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Place de la légitimité organisée dans la reproduction sociale

Place de la légitimité organisée dans la reproduction sociale

Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu ont utilisé le concept de reproduction sociale pour rendre compte des rapports entre les caractéristiques sociales de l’action scolaire et la reproduction de la structure de classe.

En fait, les sociologues (La reproduction: éléments pour une théorie du système d’enseignement, 1970) élaborent deux modèles de reproduction sociale. Leur objectif est de rendre compte des liens tissés, depuis le 19ème siècle, entre l’autoreproduction du système scolaire et la continuité de la société de classes.

Leur modèle de l’autoreproduction de l’École insiste sur le parallélisme entre l’institutionnalisation de l’enseignement et le renforcement de la culture scolaire. La construction de l’institution scolaire repose sur la création d’un corps spécialisé (académique) et sur la formalisation de son action pédagogique (la formation des enseignants, les techniques de transmission et de contrôle des savoirs, les mécanismes de la sélection…). L’élaboration et la stabilisation de la culture scolaire comme culture légitime consolide le monopole des enseignants sur sa diffusion.

Le deuxième modèle de système de reproduction sociale décrit l’ensemble des processus et des stratégies par lesquels les agents et groupes occupant les positions sociales dominantes tendent à s’assurer la reconduction intergénérationnelle de leurs avantages et profits (et a contrario des exclusions et contraintes pesant sur les agents et les groupes occupant les positions dominées).

La rencontre et les ajustements entre ce système de la reproduction sociale et celui de l’autoreproduction du système scolaire tendent à les stabiliser tous les deux.

La thèse centrale de Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu est que la contribution la plus spécifique de l’École à la reproduction des inégalités est d’abord une contribution idéologique. Elle consiste dans la « légitimation » des différences de rang dans la hiérarchie sociale. Cette « légitimation » est opérée, par l’institution scolaire, sous le couvert d’une idéologie égalitaire et de l’utilisation de critères de sélection apparemment neutres. Or selon, la thèse bien connue des deux sociologues, ces critères sanctionneraient en réalité la détention d’un capital culturel qui est transmis avant tout à l’intérieur des familles des classes sociales dominantes.

L’École agirait donc comme une instance de sélection et de « certification » sociale. Son fonctionnement pédagogique reproduirait invisiblement les différences de chances que les individus héritent par leur origine de classe. Finalement, elle légitimerait ou dissimulerait la reconduction des structures de l’inégalité sociale et culturelle. S’il en est ainsi alors les agents et les groupes qui occupent les positions sociales dominantes ont un intérêt à la légitimation et à la reproduction du système scolaire, institution de légitimation et de reconduction intergénérationnelle de leur domination.

Sur le même thème lire l’article Sociologie du langage: à propos du « grand oral »

Selon Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, il existe un mécanisme de renforcement mutuel entre l’autoreproduction du système scolaire et la reproduction des structures de l’inégalité sociale et culturelle, dans notre société de classes.

De manière générale, la force et la durabilité d’une légitimité organisée tient à la circularité de son fonctionnement et au caractère cyclique de sa reproduction.

Gilles Sarter

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Bureaucratie, domination légale et démocratie

Bureaucratie, domination légale et démocratie

L’étude de la bureaucratie est une pièce centrale de l’œuvre de Max Weber. Dans la conception wébérienne, le type idéal de la bureaucratie et son articulation à la domination légale et à la démocratie de masse permet de mieux cerner un certain nombre de caractéristiques des sociétés modernes.

Domination légale et rationalité formelle

Max Weber associe l’étude des formes d’administration à celle des formes de domination. Un type d’administration est abordé à partir du type de domination auquel il est intrinsèquement lié. « Toute domination se manifeste et fonctionne comme administration. Toute administration a besoin d’une forme quelconque de domination. » Le type idéal de la bureaucratie est la forme d’administration adaptée à l’exercice de la domination légale. C’est donc par référence à celle-ci qu’il se comprend.

Par ailleurs, l’étude de la bureaucratie trouve sa place dans la réflexion de Max Weber sur la modernité. Elle est menée en comparaison avec les moyens prémodernes d’administration, les structures patriarcales associées à la domination traditionnelle et l’administration patrimoniale associée à la domination charismatique. Cette analyse comparative aide à clarifier les « traits distinctifs du rationalisme occidental ». Et ce d’autant plus que, dans les sociétés modernes, la bureaucratie est présente, à la fois, dans les institutions étatiques, en tant qu’ « autorité constituée » et dans les entreprises capitalistes. Elle transcende donc les frontières du public et du privé.

