance

Qu’en est-il de ceux qui pensent simplement qu’il est de leur devoir d’obéir à ce qu’on leur demande? Leur raisonnement est différent de celui des simples participants. Dans les systèmes bureaucratiques, l’obéissance est valorisée comme vertu de premier ordre.

Cette valorisation de l’obéissance découle de l’argument selon lequel aucune structure ou communauté organisée ne pourrait survivre à une liberté de conscience effrénée.

H. Arendt fait remonter cette erreur à la veille conception (Platon, Aristote…) qui veut que les corps politiques soient constitués de gouvernants et de gouvernés. Les premiers donnant des ordres aux seconds qui y obéissent. Cette vision supplanterait une conception antérieure qui concerne les relations entre individus, dans le domaine de l’action concertée.

Les actions accomplies par plusieurs personnes peuvent être divisées en deux temps. Le commencement est initié par un « chef » qui n’est autre que le premier parmi ses pairs. La réalisation proprement dite est menée à bien sous forme d’une entreprise commune lorsque beaucoup de gens se joignent au « chef ». Dans cette configuration, les individus qui semblent obéir ne font que soutenir leur « chef » dans son entreprise. Sans cette participation, celui-ci devient impuissant.

A lire, Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politiqueIl y a ici une forme d’égalité qui est, par exemple, présente chez les Guarani. Les travaux de l’ethnologue Pierre Clastres ont contribué à la rendre célèbre.

Même dans une organisation bureaucratique hiérarchisée, il est plus sensé, selon H. Arendt, de considérer l’action des bureaucrates en termes de soutien à une entreprise commune, plutôt qu’en termes d’obéissance aux supérieurs.

Le recours à la notion d’obéissance est infantilisante. Seuls les enfants obéissent. Les adultes eux soutiennent ne serait-ce que par leur consentement (consentir n’est pas obéir), l’autorité, les lois ou les organisations auxquelles ils prétendent obéir.

La fierté de l’être humain

Notre pensée morale gagnerait beaucoup, d’après la philosophe, à substituer « soutien » à « obéissance ». La question que l’on poserait à propos d’une mauvaise action ne serait jamais « pourquoi avez-vous obéi ? » mais « pourquoi avez-vous apporté votre soutien ? ».

Le refus d’accorder son soutien constitue l’un des principaux moyens de lutte de la résistance non-violente. H. Arendt nous invite à imaginer combien il peut être efficace de simplement refuser de donner son soutien à une forme d’organisation ou d’action collective.

Revenir à la qualité d’être humain, s’engager dans un dialogue silencieux de soi à soi-même, refuser d’accorder son soutien sont autant de moyens de désamorcer les faux arguments du « rouage », du « moindre mal » et de l’obéissance.

H. Arendt nous engage à accorder toute notre attention à ces matières. Afin nous dit-elle de retrouver cette confiance en nous et cette fierté que l’on appelle aussi dignité ou honneur de l’être humain.

© Gilles Sarter

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Magie Sociale : Jojo et les Imposteurs

Magie Sociale : Jojo et les Imposteurs

Certains agents sociaux peuvent tenir des discours d’autorité, d’autres non. La magie sociale, c’est l’opération collective qui (comme par magie) transforme un imposteur illégitime – quelqu’un qui tente de s’imposer à la reconnaissance des autres – en imposteur légitime dont l’autorité est reconnue par tous.

Récemment E. Macron s’est entretenu avec des journalistes. Le journal Le Point a donné un compte rendu de cet entretien. Nous y avons relevé ce passage : « [E. Macron] est convaincu (…) «qu’on est rentré dans une société du débat permanent». Grand consommateur de chaînes infos, il ironise : «Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député!» »

Énoncés informatifs et performatifs

Pierre Bourdieu, Le langage autorisé: les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel, ARSS, novembre 1975

Les propos rapportés créent une confusion dans les idées. Ce qui est d’abord signifié, c’est qu’il y aurait, dans notre société, une tendance à vouloir débattre de tout. Mais, au sein de ce « débat permanent », toutes les voix ou tous les participants ne se vaudraient pas. Comme cette deuxième proposition est trop brutale et même carrément irrecevable, elle est exprimée sous-couvert d’une évidence qui veut dire autre chose : tous les individus n’ont pas le statut de ministre ou de député.

