sociologie de l’état

Régime de savoir-pouvoir des sociétés disciplinaires

Régime de savoir-pouvoir des sociétés disciplinaires

Dans "Surveiller et punir", Michel Foucault s'intéresse aux mécanismes de pouvoir, dans le cadre des sociétés disciplinaires. C'est ainsi que le philosophe dénomme les sociétés qui apparaissent en Europe occidentale, au tournant des 18-19èmes siècles et connaissent leur apogée au 20ème.

A travers le cas exemplaire des systèmes judiciaire et pénal, il met au jour les formes concrètes - notamment l'examen et les disciplines - que le pouvoir utilise pour imposer sa vérité et orienter les conduites des sujets.

Un supplice et un emploi du temps

1757 Damiens est condamné pour régicide. Après avoir fait amende honorable devant l’Église de Paris, il est mené à la place de Grève. Les supplices qu'on lui fait subir durent plusieurs heures.

En premier lieu, la main qui a tenu l'arme est brûlée au soufre. Puis le condamné est tenaillé aux mamelles, aux bras et au gras des cuisses. Le bourreau en arrache de larges pièces de chair. Sur les plaies, il déverse de l'huile bouillante, de la résine de poix brûlante et du plomb fondu.

Ensuite, c'est l'écartèlement qui s'éternise. Les chevaux attelés aux bras et aux jambes ne parviennent pas à rompre les membres du supplicié. Après trois tentatives, les bourreaux sont autorisés à faciliter le travail des animaux en incisant les jointures au couteau. Les quatre parties arrachées, le tronc du condamné est finalement jeté sur un brasier de paille et de bois.

1838 Faucher rédige un règlement pour la Maison des jeunes détenus à Paris. Douze articles décrivent, dans le détail, le programme quotidien des prisonniers. Ils précisent la nature des tâches à accomplir (prière, travail à l'atelier, toilette, étude, prise des repas...). Et ils règlent le rythme de leur exécution : "Au premier roulement de tambour (...) se lever et s'habiller (…) au second roulement (…) faire le lit (…) au troisième, se ranger par ordre (…). Il y a cinq minutes d'intervalle entre chaque roulement..."

Les activités obligatoires et collectives s'enchaînent tout au long de la journée. Le temps est rigoureusement compté et rempli du lever au coucher. Les détenus ne bénéficient pour tout répit que de trois "récréations" d'un quart d'heure chacune.

Un changement de style pénal

Moins d'un siècle (1757-1838) sépare le supplice de Damiens et l'emploi du temps de la Maison des détenus. Certes, l'écartèlement et l'emprisonnement ne sanctionnent pas les mêmes crimes. Mais les deux peines caractérisent deux styles pénaux différents. L'époque qui court de la fin du 18ème à la première moitié du 19ème siècle connaît un glissement de l'un à l'autre.

La modification majeure concerne la disparition progressive des supplices corporels et de leur mise en spectacle : bastonnade, fouet, pilori, amputation, supplice de la roue, écartèlement...

Les punitions deviennent moins immédiatement physiques.

Bien sûr, la prison ou le bagne perdurent. Les travaux forcés ne sont abolis qu'en 1960, en France. A proprement parler, il s'agit bien de châtiments physiques. Mais à la différence des supplices, ils n'ont pas pour objectif premier de porter atteinte à l'intégrité corporelle.

Il s'agit plutôt de priver les individus de leur liberté et de les faire travailler, en les soumettant à une stricte discipline.

L'emploi du temps de Faucher témoigne de cette nouvelle manière d'envisager le châtiment.

La peine de mort, elle aussi demeure, jusqu'en 1981, en France. Mais, avec l'usage de la guillotine, la mise à mort doit se réduire à un bref instant. L'exécution ôte la vie rapidement. Le condamné n'est pas victime, comme l'a été Damiens, d'un acharnement, destiné à prolonger ses douleurs corporelles.

Si la peine ne vise plus directement le corps, que cible-t-elle ? Michel Foucault trouve une réponse définitive, dans "De la législation" de l'abbé Mably (1709-1785). Le frère de Condillac écrit : "Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l'âme plutôt que le corps."