Les raisons du succès de la bureaucratie tiennent à celui de la rationalité formelle dont elle applique les principes. Cette dernière est fondée sur l’application méthodique de règles et de procédures qui permet la calculabilité et la prévision. Instrument privilégié de la domination légale, la bureaucratie fonctionne par obéissance à des principes généraux et non à des personnes. Elle prospère donc sur la base d’un droit écrit. Ce mode de fonctionnement méthodique et légal fait de la bureaucratie un outil particulièrement bien adapté au monde technico-économique moderne et à l’entreprise capitaliste qui réclame « calculabilité du résultat » (comptabilité) et prévisibilité.

Comme une machine

A ce stade, il est important de préciser que Max Weber ne dit pas seulement que la bureaucratie bénéficie d’une supériorité technique. Il précise que cette supériorité est « purement technique » et , non pas, adéquate à toutes les tâches. Sa perfectibilité technique est liée à l’idée de « maximum de rendement ». Le « mécanisme bureaucratique pleinement développé » se compare aux autres formes d’administration comme une « machine » se compare « aux modes non mécanique de production des biens ».

Max Weber évoque la rationalisation bureaucratique comme opérant « une révolution de l’extérieur ». Elle va des choses et des ordres aux hommes. Elle s’oppose ainsi au charisme qui provoque une « transformation révolutionnaire » partant de l’intérieur des hommes eux-mêmes. La bureaucratie est d’autant plus propice au capitalisme qu’à l’inverse du charisme, elle se déshumanise davantage. Elle exclut dans l’accomplissement de ses fonctions l’amour, la haine et tous les éléments d’ordre affectif qui échappent au calcul. La culture moderne prétend à l’expertise non impliquée personnellement. Cette description du type idéal de la bureaucratie sert à cerner une tendance profonde de la modernité. Elle attire ainsi l’attention sur une dimension cruciale de la civilisation occidentale.

Une autre originalité cruciale de la bureaucratie en tant que mode d’administration typique de la « modernité » concerne la séparation entre la sphère privée et la fonction. Cette dissociation des fonctions et des ressources est consubstantielle au monde moderne. Déjà signalée par Karl Marx au sujet des ouvriers dépossédés des moyens de production, elle s’applique, en réalité, à tous les travailleurs dont l’activité professionnelle s’exerce dans une organisation hiérarchisée qu’elle soit publique ou privée. Ces travailleurs sont séparés des ressources effectives d’exploitation à l’usine mais aussi à l’école, à l’armée, dans les laboratoires de recherche ou dans les partis politiques. Cette séparation est un principe décisif de structuration des sociétés occidentales modernes.

Dilemmes de la bureaucratie et de la démocratie

La bureaucratie entretient des rapports complexes avec la démocratie de masse. D’un côté, elle participe à son développement. D’abord, son principe de fonctionnement basé sur l’application de règles générales exclut, en principe, les privilèges et le traitement des problèmes au cas par cas. Ensuite, le mouvement de démocratisation de masse tend à imposer la bureaucratisation de l’État et des partis politiques, en mettant fin à l’administration par les notables et à la prépondérance de leurs cercles locaux. Enfin, il y a une affinité entre la bureaucratie et la démocratie relativement à l’expansion d’un système éducatif qui sanctionne l’acquisition d’une formation professionnelle par un examen spécifique.

Lire aussi l’article L’administration démocratique directe et son instabilité

Ce développement cependant aboutit à des effets contradictoires. Quand le diplôme prend la place de la preuve de noblesse, il devient la base de différences de statuts. En effet, le prestige qu’il confère s’accompagne de la monopolisation de positions socialement et économiquement avantageuses. Une « couche privilégiée » finit par émergée dans l’administration publique et les entreprises capitalistes. Si l’on prend en considération la durée et les coûts induits par la préparation des examens, ce phénomène conduit à désavantager « les talents au profit des possédants ». Les différences d’éducation deviennent le principal facteur d’apparition des inégalités. Et l’examen produit des effets contraires à la démocratisation.

Régime des fonctionnaires

Max Weber formalise sa vision de l’opposition entre bureaucratie et démocratie par la description du « régime des fonctionnaires ». Dans ce régime, les fonctionnaires occupent des postes de direction. Cet accaparement du pouvoir politique induit de lourdes conséquences parce que le fonctionnaire n’est pas préparé à assumer ce rôle. Pour Max Weber, les aptitudes attendues du bureaucrate s’opposent à celles du politique. Alors que le premier est tenu par son devoir d’obéissance à sacrifier son avis et ses convictions lors de l’exécution d’un ordre, le second doit se sentir personnellement responsable des mesures qu’il prend quitte à renoncer à ses fonctions s’il ne parvient pas à faire prévaloir ses vues.

Mais le « régime des fonctionnaires » ne se réduit pas au cas de l’occupation des fonctions dirigeantes. Il s’instaure dès que la faiblesse de la direction politique laisse les fonctionnaires déterminer les grandes orientations. C’est le cas, par exemple, quand un Parlement se trouve désarmé face à la bureaucratie, en raison d’un accès insuffisant à l’information pertinente. Or Max Weber avance que la bureaucratie se caractérise par une tendance à éliminer toute publicité donnée aux affaires traitées. Si la confidentialité est légitime dans certains domaines, elle s’étend cependant au-delà et exprime « les purs intérêts de puissance de la bureaucratie ».