Essayons de comprendre où se situe la confusion. Il faut pour cela distinguer entre deux types d’énoncés.

Les énoncés informatifs ont pour fonction de transmettre des informations factuelles ou des opinions. Les énoncés performatifs ont pour fonction d’exécuter une action. On dit quelque chose et cela est.

Quand un président et un premier ministre disent : « Nous privatisons la gestion des barrages hydroélectriques français ». La parole est performative (depuis le 7 février 2018).

Quand un individu (mettons qu’il soit vêtu d’un gilet jaune) déclare : « Les barrages français génèrent un excédent brut de 2,5 milliards d’euros par an. Ils sont au cœur d’enjeux hydrauliques, énergétiques, environnementaux très importants pour la population française. Il serait donc préférable que leur gestion demeure publique ». La parole est de l’ordre de l’information et de l’opinion.

Débat et valeur de la parole

Ce qui rend une parole performative, c’est ce que E. Macron appelle le « statut » de celui qui parle. Dans le contexte de nos sociétés, les locuteurs qui se font obéir sont ceux que l’institution étatique reconnaît officiellement comme légitimes.

Policiers, juges, maires sont habilités à tenir des discours d’autorité. Sur ce plan, la parole d’un Gilet Jaune ne vaut pas celle d’un ministre.

Cependant, un débat n’est pas le lieu d’expression de paroles d’autorité. Un débat est un échange d’idées et d’opinions, dans lequel on ne s’intéresse pas au « statut » de celui qui parle mais à ce qu’il dit. C’est ainsi, nous apprend-on, que Socrate s’arrêtait dans la rue pour débattre avec des artisans, des poissonnières, des courtisanes…

Le débat suppose des interlocuteurs qui reconnaissent mutuellement leurs aptitudes à la vérité et à la raison.

Par ses propos, E. Macron tente de disqualifier l’aptitude à débattre des Gilets Jaunes. Les grandes questions économiques, sociales, politiques ce n’est pas pour eux, mais pour les représentants légitimés par L’État.

Cette réaffirmation de la confiscation de la parole des gens « ordinaires » intervient alors que ces derniers s’insurgent contre le monologue des représentants et de leurs « experts » (« Arrêtez de nous expliquer, on a compris! » lit-on sur une pancarte) et qu’ils cassent la magie sociale qui sous-tend l’autorité de ces derniers.

Magie sociale et autorité

Nous avons dit que, dans des contextes bien précis, les paroles d’un ministre ou d’un président possèdent une qualité performative. D’où leur vient cette dernière ? D’une délégation.

Le pouvoir des mots tient dans le fait que ceux qui subissent ce pouvoir reconnaissent l’autorité de celui qui parle. Et en se soumettant à cette autorité, ils oublient que c’est justement leur acte de soumission qui fonde cette dernière.

C’est à partir de l’étude du phénomène de la sorcellerie que H. Hubert et M. Mauss sont amenés à détailler ce mécanisme social. Dans les sociétés où ils existent, les sorciers sont initiés par des groupes restreints. Ces petits groupes peuvent fabriquer des sorciers parce que les communautés leurs délèguent ce pouvoir.

H. Hubert et M. Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, 1903 Les magiciens n’agissent donc pas en individus motivés par des intérêts personnels et dotés de moyens qui leurs sont propres. Au contraire, ils sont investis et engagés à croire en leur sorcellerie, par la communauté.

Les croyances des sorciers et celles des membres de la communauté ne sont pas différentes. Elles se reflètent l’une et l’autre. Le sorcier croit en l’efficacité de sa magie parce que le public y croit. Et le public y croit en raison du sérieux affiché par le magicien.

Les sorciers et tous les membres de la communauté se font accroire à eux-mêmes le pouvoir des premiers. C’est pourquoi même les actes de sorcellerie infructueux ne laissent pas de place au doute.

La magie sociale c’est ce phénomène de croyance généralisée qui génère une forme d’autorité.

Cette magie sociale opère aussi au sein de nos sociétés. Nous déléguons à des groupes restreints (partis politiques, ENA…) le pouvoir de fabriquer des représentants et des magistrats. Ces derniers, nous les investissons et nous les engageons à croire à leur autorité. Ils se font accroire entre-eux, ils nous font accroire et nous nous faisons accroire entre-nous à leur autorité.