La peine vise donc dorénavant à transformer l'esprit, les dispositions, la volonté du condamné. Elle a pour fonction de le rendre désireux de vivre en société, dans le respect de la loi.

Enquête et examen

Le Moyen-Age, à partir du 12ème siècle, avait élaboré la procédure de l'enquête. Dans cette perspective, juger se comprenait comme établir la vérité d'un crime, déterminer son auteur et appliquer une sanction légale.

L'enquête impliquait la qualification de l'infraction (tentative de régicide), l'identification du responsable (Damiens) et la connaissance de la loi (le régicide est punissable de l'amende honorable de l'écartèlement).

La réforme judiciaire, au tournant des 18 et 19ème siècles, introduit le recours à une nouvelle forme de savoir : l'examen.

Les juges s'intéressent maintenant à l'individu et au processus causal qui sont à l'origine du crime. D'où vient le criminel ? Quels sont ses antécédents sociaux, familiaux, héréditaires ? Comment en est-il arrivé à passer à l'acte? A-t-il agit par calcul froid et déterminé ou sous l'empire, d'une pulsion, d'une passion ou d'un délire ? ...

L'enjeu de ces différentes questions n'est pas seulement d'expliquer le crime, d'en établir les responsabilités ou les éventuelles circonstances atténuantes.

Ce qui est en jeu, avant tout, c'est la détermination de la source du crime, dans le criminel. Où est dans le sujet l'origine du crime ? Qu'est-ce qui le pousse au crime ? Est-il susceptible de récidiver ? Quelle mesure faut-il prendre pour le corriger ?...

Une fois encore, c'est l' "âme" ou l'esprit du prévenu, qui sont convoqués. Or si on les fait venir, c'est pour les soumettre à une appréciation de normalité.

C'est dans ce contexte que la sentence du tribunal devient davantage qu'une simple sanction. Elle ne pose plus uniquement un châtiment qui doit expier la faute et stopper la vengeance.

La peine véhicule aussi une volonté de guérison. Le jugement porte une prescription technique qui vise à normaliser le condamné.

Un nouveau régime de savoir-pouvoir

Dans le cadre de la procédure judiciaire, l'examen envisage le criminel, comme un sujet susceptible d'investigations.

Des experts (psychiatres, criminologues, médecins...) interviennent pour formuler des appréciations, des diagnostiques, des pronostiques qui portent sur le prévenu.

Cette caution "scientifique" permet de renforcer la justification de l'emprise sur les prévenus.

Les traditions de langage et de pensée décrivent souvent l'action du pouvoir en termes négatifs : châtier, punir, réprimer, refouler, censurer...

Découvrez nos autres articles sur la critique sociale.En fait, le nouveau régime de savoir-pouvoir fait plus que cela. Il produit du réel: il définit la vérité et la norme; il évalue par la pratique de l'examen et il oriente par les disciplines.

Cet entrelacement qui se tisse, entre "science" (en particulier les sciences humaines) et pouvoir n'est pas spécifique au système judiciaire. Michel Foucault le voit à l’œuvre dans l'ensemble des institutions qui font la société disciplinaire.

Partout, au sein des écoles, des hôpitaux, des prisons, des casernes, des asiles ou des usines, sous couvert de l'examen et par l'application de disciplines, il dit aux sujets ce qu'ils sont, seront et doivent être.

Gilles Sarter

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Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les rites d'institutions ou rites de passage possèdent une fonction importante dans l'organisation des sociétés traditionnelles et modernes.

Les analyses qu'en donnent Pierre Clastres et Pierre Bourdieu peuvent paraître différentes, à première vue.  Mais finalement, elles convergent vers l'idée que ces rituels ont pour objectif de déposer la loi sociale au sein des corps et des esprits.

Les rites d'institutions chez les amérindiens

Le livre de Pierre Clastres, La société contre l’État est devenu un classique de l'anthropologie politique. Un chapitre y traite des rites de passage.

P. Clastres, "De la torture dans les sociétés primitives", L'Homme, XIII (3), 1973.Dans les sociétés amérindiennes traditionnelles, les jeunes hommes qui vont devenir des guerriers de plein droit sont soumis à rude épreuve.

Presque toujours les rituels de passage virent à la torture.