A ce sujet voir l’article La cage d’acier une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

L’extension du pouvoir des bureaucraties publiques et privées n’est pas sans solution. Le principe fondamental consiste à les soumettre de manière effective à une ou des autorités qui n’émanent pas d’elles-mêmes. Toute bureaucratie exige d’être confrontée à des formes de contre-pouvoir. Max Weber pose comme principe que dans un monde où elles ne cessent de se développer l’un des moyens les plus efficaces pour les juguler consiste à en opposer les diverses composantes entre elles : bureaucraties privées contre publiques, étatiques contre partisanes et partisanes entre elles pour la suprématie électorale… Jean-Marie Vincent (Max Weber ou la démocratie inachevée, 1998, p.105) avance même qu’il y a chez le sociologue allemand « une théorie de la démocratie de masse comme concurrence oligopolistique entre des partis bureaucratisés ».

Source: François Chazel, Aux fondements de la sociologie, Presses Universitaires de France, 2000

Gilles Sarter

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Le projet d’autonomie collective et individuelle chez C. Castoriadis

Le projet d’autonomie collective et individuelle chez C. Castoriadis

Le projet d’autonomie pour Cornélius Castoriadis, c’est le projet d’une société dans laquelle tous les citoyens ont la possibilité effective et égale de participer au gouvernement, à la législation et à la juridiction.

Dans cet état de chose, tous les citoyens contribuent à l’institution de leur société. Ce projet est révolutionnaire, au sens, où il appelle une démarche collective et volontaire qui induit un changement radical des formes d’organisation et de fonctionnement de nos sociétés actuelles.

Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive, Éditions du Seuil.

Pour décrire l’organisation générale de ces sociétés et penser les changements qu’appellent le projet d’autonomie, Cornélius Castoriadis recourt à trois catégories de la pensée grecque antique, qui délimitent trois sphères de la vie sociale.

L’oikos est l’univers de la maison et de la famille qui l’occupe. Il correspond à la sphère privée, celle de la vie étroitement personnelle des individus. L’ekklèsia est l’assemblée des citoyens, le lieu de la délibération et de la décision concernant les affaires communes. C’est la sphère publique ou politique. L’agora, enfin, est le lieu de rencontre où les gens discutent, échangent des nouvelles, achètent, vendent… C’est la sphère publique-privée.

Sur la démocratie grecque vue par C. Castoriadis, lire aussi Le germe de la démocratie

Dans la cité athénienne, la participation des citoyens à la prise de décision démocratique est effective et égalitaire dans la sphère publique. Dans la sphère privée, c’est l’autorité du pater familias qui s’impose aux membres de l’oïkos (femmes, enfants, esclaves). Enfin, les activités de la sphère publique-privée et de la sphère publique sont cantonnées à leurs domaines respectifs.

Nos sociétés contemporaines sont organisées différemment. Il y a d’abord une exclusion prononcée des citoyens de la politique. La population n’y participe pas, sauf à élire de loin en loin des personnes qu’elle ne connaît pas, sur des programmes et des problèmes mal connus. La sphère publique y perd donc son caractère public. Les décisions qui impactent la collectivité sont prises par une minorité et sans transparence. L’État contemporain acquiert un caractère privé et secret.

La population étant écartée de la politique, elle est cantonnée à la sphère privée et à la sphère publique-privée, principalement dans la consommation, le loisir et le travail.

Une autre caractéristique majeure, des sociétés de type de capitaliste concerne la domination plus ou moins nette de la sphère « publique » (qui en réalité n’est plus publique) par une autre composante de la sphère privée-publique qui est l’économie de marché.

Oligarchie libérale est la formule qui, selon Cornélius Castoriadis, désigne le mieux nos sociétés dans lesquelles la sphère publique a presque complètement perdu sa qualité publique et où elle est plus ou moins subsumée par une partie de la sphère privée-publique (l’économie, le « marché »).

Dès lors, le projet d’autonomie exige une ré-articulation correcte des trois sphères de la vie sociale. Il exige aussi de redonner sa qualité publique à la sphère publique. Pour ce faire, les institutions doivent inciter les gens à participer à la détermination des affaires communes et elles doivent leur permettre de le faire. Le vrai sens de l’égalité est celui de la participation effective et égale, à tous les pouvoirs institués au sein de la société.

La réalisation de l’autonomie soulève de nombreux problèmes qui ne pourront être résolus que si un mouvement collectif d’ampleur suffisante s’en empare de manière volontaire. Par exemple, l’autonomie n’est pas compatible avec la concentration de la propriété patrimoniale et de la propriété d’usage des moyens de production, dans les mains d’une minorité de grands capitalistes. Elle n’est pas non plus compatible avec une organisation bureaucratique déconnectée des processus de décision démocratique.