Imposteurs illégitimes ou autorisés

Imaginons qu’un individu soit seul à prétendre qu’il est détenteur de l’autorité. S’il veut soutenir seul cette prétention, on le tiendra pour un imposteur. C’est-à-dire pour quelqu’un qui cherche à abuser les gens en leur faisant accroire qu’il possède une autorité, que personne ne lui reconnaît.

Mais s’il existe une croyance collective en l’autorité de cet individu ; si cette croyance s’impose à toute la collectivité, alors elle devient une vérité qui engendre sa propre vérification. C’est ça la magie sociale. L’autorité de l’individu repose sur le fait que tout le monde y croit.

L’imposteur légitime ne possède pas plus l’autorité que l’imposteur illégitime. On la lui prête seulement. Mais, grâce à la complicité des autres, il réussit à se faire accroire et à leur faire accroire qu’il la possède.

La magie sociale fonctionne parce que le transfert d’autorité est caché et transfiguré. Les gens oublient qu’ils l’ont déléguée à l’imposteur. L’autorité du représentant politique ou du sorcier apparaît alors comme une propriété, une qualité ou un don de sa personne.

A l’inverse, quand la magie sociale n’opère plus les délégués perdent leur capital symbolique ou leur charisme. Ils sont contraints de revendiquer l’autorité de manière explicite, parfois en recourant à la violence physique ou symbolique (qui va de la marque de mépris à l’insulte).

Pour en savoir plus sur la notion de capital symbolique

Mais en employant ces moyens, ils s’exposent à la réciprocité et contribuent à hâter l’effritement de la magie sociale. Au stade ultime quand la croyance collective est complètement effondrée, les imposteurs autorisés se transforment en imposteurs illégitimes.

© Gilles Sarter

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Immigration et Sociologie de l’État

Immigration et Sociologie de l’État

Un bateau qui erre en mer avec 140 êtres humains à son bord parce que les États riverains ne l'autorisent pas à accoster. Des gens enfermés dans des camps construits par l’État. Les habitants d'un village, gazés par les forces de l’État, pour avoir accordé l'hospitalité à quatre hommes et pour s'être opposés à leur expulsion. Des hommes et des femmes condamnés à des amendes et à de la prison avec sursis pour les mêmes motifs...

L'immigration, selon Abdelmalek Sayad, est sans doute l'une des meilleures introductions à la sociologie de l’État. Pourquoi ? Parce qu'elle soulève des questions qui permettent de mettre au jour les fondements et les mécanismes de fonctionnement de ce dernier.

La fonction de définition

La fonction de définition qu'exerce l’État est celle qui se présente avec un maximum d'évidence lorsqu'on aborde les questions de migration. L’État délimite, partage, sépare. Il décrète une rupture. Il introduit une discontinuité dans la continuité de l'humanité.

Parmi les êtres humains, ne sont "nationaux" que ceux que l’État reconnaît comme tels.

Abdelmalek Sayad, 1999, La double absence, Seuil.Les "autres", les étrangers, les immigrés, ne sont reconnus que d'un point de vue "matériel" ou "instrumental". C'est-à-dire uniquement en raison de leur présence physique sur le territoire national.

En soi, cette présence de "non-nationaux" constitue déjà une perturbation de l'ordre étatique qui est fondé sur la séparation. Des gens qui n'ont pas à être là sont là malgré tout.

Une question intellectuelle

Cette présence perturbatrice des migrants devient franchement subversive quand elle révèle au grand jour les soubassements plus profonds de l'ordre étatique.

En premier lieu, la manière dont la logique étatique traite la question de l'immigration nous renvoie au problème déjà soulevé par Edward W. Saïd, dans son ouvrage L'Orientalisme : L'Orient créé par l'Occident.

Peut-on diviser la réalité humaine et continuer à vivre en assumant humainement les conséquences de cette division ?

Il est vrai que l'humanité semble divisée, en cultures, sociétés, traditions... qui diffèrent entre elles. Mais, nous nous demandons s'il y a moyen d'éviter l'hostilité que peuvent engendrer ces différences.