Les chairs sont déchirées, lacérées, percées, écorchées... Les techniques et les ustensiles employés sont conçus pour maximiser les douleurs. Souvent les sévices infligés ne cessent qu'avec l'évanouissement de celui qui les subit.

Tout au long de ces épreuves, les victimes doivent afficher l'impassibilité la plus tranquille. Aussi, une interprétation commune veut que ces supplices aient pour objectif de démontrer la valeur morale des futurs guerriers.

Sans récuser complètement cette analyse, Pierre Clastres propose cependant de ne point s'y limiter. Et il engage sa propre interprétation un peu plus loin.

Marquer l'appartenance à la communauté

L'anthropologue s'interroge notamment sur la nécessité de porter atteinte à l'intégrité physique des postulants. Après tout, il existe d'autres façons de démontrer sa valeur ou sa bravoure que d'endurer la torture.

Dès lors, l'objectif qui sous-tendrait l'usage des supplices pourrait bien-être le marquage des corps.

Les rites de passage seraient conçus de manière à laisser des traces ineffaçables. Et, les cicatrices sur les corps tiendraient lieu de mémoire.

Mais de quoi s'agit-il de se souvenir ? De manière indiscutable, les marques témoignent de l'appartenance à la communauté. Ainsi, l'anthropologue rapporte une scène à laquelle il lui fut donné d'assister.

Lors d'un séjour, chez des Guayaki, un groupe dévêtit complètement une jeune Paraguayenne, pour s'assurer de sa "nationalité". Des tatouages découverts sur sa peau attestèrent que les Blancs l'avaient kidnappée durant son enfance.

Cependant, la même question surgit une fois encore. Pourquoi la torture ? Pourquoi recourir à des méthodes particulièrement cruelles? Des techniques de scarification ou de tatouages moins douloureuses sont tout aussi efficaces, pour générer des marques ineffaçables.

secession site consacré à la sociologie et la critique sociale de bourdieu

 

Le message politique du rituel

La réponse de Pierre Clastres à cette question est particulièrement intéressante.

Le rituel recourt à la torture parce qu'il délivre un message politique : chaque prétendant guerrier est semblable à tous les autres. Aucun ne vaut moins que les autres et inversement aucun n'est plus que les autres.

L'égalité entre les individus est scellée par le fait que tous ont enduré la souffrance sans gémir, jusqu'au point de rupture de l'évanouissement. Ainsi, nul ne peut prétendre à une supériorité dans la valeur.

Les traces corporelles seront là pour témoigner à vie, de la valeur égale de tous ceux qui ont surmonté l'épreuve.

Dans le contexte de communautés sans écriture, le corps devient support de la loi. Et la loi ici est loi d'égalité. En effet, ces sociétés ignorent le pouvoir d'un seul sur tous les autres. Si l'institution de la chefferie y existe, elle est, dans les faits, dénuée de tout pouvoir politique et de tout moyen de coercition.

Consacrer la distinction

Pierre Bourdieu analyse les rites de passage, en adoptant une perspective qui peut paraître diamétralement opposée à celle qui précède.

Le sociologue postule, en effet, que ces rituels ont pour fonction première de créer, non pas de l'égalité, mais de la différence entre les gens.

L'objectif qui les sous-tend serait avant tout de légitimer ou de consacrer une séparation : pas entre ceux qui ont subi les épreuves et ceux qui ne les ont pas encore surmontées ; mais bien plutôt entre ceux qui vont les subir et ceux qui ne les subiront jamais.

Par exemple, la circoncision aurait pour but de marquer la distinction entre hommes et femmes, plus qu'entre les garçons circoncis et non-circoncis.

C'est l'idée centrale de Pierre Bourdieu. Ce que l'on appelle communément "rite de passage" a pour fonction de consacrer un état de fait, plus que de marquer un passage.

A ce titre, la circoncision consacre le statut masculin de l'homme, même le plus efféminé. Par opposition, toutes les femmes (même les plus "masculines" dans leurs attitudes ou leurs morphologies) sont cantonnées dans le genre féminin, car elles ne sont pas soumises au rituel.