Sur ce thème, voir l’article La légende de la libération du travail

Il y a aussi la question de l’autonomisation du travail par rapport à sa mise sous-tutelle du profit. De manière générale, l’autonomie implique que les activités économiques soient orientées vers la satisfaction des besoins réels des gens, décidés démocratiquement.

Pour Cornélius Castoriadis, ces transformations vont de pair avec une transformation anthropologique des individus. Autonomie collective et individuelle sont inséparables. Pour le dire rapidement, la passion pour les affaires communes, telle qu’elle l’a emporté à des moments ou des époques passées, doit l’emporter sur les intérêts et les attitudes promus par l’imaginaire capitaliste : la production et la consommation, l’accumulation matérielle, la course au profit… comme buts de la vie humaine.

Gilles Sarter

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Subjectivation politique et émancipation

Subjectivation politique et émancipation

La notion de subjectivation politique est une notion de théorie politique. Elle désigne les processus par lesquels les individus se découvrent une liberté ou une capacité d’action à l’égard des assignations sociales qui régissent leur vie.

Subjectivation politique

Contrairement à ce que l’expression pourrait laisser à penser, les processus de subjectivation politique n’ont pas trait spécifiquement au « monde de la politique ». Ils relèvent plutôt des manifestations du politique dans la vie sociale en général.

Ainsi, ces processus peuvent prendre naissance dans n’importe quelle sphère d’action sociale (travail, éducation, art, consommation…) qu’ils finissent par déborder en ouvrant sur des conflits d’ordre politique. En la matière, ce qui est politique, ce n’est donc pas la sphère sociale où se déroule les actions mais c’est la qualité des actions produites par les sujets.

Des femmes au foyer, des ouvrières et des ouvriers, des étudiantes et des étudiants deviennent des sujets politiques à partir du moment où, à titre individuel et collectif, ils remettent en question, par delà le foyer, l’usine ou l’université, les assignations sociales qui régissent leur vie, en tant que femmes, ouvriers, étudiantes…

Federico Tarragoni, Du rapport de la subjectivation politique au monde social, Raisons politiques, 2016/2, n°62

La subjectivation politique s’actualise alors obligatoirement par la combinaison de processus individuels et collectifs.

Ainsi, c’est par une transformation subjective que des femmes ou des ouvriers reconfigurent leur rapport à soi, en s’autonomisant vis-à-vis des représentations sociales et des normes qui disent ce que « sont » ou ce que « doivent être » une femme et un ouvrier. La formation de collectifs permet de porter le conflit sur un plan politique. Ce conflit remet en question la distribution des positions et des statuts qui échoient aux unes et aux autres, au sein de l’organisation sociale.

Sujet et peuple forment donc les deux pôles indispensables de la subjectivation politique. En l’absence de constitution d’un peuple porteur d’un conflit, les résistances individuelles à des ordres sociaux oppressants ne peuvent déboucher sur des processus de subjectivation politique.

Quant aux mouvements sociaux, ils ne peuvent pas être considérés comme des agrégats de sujets politiques, si les individus n’effectuent pas un travail réflexif sur eux-mêmes. Ces précisions permettront d’identifier les mésusages des concepts de subjectivation, d’empowerment, de résistance ou d’émancipation.

Le concept d’émancipation et celui de subjectivation politique peuvent être considérés comme des synonymes, dans la mesure où s’émanciper et devenir un sujet politique présupposent, tous les deux, une remise en question des certitudes et des dispositions qui conditionnent les rapports des individus aux assignations et hiérarchies sociales.

Approches sociologiques

La question de l’articulation entre l’individu et le collectif constitue une problématique centrale de la sociologie. Il paraît donc naturel que cette discipline s’intéresse aux processus de subjectivation ou d’émancipation.

L’écueil qu’elle doit éviter est celui du sociologisme qui ramène toute explication, en dernière instance, à des contraintes sociales extérieures pesant sur les individus. Ce réductionnisme est présent dans les théories qui conçoivent la « société » comme une totalité cohérente et intégrée qui écrase les individus et annihile toute possibilité de créativité politique. Dans cette vision « sociocratique », précise Federico Tarragoni, le social devient l’horizon d’un dispositif d’invisibilisation du politique.

A l’encontre de cette démarche, s’oppose une sociologie qui tente de montrer les ancrages sociaux des processus de subjectivation politique, en analysant les rapports entre domination et émancipation, dans des contextes socio-historiques précis.

Les individus qui s’émancipent ou se construisent comme sujets politiques ne le font pas « hors du social ». Ils demeurent, tout au long du processus, plongés dans des rapports de domination ou d’exploitation. La sociologie de l’émancipation s’intéresse aux mécanismes par lesquels des individus parviennent à mettre en question ces rapports, individuellement et collectivement, et par là à se créer de nouvelles identités politiques.