Bien au contraire, la séparation opérée par l’État entre "nationaux-nous" et "étrangers-eux" met l'accent sur la discrimination entre des êtres humains et d'autres êtres humains. Or l'histoire nous enseigne que cette séparation est généralement sous-tendue par des intentions qui ne sont pas très louables.

L'actualité est elle aussi riche en enseignements.

Lorsque la logique étatique de la division prévaut, il devient difficile de faire passer ne serait-ce qu'une main secourable, par dessus la fracture qu'elle établit.

Si un tel acharnement à réprimer les actes de solidarité, d'hospitalité ou de fraternité nous étonnent ; si nous ne comprenons pas pourquoi ces valeurs humanitaires doivent plier devant la logique discriminatoire du "nous" et "eux", c'est probablement parce que notre conception des fondations de l’État est erronée.

Les 2 sens de l’État

Pierre Bourdieu, Sur l’État: cours au Collège de France (1989-1992), Points-EssaisDans les dictionnaires mais aussi dans nos esprits, deux définitions de l’État sont juxtaposées. Premièrement nous pensons à "l’État français" comme faisant référence au gouvernement et à l'ensemble des services ou administrations publiques .

Une seconde conception fait référence à l'État-nation (la France). L’État devient alors une sorte de personne morale qui représente une société organisée et qui entretient des relations avec d'autres entités du même ordre, au niveau international.

Pierre Bourdieu suggère qu'il existe une vision largement partagée (une sorte de philosophie politique), selon laquelle la société organisée existerait en premier. Cette société se doterait d'un gouvernement, d'une administration publique auxquels elle déléguerait le pouvoir d'organiser la vie collective.

De ce point de vue, l’État-nation conçu en tant que population organisée pré-existerait à l’État, au sens de gouvernement ou de bureaucratie. La France, en somme, pré-existerait à L’État français qu'elle mandaterait pour la représenter et la conduire.

Cette vision démocratique est complètement fausse.

L'histoire montre au contraire que c'est l’État au sens de gouvernement ou d'administration qui construit l’État-nation. La réalité est que des agents sociaux (rois, hommes politiques, juristes, militaires, fonctionnaires...) ont joué et continuent à jouer un rôle éminent dans sa construction.

Pour Pierre Bourdieu, ce que l'on appelle "État" est constitué d'un ensemble de ressources. Parmi ces dernières, il y a le monopole de l'usage de la violence physique et symbolique.

Ces ressources autorisent ceux qui les détiennent : à dire ce qui est bien pour le monde social dans son ensemble; à donner des ordres qui sont obéis parce qu'ils ont derrière eux la force de l'officiel.

La délégitimation de l’État

En résumé. Des agents sociaux construisent une organisation, appelée État. Cette forme d'organisation les dote de ressources matérielles et symboliques leur permettant de se faire obéir. En même temps, ces agents construisent aussi l’État-nation : c'est-à-dire une population unifiée, parlant la même langue, occupant un territoire délimité par des frontières.

Découvrez nos autres articles de sociologie critiqueDans ce processus de construction, la fonction de division ou de délimitation tient une place déterminante. Son usage devient une force de légitimation. En effet, ceux que l’administration étatique reconnaît comme "nationaux" sont amenés en retour à reconnaître (et même à se reconnaître dans) l'État qui les a reconnus.

Il y a là un double mouvement de reconnaissance qui est indispensable pour l'existence et le fonctionnement de l’État.

On comprend dès lors que les agents qui détiennent les ressources étatiques ne sont pas disposés à abandonner le monopole de la définition et de la division. Ils ne sont pas non plus enclins à admettre que cette fonction soit dépassée par des valeurs humanitaires (hospitalité, fraternité, solidarité, charité...)

Enfants de l’État qui nous a adoubés "nationaux", nous devons penser les "autres" et notre relation aux "autres", comme l’État nous inculque de les penser.

C'est ainsi que l'immigration dérange. Parce qu'elle contraint au dévoilement de la manière dont nous pensons l’État. Elle conduit à une réflexion critique et à la délégitimation de ce qui est légitime, de ce qui semble aller de soi.