Appliquée au cas amérindien, cette interprétation signifie que les épreuves rituelles légitiment la différence entre ceux qui vont devenir des guerriers (les jeunes hommes) et celles qui ne le deviendront jamais (les jeunes filles).

C'est pourquoi, plutôt que de parler de rites de passage, le sociologue préfère évoquer des rites de légitimation ou d'institution.

Des rites d'institution plutôt que des rites de passage

En adoptant la dénomination "rite d'institution", Pierre Bourdieu indique que les rituels visent à faire reconnaître comme légitime, des différences qui ne vont pas de soi, mais qui sont des constructions sociales.

L'efficacité symbolique des rites d'institution réside dans leur pouvoir d'action sur le réel. Ils transforment les représentations que les gens consacrés se font d'eux-mêmes. Ils changent aussi le regard et les comportements des autres, à leur égard.

L'acte d'institution impose une identité, une position, un statut. A la personne qui est instituée, il notifie ce qu'elle a à être : "Tu seras un homme, un guerrier, ..."

Dans cette optique, les épreuves que les postulants doivent surmonter sont destinées à produire des gens hors du commun ou des "élites".

la sociologie et l'anthropologie de pierre bourdieu

 

La création sociale des élites

A ce titre, nos sociétés modernes ne sont pas dépourvues de rites d'institution : cérémonies d'investiture, de nomination, de remise de titre ou de décoration...

P. Bourdieu, 1981, "Épreuve scolaire et consécration sociale", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.39.Pierre Bourdieu a livré une étude particulièrement approfondie de l'un de ces rites d'institution modernes : la réussite aux concours d'entrée dans les Grandes Écoles (ENA, École Normale Supérieure, École Polytechnique...).

Le passage par les classes préparatoires aux grandes écoles (CPG) en constitue l'épreuve. Le sociologue montre ce qui distingue les CPG des autres établissements de formation. Il s'agit notamment d'y réduire l'existence des élèves à une succession ininterrompue d'activités scolaires intensives.

Tout se déroule comme si la fonction des CPG consistait à générer une situation d'urgence, voire de panique. Les capacités à faire un usage intensif du temps, à travailler de manière soutenue, rapide et même précipitée y deviennent la garantie de survie des candidats. A ce titre, les classes préparatoires visent la constitution d'un véritable habitus:

L'inculcation de dispositions durables – comme les manières de parler, de se tenir, de gérer l'urgence et la tension, d'organiser et d'exposer les idées,… - devient une composante de l'opération de légitimation des futures élites.

Pour aller plus loin, lire un article sur le concept d' habitus.Si le passage par les classes préparatoires constitue l'épreuve, le concours agit comme le véritable rite d'institution. Le premier candidat "collé" deviendra polytechnicien ou énarque, avec tous les avantages matériels et symboliques afférents. Le dernier ne sera rien :

"Le concours crée une différence du tout au rien, pour la vie."

Déposer la loi sociale dans les corps

Les analyses de P. Clastres et de P. Bourdieu convergent sur l'idée que les rites dits de "passage" opèrent comme des consécrations. Le premier met en avant la consécration d'une égalité indépassable. Pour le second, c'est avant tout une séparation, une distinction entre les gens qui est consacrée.

En y réfléchissant un peu, on ne peut que constater que, chez les Guayaki, le rite institue aussi une inégalité entre les membres de la communauté.

Nous avons vu que d'après P. Clastres, le rite de passage sert à prévenir l'appropriation du pouvoir par un seul guerrier, au détriment des autres. Or les femmes ne participent pas au rituel.

Tout se passe donc comme si la possibilité qu'une femme s'approprie le pouvoir est exclue d'emblée. Le rite qui ne concerne que les garçons consacre donc bien une inégalité entre les deux sexes.

P. Bourdieu, 1982, "Les rites comme actes d'institution", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.43De même, pour Pierre Bourdieu, les rites d'institution légitiment avant tout des distinctions. Mais l'observation montre aussi que le passage par les Grandes Écoles crée des formes d'identités et de solidarités collectives indéfectibles. George Pompidou, par exemple, évoque ses condisciples normaliens en termes d'"princes de l'esprit".

Finalement, les deux analystes se rejoignent sur un autre point essentiel.