Gilles Sarter

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Organisations de classe : structure et culture

Organisations de classe : structure et culture

Dans la théorie marxiste classique, la structure de classe engendre la formation d’une conscience de classe qui impulse la création d’organisations de lutte des classes. A l’inverse pour les théoriciens qui conservent une analyse en terme de structure de classe mais sans négliger l’importance de la culture, c’est la construction d’organisations de classe qui donne naissance à la conscience de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Selon la théorie marxiste classique, le mode économique capitaliste repose sur un rapport social d’exploitation. Les détenteurs des moyens de production s’approprient une part des efforts des travailleurs qui pour survivre doivent vendre leur force de travail. La relation d’exploitation détermine donc deux positions de classe au sein des sociétés où le capitalisme est prédominant : la position de classe des exploiteurs ou des capitalistes et la position de classe des exploités ou des travailleurs.

Toujours selon cette théorie, les actions sociales des individus qui occupent des positions de classe identiques sont soumises aux mêmes types de déterminants. Leur position sociale détermine ce qu’ils doivent faire pour obtenir ce qu’ils obtiennent, qu’ils doivent battre le pavé pour trouver un travail rémunéré ou qu’ils doivent décider de la manière de répartir leurs investissements pour maximiser leurs profits. Étant soumis aux mêmes types de déterminants, les agents qui occupent les mêmes positions sociales partagent des intérêts de classe.

Si cette description est correcte alors l’intérêt principal de la classe des travailleurs doit consister à abattre le rapport d’exploitation qui lui cause préjudice. Autrement dit, si la structure de classe détermine la conduite des agents, elle doit conduire les travailleurs à construire des organisations collectives pour mener la lutte des classes.

En fait, cette conclusion est erronée, même si la description du régime capitaliste par Karl Marx est correcte. Il est, en effet, réaliste de dire que l’expérience de l’exploitation incite les travailleurs à la résistance. Mais, il n’est pas possible d’en inférer que cette résistance sera organisée collectivement. Il y a plus de chances que la résistance des exploités soit individuelle plutôt que collective.

La raison principale en est que sous les conditions du travail salarié, il peut être très risqué et coûteux de s’engager dans une action collective (licenciement, pertes de revenus lors des grèves, blocage dans l’avancement…). Les stratégies individuelles de résistance (absentéisme, ralentissement du rythme de l’activité, sabotage…) peuvent constituer des alternatives qui apparaissent comme plus sécurisantes.

Vivek Chibber, The class matrix: social theory after the cultural turn, Harvard University Press, 2022

Un obstacle majeur à la participation aux actions collectives est celui dit du « passager clandestin » ou « free riding ». Tous les travailleurs, qu’ils participent ou pas à des actions revendicatives collectives (création d’un syndicat, grève, manifestation…) profitent des conquêtes sociales ou salariales qui peuvent en résulter. Cela donne envie aux individus de laisser aux autres les coûts et les risques associés à la participation à ce type d’action. L’effort de création d’un pouvoir collectif doit donc constamment lutter contre la tendance des travailleurs à refuser d’y participer.

La stratégie du passager clandestin est une réponse rationnelle des salariés à leur situation. Finalement, la structure de classe qui engendre un antagonisme entre les travailleurs et les capitalistes incline les premiers à résister aux seconds, mais individuellement et non collectivement.

La structure de classe capitaliste tend à inhiber la formation d’une contestation organisée. Une question stratégique à laquelle doit tenter de répondre la théorie critique est donc : comment les travailleurs ont-ils réussi à surmonter les obstacles à la formation d’organisations de lutte des classes, à chaque fois où ils ont réussi à s’organiser ?

Sur ce sujet lire aussi « La naissance d’une classe sociale »

Un élément de réponse est que c’est la culture qui aide les travailleurs à transformer les résistances individuelles en résistances collectives, en étant un ingrédient dans la création d’une identité commune politique, alignée sur les intérêts matériels.

Gilles Sarter

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L’individualisme nouveau ciment social?

L’individualisme nouveau ciment social?

Durkheim voit dans la religion le ciment par excellence des sociétés. Or il considère aussi que la religion est condamnée à disparaître dans les sociétés modernes et différenciées. Il se demande donc quelle pourrait être la nouvelle référence morale intra-mondaine capable de produire de la cohésion sociale.

Les religions, écrit Émile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, sont des systèmes de croyances et de pratiques qui se rapportent à des choses sacrées. Les religions ont un caractère éminemment social.

Bien sûr, les croyances, les représentations, les rites et les pratiques cultuelles sont des réalités collectives. Mais plus profondément encore, le caractère sacré de toutes ces choses tient au fait qu’elles incarnent une force qui est de nature sociale et qui permet d’entretenir une communauté morale entre ceux qui y adhèrent.