© Gilles Sarter


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Bureaucratie : l’analyse de Max Weber

Bureaucratie : l’analyse de Max Weber

La bureaucratie, selon Max Weber, constitue un pilier des sociétés capitalistes modernes. Pour le sociologue, elle correspond à la mise en application d'une forme de domination légale et formellement rationnelle.

La bureaucratie un phénomène récent

Les organisations de grandes tailles, centralisées et hiérarchisées existent depuis des millénaires. Que l'on pense à la construction des pyramides, à l'administration des empires, aux armées ou aux clergés...

Ces organisations connaissaient des corps d'employés permanents, soumis à la spécialisation du travail : scribes, prêtres, percepteurs, officiers, sous-officiers...

Toutefois, ce n'est que très récemment que nos vies ont été totalement enserrées dans des formes d'organisations bureaucratiques.

Caractéristiques de la bureaucratie moderne

Max Weber, Économie et Société.Pour Weber, ces bureaucraties qui pèsent sur nos vies se caractérisent par des modes de fonctionnement formellement rationnels. Hiérarchisation, spécialisation, autonomisation, formalisation et impersonnalité constituent leurs traits distinctifs

Hiérarchisation et discipline : Sur le plan personnel, le bureaucrate est libre. Mais, dans l'exercice de sa mission, il obéit aux devoirs légaux de sa fonction et aux ordres de ses supérieurs hiérarchiques.

Spécialisation : Le bureaucrate est un expert dans sa fonction. L'exécution de son travail repose essentiellement sur la connaissance de règlements ou de normes techniques, administratives ou juridiques.

Autonomisation : Tout un appareil réglementaire décrit et délimite dans le détail les différentes fonctions. Le cadre hiérarchique est aussi établi réglementairement. La hiérarchie et les fonctions sont donc indépendantes des employés. Les postes et les positions ne leurs appartiennent pas et ne leurs sont pas attachés.

La formalisation établit des chaînes hiérarchiques et des standards opératoires qui doivent être respectés dans l'exécution des tâches.

Il en découle une routinisation et une impersonnalité de la bureaucratie. Le bureaucrate remplit ses obligations de manière froide, impassible et de manière égale pour tout le monde.

Bureaucratisation des entreprises capitalistes

C'est une erreur de penser que la bureaucratie est l'apanage des administrations publiques. Bien au contraire le mode de fonctionnement bureaucratique est généralisé dans les entreprises du secteur privé. Et souvent, le transfert des méthodes s'est effectué du secteur privé vers le secteur public.

Le phénomène de bureaucratisation est intimement lié au développement du capitalisme industriel.

L'un des principaux défis des entrepreneurs capitalistes consiste à générer une production continue et prédictible de marchandises. Pour ce faire, il leur est nécessaire de s'attacher une main d’œuvre suffisante, disposée à travailler dur et à faire exactement ce qu'on lui dit de faire.

Charles Perrow, A society of organizationsL'organisation bureaucratique des entreprises permet d'atteindre ces objectifs. La stricte hiérarchisation rend tout à fait clair pour chacun, à qui il doit se reporter pour la prise de directives.

La production industrielle est généralement complexe et nécessite de nombreuses opérations. L'articulation pyramidale de la hiérarchie constitue la seule manière d'en centraliser le contrôle entre les mains du propriétaire.

Il faut aussi que chaque employé remplisse une fonction indépendante de sa personne. On peut ainsi le remplacer facilement en cas de besoin. Pour ce faire, chaque position est formellement décrite et délimitée.

Cette formalisation permet en outre d'établir un salaire pour chaque poste et de payer le moins possible chaque catégorie d'emploi.

La standardisation des procédures et la spécialisation des tâches réduisent le temps de formation et simplifient le travail. Ainsi un maximum de gens peuvent être qualifiés ce qui diminue le pouvoir des employés.

L'importance de l'organisation bureaucratique du travail est telle pour les sociétés industrielles que Charles Perrow estime qu'elle a été adoptée par la totalité des organisations économiques, administratives et caritatives états-uniennes, entre la fin du 19ème et le premier tiers du 20ème siècle.

La réification du Monde

Max Weber ne dénie pas une forme d'efficacité technique de la bureaucratie, notamment pour les besoins de l'administration de masse. Mais, il insiste surtout sur les façonnements qu'elle implique, sur nos esprits et nos comportements.