L'efficacité d'un rite d'institution repose dans sa capacité à déposer les lois qui organisent le social, dans les corps et les esprits des gens.

© Gilles Sarter

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Sociologie du langage : à propos du « grand oral »

Sociologie du langage : à propos du « grand oral »

Le projet d'introduire un "grand oral" dans la nouvelle formule du baccalauréat a rouvert un vieux débat. Pour les opposants, ce type d'épreuve est discriminatoire. Les classes sociales ne seraient pas égales devant l'expression à l'oral, dans le contexte scolaire. Au contraire, les tenants du projet avancent que celui-ci a justement pour objectif de développer les compétences oratoires de tous les lycéens quelles que soient leurs origines sociales.

En plaçant le débat à ce niveau, on se prive d'aborder des questions plus fondamentales.

Pourquoi discrimine-t-on entre les gens sur la base de leur langage? Qu'est-ce que cela dit sur la manière dont nos sociétés sont organisées ou instituées? A travers ses travaux de sociologie du langage, Pierre Bourdieu a amplement contribué à répondre à ces questions.

Le pouvoir du langage

Le langage officiel ou légitime, c'est celui qui est enseigné à l'école. C'est surtout celui dont la maîtrise est sanctionnée par l'école. Peut-être, dans le futur, par un "grand oral".

Pierre Bourdieu, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Points Essais.De très nombreuses études montrent que les compétences langagières influencent fortement : la réussite dans les études, les chances d'embauche, la promotion professionnelle, l'attention que les médecins portent à l'égard d'un patient, l'inclination des personnes à coopérer avec le locuteur, à l'aider ou à accorder du crédit aux informations qu'il fournit.

Pourquoi un usage spécifique de la langue française détient-il un tel pouvoir, une telle capacité à orienter les actes d'autrui?

Fétichisme du langage légitime

Le langage légitime est paré de toutes les qualités : recherché, noble, choisi, rare, relevé, soutenu, châtié, distingué. Il enferme une référence négative aux autres formes de parlers: commun, courant, ordinaire, familier, parlé ou au-delà, populaire, cru, grossier, relâché, trivial, vulgaire.

Cette opposition tend à faire oublier que la valeur du langage scolaire ne réside pas dans des propriétés intrinsèques.

Elle ne découle pas d'une prononciation "distinguée", ni de la complexité des phrases, ni de la richesse du vocabulaire.

La valeur de la langue légitime résulte de facteurs historiques et sociaux. Si son usage permet d'exercer un certain pouvoir, c'est parce qu'il a partie liée avec l'autorité, c'est-à-dire avec l’État.

Le langage de l’État

Du Moyen-Age jusqu'à la Révolution, le processus d'unification linguistique de la France s'est confondu avec le processus de construction de l’État monarchique.

La langue élaborée à Paris, dans les milieux cultivés, est promue au statut de langue officielle. Utilisée dans la forme écrite et par l'administration royale, elle tend à s'imposer. Elle relègue à l'état de "patois",  les autres langues et dialectes régionaux.

La politique d'unification linguistique du pays est poursuivie par la Révolution. L'enjeu devient la formation de mentalités favorables à la réforme sociale. La langue officielle est promue au statut de langue nationale. Pour les révolutionnaires, il s'agit d'élaborer un nouveau discours d'autorité. Celui-ci comprend un nouveau vocabulaire politique, administratif et idéologique.

La position des bourgeois et des notables provinciaux (curés, maîtres d'écoles, médecins...) a toujours dépendu de la maîtrise des instruments d'expression. En adoptant la langue officielle, ils accèdent au monopole de la politique et de la communication avec le pouvoir central.

A partir, du 19ème siècle, le système d'enseignement gagne en étendue et en intensité. L'école est de plus en plus articulée au marché du travail. Elle permet notamment l'accès aux carrières administratives. Cette articulation joue un rôle déterminant. Elle renforce la hiérarchie entre langue scolaire et dialectes ou usages communs qui perdurent.

Finalement, la langue promue par l’État devient la norme à laquelle toutes les pratiques langagières sont mesurées.