Afin d’expliquer la force agissante des choses sacrées, Émile Durkheim rappelle que les modalités de déroulement de certaines cérémonies ou rituels religieux ont pour effet de réduire le le contrôle de soi des participants.

Les réunions religieuses soumettent les individus à de « puissantes stimulations », à des « échauffements » ou à des « effets d’écho » qui les conduisent à entrer en communion.

Les participants ont l’impression d’être saisis ou portés par des puissances qui les dépassent et qui décuplent leurs facultés. Ils se sentent devenir des êtres nouveaux. Ces transformations sont, parfois, matérialisées par des masques, des costumes et des décorations. Comme, tous les participants passent, au même moment, par les mêmes états, c’est une « effervescence collective » qui se produit. Il en résulte que chacun a l’impression d’être transporté dans un monde différent du monde habituel.

Après le retour à la vie ordinaire, les participants imputent leur expérience à une force préexistante avec laquelle ils sont entrés en contact, pendant la cérémonie. Ils ne la mettent pas sur le compte d’une force résultant de leur propre action collective. De cette interprétation découle la représentation d’un monde divisé en deux domaines. Le domaine du sacré est celui qui communique avec cette expérience et cette force extraordinaire. Le domaine du profane est celui qui n’entretient aucun rapport avec elle.

Émile Durkheim suggère que la stimulation des forces individuelles par la vie collective n’est pas limitée à ce type de réunions religieuses. Elle apparaît dans certaines périodes historiques (guerres, révolutions…) mais aussi dans la vie quotidienne.

L’individu qui fait son devoir se sent soutenu dans son action par les manifestations de sympathie, d’estime, d’affection témoignées à son égard : « le sentiment que la société a de lui rehausse le sentiment qu’il a de lui-même. »

Quant aux extases collectives ressenties pendant les grands rassemblements cérémoniels (le sociologue étudie en particulier ceux relatifs au totémisme australien), elles génèrent une force qui porte les membres du clan pendant le temps de leur vie et de leurs activités ordinaires.

Le sociologue pense pouvoir généraliser les conclusions qu’il tire de l’étude du totémisme à la formation des idéaux moraux en général. Il explique que ces idéaux sont le produit de la vie collective qui permettent à la société de prendre conscience d’elle-même. La production d’idéaux n’est pas un acte surérogatoire à la création d’une société, c’est bien plutôt l’acte par lequel elle se crée et se recrée. Pour les individus, elle constitue un afflux de forces psychiques supplémentaires par rapport à celles qui leur permettent d’exécuter leurs tâches quotidiennes.

Cette conception de la religion permet à Durkheim de formuler une théorie du caractère double de l’ « autorité morale ». Avec Kant et contre l’utilitarisme, il postule que le devoir constitue une composante indispensable de la morale. Mais contre Kant, il précise que nous ne sommes pas capables d’agir par pur devoir. Le fait moral doit aussi être marqué par une certaine « désirabilité », ce que nous appelons couramment le « bien ».

Toute action morale contient donc, selon Durkheim, une combinaison de « bien » et de « devoir ». Le sociologue y voit un parallèle direct avec une caractéristique du sacré qui est d’être à la fois aimé et redouté. Si la morale et le sacré présentent la même dualité, c’est parce que l’apparition de la morale n’est pas séparée de la religion.

Et, il n’y a donc pas de raison de donner la priorité au « bien » ou au devoir dans la morale. Il s’agit plutôt de maintenir l’interpénétration des deux.

Pour expliquer la naissance des valeurs morales, il faudrait donc remonter à des pratiques et des expériences dans lesquelles les individus s’oublient provisoirement eux-mêmes, pour entrer en relation avec des forces qui peuvent les fortifier.

Quelles conséquences en tirer pour les sociétés modernes ? Durkheim estime que les extases collectives y sont encore concevables. Le sacré ne disparaît pas car selon le sociologue ni les individus ni les ordres sociaux ne pourraient survivre sans un noyau sacré. Il pense que, dans les sociétés modernes, l’élément sacré réside dans le principe des droits inaliénables et de la dignité de l’individu.

La sacralisation de l’individu constitue le lien affectif sur lequel s’appuie la nouvelle morale. La question a laquelle il reste à répondre est « quel enthousiasme collectif peut déterminer l’adhésion à l’individualisme ? », surtout à une époque où l’idéologie dominante tend à infléchir l’individualisme en égoïsme.

Gilles Sarter

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La socialisation raciale

La socialisation raciale

Le concept de socialisation raciale est issu des sciences sociales étasuniennes. Le postulat sur lequel il est élaboré est que nous ne naissons ni « blancs », ni « noirs », ni racisés mais que nous le devenons au terme d’un processus de socialisation.

L’idée de socialisation raciale nous invite à considérer que les assignations raciales, de la même façon que les assignations de genre ou de classe ne dépendent pas de propriétés données par « nature » ou par « essence » mais qu’elles se construisent à travers les relations sociales.