Pour aller plus loin, lire notre article sur la sociologie de Max WeberEn premier lieu, la bureaucratisation implique une réification du Monde et de ses habitants. Dans Économie et Société, le sociologue suggère que la dépersonnalisation des rapports interindividuels fait fonctionner les organisations bureaucratiques comme des machines bien huilées. Plus elles se déshumanisent, plus elles éliminent les éléments qui échappent au calcul, comme l'empathie ou la sympathie et mieux elles fonctionnent.

Le sociologue ne se pose pas la question de comment améliorer la bureaucratie. Il se demande comment lutter contre la chosification de l'intelligence. Cette réification résulte de l'application de règles, de rapports d'autorité, de la spécialisation et de la stricte délimitation des compétences.

Dans des écrits politiques, Max Weber imagine même une société dans laquelle la bureaucratisation de la vie serait généralisée. Il en résulterait la formation d'hommes-de-l'ordre (Ordnungsmenschen) qui auraient besoin d'ordre et de rien d'autre. Ils y seraient si totalement ajustés qu'ils deviendraient nerveux ou pleutres si l'ordre venait à vaciller pour un instant.

Rien ne nous retient d'évaluer, dans quelle mesure nous sommes personnellement et collectivement proches ou éloignés d'un tel modèle de fonctionnement.

La domination furtive

Au fur et à mesure que la domination de la bureaucratie progresse, les règles impersonnelles et rationnellement calculables supplantent les normes éthiques et les valeurs morales. Par exemple, les idéaux d'égalité, de liberté ou de fraternité sont sapés.

La bureaucratie se pose comme le type le plus pur de la domination rationnelle légale. Elle constitue un moyen de contrôle qui passe presque inaperçu.  Elle condense un pouvoir sans précédent, étant donné qu'il s'applique à des sociétés très complexes.

Ces moyens de contrôle indirects et furtifs sont beaucoup moins coûteux que le contrôle direct. Ce dernier nécessite, en permanence, que des ordres soient donnés et que leur exécution soit contrôlée.

La bureaucratisation les remplace par des règles permanentes et impersonnelles. La socialisation prépare tous les individus au respect de ces règles.

Dans nos sociétés, les individus acquièrent dès le plus jeune âge des dispositions qui favorisent l'application d'un pouvoir bureaucratique.

Les propriétaires d'entreprises et les personnages d’État, gouvernants et administrateurs tirent bénéfice de ces pré-dispositions : ponctualité, obéissance, respect et patience à l'égard de la hiérarchie et des inégalités...

Le recours à la violence aussi

L'anthropologue David Graeber mitige cette analyse. Pour lui, les structures bureaucratiques fonctionnent bien à l'ordinaire, sur des moyens formellement pacifiques. Toutefois, elles ne peuvent être instituées et maintenues que par la menace de la violence.

David Graeber, Bureaucratie: l'utopie des règles.Dans le cadre de notre régime de droit de propriété, garanti par l’État, les organisations bureaucratiques sont protégées en dernier ressort par la menace de la force. Le terme "force" étant un euphémisme pour désigner la violence qui a lieu "lorsqu'une personne abat sa matraque sur le crâne d'une autre".

Dans les sociétés démocratiques contemporaines, l'usage légitime de la violence est en principe confié aux forces de l'ordre (police, gendarmerie...). L'histoire nous montre cependant que ce principe est souvent contredit. Dans de nombreuses situations, le recours à des milices, groupuscules politiques ou sociétés de prestations de service est toléré.

Quoiqu'il en soit, des générations de sociologues ont montré que l'essentiel du travail de la police porte sur l'application de la menace de la force, pour résoudre des problèmes administratifs. Graeber ajoute que si vous n'en êtes pas convaincus, vous pouvez refuser de payer vos impôts et observer ce qu'il adviendra.

Finalement, ce que tente de démontrer l'anthropologue c'est que si nombre de procédures bureaucratiques nous paraissent stupides ou violentes, ce n'est pas parce que la bureaucratie est intrinsèquement stupide.

Mais c'est plutôt que les systèmes bureaucratiques ont été établis pour gérer des formes d'organisation sociale – celles qui prévalent dans nos sociétés - qui sont structurellement inégalitaires et violentes.

Gilles Sarter


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