Cette langue possède l'équivalent de juristes: les grammairiens et les Académiciens. Elle bénéficie aussi d'agents d'imposition et de contrôle : les enseignants. Ces derniers sont investis du pouvoir de soumettre à l'examen les performances linguistiques des sujets.

étude sociologique du pouvoir discriminant du langage

Familiarisation et inculcation expresse

De nos jours, presque tout le monde reconnaît l'existence de la langue légitime. En revanche, sa maîtrise est plus inégalement répartie au sein de la population. Pourquoi ?

Les compétences langagières s'acquièrent de deux manières. Premièrement, par familiarisation ou exposition à la langue, notamment dans la famille. Deuxièmement, par l'inculcation explicite, à école.

Les écarts initiaux dans la maîtrise du langage légitime sont fonction du milieu social d'origine. Ici joue la plus ou moins grande proximité, entre la langue parlée dans la famille et la langue officielle. Cette inégalité tend à se reproduire car l'école peine à la gommer. En effet, le rendement de l'inculcation explicite est moindre que celui de la familiarisation.

Le langage est une technique du corps

La pratique d'un langage ne relève pas uniquement de compétences strictement intellectuelles. Elle est liée à un habitus.

La parole s'enracine au plus profond du corps et engage tout le rapport de l'individu au monde social.

Pour en savoir plus, lire notre article sur le concept d' habitusL'enfant apprend à parler dans le cadre de relations intimes. Les personnes avec qui il interagit ne sont pas simplement des maîtres de langage. Une mère, un grand-père, une grande sœur jouent des rôles "totaux". La dimension langagière n'en est qu'un aspect, jamais isolé comme tel. Ce que ces personnes représentent pour l'enfant est sans commune mesure, avec le parler qu'ils offrent à son imitation.

Naturellement, le langage appris au contact de la famille se charge de toute une atmosphère.

Les mots, les tournures de phrase, les expressions enferment un surplus de sens. Ils sont associés à des visions du monde, à des sentiments et des émotions. Ils sont accompagnés de gestuels et de postures qui s'impriment dans le corps.

De plus, l'enfant n'acquiert pas un langage, seulement en écoutant, mais aussi en parlant. Dans son environnement familier, ses paroles sont en permanence soumises à des appréciations. Les sanctions positives ou négatives n'y sont pas uniquement verbales. Elles prennent différentes formes :  regards (approbateurs ou non), tons de la voix, airs (de reproche ou de satisfaction) ou attitudes corporelles (menaçantes, rassurantes...).

Toutes ces injonctions ou suggestions sont très efficaces et difficiles à abolir car silencieuses, insidieuses, insistantes et insinuantes.

Le sens du placement langagier

A l'école, l'enfant apprend la valeur que reçoit, dans ce contexte, le langage appris dans sa famille. Les renforcements ou les démentis constituent en lui, un sens de la valeur sociale des usages de la langue. Il y a le langage valorisé à l'école, chez le docteur, chez les parents ingénieurs d'un camarade...Et puis, il y a le parler de la famille, des copains, de la rue...

Le "sens du placement" linguistique, c'est la connaissance du langage qu'il faut tenir dans un contexte défini.  C'est finalement ce que l'école enseigne le mieux.

Sans préjudice de la bonne volonté des enseignants, cet apprentissage participe aux mécanismes de discrimination sociale et de reconnaissance de l'autorité.

Dans les situations où l'emploi du langage légitime est de rigueur, il impose à ceux qui ne le maîtrisent pas, des efforts vers la correction. Et c'est tout le corps qui répond par sa posture, ses tensions, ses affects aux exigences de la situation. Dans les cas extrêmes, il conduit à perdre "tous les moyens", à se condamner à l'auto-censure, au silence. Voilà comment des gens se trouvent dépossédés de leur propre langue.

Dans les mêmes circonstances, ceux qui ont eu, dans leurs familles, une fréquentation précoce du langage légitime parlent avec aisance. Les exigences d'expression d'un "grand oral" coïncident avec leur manière habituelle de parler.

Le "sens du placement" langagier commande l'intensité de la contrainte que le contexte fait peser sur celui qui parle. Il génère de l'intimidation chez les uns et de la légitimité à s'exprimer chez les autres.