La socialisation en sociologie

La socialisation est un concept important en sociologie. Avec Émile Durkheim, son sens se rapproche de celui d’éducation et constitue la condition sine qua non de l’intégration et de la cohésion sociale.

Aux États-Unis, avec le courant culturaliste (dans la lignée de Georges Herbert Mead), la socialisation est abordée sous l’angle de l’inculcation des rôles spécifiques aux univers sociaux, dans lesquels les individus évoluent.

Avec les fonctionnalistes (comme Talcott Parsons), la socialisation correspond plus spécifiquement au processus d’intériorisation des normes sociales qui permettent aux individus d’interpréter de manière adéquate leurs rôles sociaux.

Dans les années 1980, les auteurs nord-américains Peter Berger et Thomas Luckmann formalisent la division entre « socialisation primaire », opérée dans l’enfance et « socialisation secondaire » qui se poursuit au fil de la vie d’adulte.

A la même époque, en France, Pierre Bourdieu conçoit la socialisation comme un processus de conditionnement social. Elle ne concerne pas simplement l’intériorisation de normes ou de rôles mais celle de dispositions ou d’inclinations à agir, à percevoir et à penser. Pour le sociologue français, ces dispositions s’organisent parfois de manière systémique, formant ainsi des habitus individuels ou de classe.

Claude Dubar reprend ces éléments pour élaborer une théorie de l’identité. Il rapporte les processus d’élaboration des identités « pour soi » et les identités « pour autrui » à des processus de socialisation et de formation d’habitus.

Bernard Lahire poursuit le développement de cette sociologie dispositionnelle. Il insiste sur la multiplicité et la diversité des situations de socialisation, rencontrées par les individus au cours de leur vie. Chaque personne serait donc la dépositaire de répertoires de dispositions variées, plus ou moins durables et qui font plus ou moins système.

La socialisation raciale

Aux États-Unis, l’expression socialisation raciale a d’abord été utilisée pour désigner un type particulier de socialisation primaire, au sein de familles des populations minoritaires, potentiellement exposées au racisme. Elle était utilisée pour décrire des pratiques et des stratégies parentales visant, soit à préparer les enfants à la discrimination et à affronter un monde hostile et raciste, soit à développer chez eux un sens de la fierté dite « culturelle ».

Les études sur la socialisation raciale aux États-Unis envisagent celle-ci comme étant, avant tout, un apprentissage à évoluer en tant que personne racialement minoritaire, dans une société raciste. Par exemple, pour les théoriciens concernés, être « noir » s’apprend. Il s’agit même d’apprendre à être « noir », dans une société « blanche », c’est-à-dire apprendre à faire face au fait qu’être « noir » est attaché à des significations négatives.

Les discriminations raciales

En France peu de travaux sociologiques mentionnent explicitement le concept de « socialisation raciale ». Cependant, les recherches qui portent sur les expériences discriminatoires fournissent des résultats intéressants pour penser la racialisation comme un processus de socialisation producteur de dispositions.

Par exemple, les études révèlent que si les discriminations ne sont pas systématiquement ressenties ou identifiées comme une violence, c’est qu’elles semblent faire partie du paysage et des « règles du jeu ». Cependant, d’autres recherches montrent que cette intériorisation des expériences du racisme comme étant « normales » s’émoussent au fur et à mesure que les conditions socio-économiques d’existence des personnes racisées s’améliorent.

Des recherches indiquent aussi que les discriminations racistes favorisent l’intériorisation de dispositions à agir de façon spécifique, chez les personnes qui en font l’expérience régulière. Ces modes de gestion stratégiques des discriminations peuvent être divisés en deux grandes tendances : « faire avec » et « faire face ».

Ces dispositions structurent les attitudes et les comportements, par exemple, dans la manière dont les adolescents envisagent leur avenir scolaire et professionnel. L’intériorisation du risque discriminatoire s’actualise dans des stratégies d’évitement et de contournement.

En retour, ces types de comportements peuvent faire l’objet d’appréciations négatives ou stigmatisantes (manque de sérieux, d’ambition, de motivation, de persévérance…) de la part des membres des groupes dominants. Ils peuvent même leur servir de matériaux, pour élaborer leur propre représentation de l’identité des personnes racisées.

Identité pour soi, identité pour autrui

Dans le registre de la « race », les identités pour soi et pour autrui sont le produit de dispositions à s’identifier mais aussi de dispositions à agir qui à leur tour sont utilisées sous le registre identitaire par autrui.

D’une part, les individus, dans un contexte social donné, sont socialisés de telle sorte qu’ils s’identifient racialement, comme « blanc », « noir », « arabe »… D’autre part, les manières d’être et de se comporter de ces individus qui sont elles-mêmes le résultat d’une socialisation dans un contexte discriminatoire servent de support à leur identification raciale par autrui.