Langage et institution de la société

Le langage légitime est une création sociale et historique. A l'oublier et à rechercher dans ses propriétés intrinsèques la raison de sa valeur sociale, on sombre dans une forme de fétichisme. On absolutise une manière de parler qui est relative, donc arbitraire.

Ce parler a été élaboré pour signifier l'autorité. Il en est venu à conférer du pouvoir à ses porteurs et à créer de la discontinuité dans le social. Aujourd'hui, il continue à opérer ces deux fonctions.

D'un côté, les nouveaux langages de l'autorité (administratifs, juridiques, réglementaires, technocratiques...) ne sont que des versions limites de la langue scolaire.

Par ailleurs, la valeur que les gens attribuent à leur façon de parler est devenue une dimension fondamentale de leur propre valeur sociale, de leur place dans les hiérarchies sociales.

Finalement, l'inculcation de la valorisation d'un registre particulier de langage, joue un rôle déterminant, dans : la structuration de notre société en classes sociales différenciées; l'accaparement de l'autorité par des institutions étatiques et technocratiques autonomisées.

L'introduction d'un "grand oral", dont le nom déjà porte une charge symbolique, s'inscrit dans la continuité de ce modèle de société. Et ce, quelle que soit la proportion des lycéens qui acquerront les capacités oratoires demandée pour réussir cette épreuve.

© Gilles Sarter

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Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Dans les sociétés à États qui sont les nôtres, les gouvernants peuvent s'adosser à la violence pour imposer leurs décisions. Il en va tout autrement, dans les sociétés indiennes d'Amérique du Sud où les chefs sont tenus d'agir en "faiseurs de paix".

Pouvoir politique : des matraques qui s'abattent sur des crânes ?

Le pouvoir politique dans sa plus simple expression concerne la capacité d'orienter les comportements des personnes, en vue d'établir des actions communes. Dans les sociétés à États, comme la nôtre, il se réduit souvent à une relation de commandement – obéissance. Et dans le cadre de cette relation, ceux qui commandent peuvent avoir recours à la violence, pour se faire obéir. Cette violence n'est pas du tout abstraite mais tout ce qu'il y a de plus concret. En témoignent les coups de matraques qui s'abattent sur des crânes contestataires, un peu partout dans le monde.

Pour autant, cette forme de pouvoir dont nous sommes familiers est-elle la seule concevable ? A cette question, Pierre Clastres qui a étudié l'organisation politique des sociétés indiennes d'Amérique du Sud répond par la négative.

Le chef est un faiseur de paix

Dans les communautés amérindiennes à chefferie, les attributions du chef sont nombreuses. Certaines d'entre elles sont relativement similaires à celles attendues dans nos sociétés occidentales. Il s'agit notamment de la coordination d'activités collectives. La chasse en groupe, le défrichage des forêts, l'organisation de cérémonies collectives en font partie. Le chef d'une communauté doit aussi agir comme ambassadeur auprès des autres groupes. A ce titre, il règle les conflits ou noue les alliances.

Pierre Clastres (1934-1997) est un anthropologue célèbre pour ses travaux d'anthropologie politique. Son livre le plus connu s'intitule La société contre l’État. Les citations de cet article en sont issues.

Mais sa mission principale concerne le maintien de la cohésion et de la paix au sein de la tribu. A cet effet, il rappelle la loi des ancêtres. Il essaie de réconcilier les parties adverses en cas de dispute. Enfin, il s'efforce de prévenir les nombreux risques de sécession. Car il arrive fréquemment que des groupes de personnes veuillent fonder des communautés ailleurs.

Or pour mener à bien ses différentes missions, le chef indien ne peut jamais contraindre ses interlocuteurs. Il ne peut en aucune circonstance avoir recours à la force, ni faire appel à des hommes en uniforme et armés de matraques. Sa relation au pouvoir est même tout-à-fait ambiguë.

"Le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne."

C'est pourquoi, à un officier espagnol qui veut le convaincre d'entraîner sa tribu dans une guerre, un chef amérindien répond : "Moi, je les dirige mais (...) si j'utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non craint d'eux."

Le chef indien est donc à double titre, selon l'expression de l'ethnologue R.H. Lowie (1883-1957), "un faiseur de paix".

Premièrement, parce que le groupe attend de lui qu'il  préserve l'harmonie au sein de la communauté.  Deuxièmement, parce qu'il ne peut agir que d'une manière pacifique. Il ne peut tenter d'orienter les actions des gens qu'en prévenant la contestation qu'il ne serait pas en mesure de surmonter.

L'ambivalence de la parole du chef

Ses talents oratoires demeure le seul moyen par lequel le chef indien peut influencer les gens. Clastres précise cependant qu'il n'est jamais assuré de réussir car sa parole n'a pas force de loi.

Tout d'abord, il faut souligner que le chef possède l'exclusivité de l'usage de la parole. Il est "celui qui parle" ou "le Maître des mots". Mais, dans le même temps, la prise de parole est aussi son devoir. C'est-à-dire que la communauté exige de l'entendre et qu'il ne peut s'y déroger.

Ce devoir de parole prend une forme bien particulière. Il s'agit de harangues quotidiennes, délivrées au centre du village, au lever ou au coucher du soleil.

Cependant, les discours du chef ne sont pas dits pour être écoutés.

En effet, durant les harangues chacun vaque à ses occupations et doit feindre l'inattention. Du reste leur contenu  concerne toujours la célébration des normes de la vie traditionnelle, héritées des ancêtres. A proprement parler, elles ne disent donc jamais rien de nouveau.

Pourquoi le chef indien doit-il donc parler, chaque jour, pour "ne rien dire" ? Clastres explique que si le discours du chef est vide, c'est justement parce qu'il n'est pas un discours de pouvoir. Encore une fois, la société indienne a le souci de maintenir à distance le pouvoir et la violence. Pour ce faire, elle contraint le chef à se mouvoir uniquement dans l'espace de la parole, situé à l'extrême opposé de la violence. Mais dans le même temps, elle vide cet usage de ce qui pourrait lui permettre de devenir une parole de commandement, d'autorité.

"Un ordre : voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole."

Comme débiteur quotidien de paroles sur "rien", le chef traduit sa dépendance à l'égard du groupe. Simultanément, il manifeste l'innocence de sa fonction.

Un chef sans pouvoir

Il y a une grande beauté et subtilité dans l'organisation politique des amérindiens. Pour le comprendre, il faut d'abord rappeler que dans leurs communautés de vie quotidienne, l'individu est rien, le groupe est tout. Durkheim appelle ce type de sociétés, des sociétés à solidarité mécanique. Tout y est engagé pour préserver la cohésion et réprimer, les tentatives d'individualisation. La loi qui régit l'ordre social est considérée comme étant héritée des ancêtres ou des héros fondateurs. Chacun en est le dépositaire et le gardien. En ce sens, la société dans son ensemble est le lieu réel du pouvoir.

Pour en savoir plus sur les sociétés à solidarité mécanique, lire l'article La solidarité dans les sociétés modernes

Dès lors pourquoi avoir instauré la chefferie? Et bien, tout se passe comme si les indiens avaient pressenti le risque toujours possible d'émergence d'un pouvoir politique individualisé et séparé de la communauté. Dès lors, ils auraient choisi de prévenir ce danger en lui donnant corps, à travers un chef. Mais ce chef, ils l'ont créé sans pouvoir et incapable de déployer toute forme de violence.

"Dans la société primitive, le chef comme possibilité de volonté de pouvoir est d'avance condamné à mort."

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Nos sociétés modernes, contrairement aux communautés amérindiennes sont fortement différenciées et individualistes. Le politique y constitue une fonction spécialisée. Comme entités individualisées, les détenteurs du pouvoir politique peuvent user de la coercition à l'encontre des autres membres de la société. Et on notera que cette utilisation de la force concerne aussi tous les autres secteurs de la vie sociale. La violence qui est exercée n'est pas toujours physique mais aussi économique, morale ou verbale. Les petits chefs qui y ont recours forment légion, dans les entreprises, les administrations, les associations, les écoles et les familles. Et peut-être même en faisons-nous partie?

Pour autant ne pouvons-nous pas promouvoir pour les autres et pour nous-mêmes et autant que possible le modèle du "chef faiseur de paix" ?

© Gilles Sarter

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