Finalement, Solène Brun propose d’envisager la socialisation raciale comme l’ensemble des processus d’apprentissage et d’intériorisation des dispositions racialisées, des manières de concevoir et de négocier au quotidien une position racialisée dans l’espace social ainsi que les manières de catégoriser les autres, selon des lignes de compréhension raciales.

Solène Brun, La socialisation raciale : enseignements de la sociologie étasunienne et perspectives françaises, Sociologie, 2022/2, vol.14

A ce titre, elle est amenée, comme de nombreux autres sociologues, a considérer la « race » comme un rapport social qui délimite et hiérarchise des groupes racialisés dominants et dominés. Une spécificité de la « race » comme rapport social, à la différence de la classe mais comme le genre, tient à ce que les qualités corporelles et culturelles sur lesquelles les assignations raciales reposent sont considérées comme « héréditaires » ou « naturelles » et sont donc présentées comme stables à travers les générations.

La socialisation raciale est dans un sens minimal, le processus par lequel la « race » est produite. L’expression a donc l’avantage de dénaturaliser cette dernière, de rendre compte de son caractère socialement construit et donc de son appartenance aux imaginaires sociaux, au sens que Cornelius Castoriadis donne à cette expression.

Gilles Sarter

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La « cage d’acier » une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

La « cage d’acier » une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

Max Weber concevait-il le monde moderne industriel et capitaliste comme une « cage d’acier » ? Le sociologue étasunien Stephen Kalberg, spécialiste de l’œuvre de Weber, pense que non. La « cage d’acier » décrit une vision « cauchemardesque » des sociétés capitalistes qu’il convient de distinguer d’une réalité plus dynamique et plus différenciée.

De la vocation professionnelle à la cage d’acier

L’une des thèses les plus célèbres de Max Weber est exposée dans son livre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Le sociologue allemand y soutient l’idée que la notion de  vocation professionnelle, telle qu’elle a été valorisée et portée par les sectes protestantes aux États-Unis, a contribué à la naissance du capitalisme industriel, rationnellement organisé.

Sur ce thème, voir « Sociologie des origines de la mentalité capitaliste »

Max Weber avance qu’en s’étendant, l’orientation méthodique du travail a fini par perdre sa justification religieuse. Les femme et les hommes des sociétés industrielles avancées ne sont plus incités à travailler de façon méthodique par une « vocation » ou par un ethos religieux. Ils y sont poussés de manière mécanique, du simple fait de leur insertion dans une structure ou un « cosmos » puissant, organisé selon une rationalité instrumentale.

Ce mode spécifique d’organisation, que Max Weber appelle aussi organisation bureaucratique repose sur la spécialisation du travail, liée à une formation, sur la délimitation des compétences, sur des règlements et sur des rapports d’obéissance hiérarchisés.

Dans le modèle de la « cage d’acier », la domination de la bureaucratie engendre la formation d’une caste de fonctionnaires et d’administrateurs qui est mieux armée que n’importe quelle autre forme de pouvoir pour réduire les individus à l’impuissance et les obliger à se couler dans leur entreprise, leur classe, leur métier.

La société organisée de manière bureaucratique est dominée par les valeurs impersonnelles des fonctionnaires (devoir, ponctualité, sérieux, respect de la hiérarchie…). La fraternité et la solidarité sont contraintes de se replier dans la sphère privée. Au stade ultime du développement de la « cage d’acier », la seule valeur qui détermine encore les vies individuelles est une administration « bonne » d’un point de vue purement technico-rationnelle. C’est cette valeur ultime qui, entre les mains des fonctionnaires, décide de la manière dont les affaires des femmes et des hommes devront être menées.

Une conception différenciée et dynamique des sociétés

Mais la description de la « cage d’acier » constitue-t-elle, pour Max Weber (qui écrit au début du 20ème siècle), une sorte de scénario à court terme ? Stephen Kalberg rejette cette idée. Il y voit plutôt une vision cauchemardesque ou une sorte de « modèle du pire » de la société capitaliste industrielle.

Pour le sociologue américain, Max Weber tente avant tout de répondre à la question de savoir comment sous la domination du capitalisme la démocratie et la liberté sont possibles. Le modèle de la « cage d’acier » permet de trancher radicalement avec les représentations des théoriciens qui voient dans l’industrialisation une avancée de la civilisation humaine, un facteur de démocratisation ou une dynamique favorisant l’élargissement de la reconnaissance et des libertés.

Lire aussi « Bureaucratisation, un destin dont on ne peut se soustraire? »

L’autre argument en faveur de l’idée que la « cage d’acier » n’est qu’un modèle repose sur la conception que Max Weber propose des sociétés en général. Cette conception est bien plus dynamique et différenciée que celle suggérée par la description de la « cage d’acier ».

Ainsi, Max Weber envisage les sociétés comme étant des ensembles d’univers sociaux (religieux, économique, juridique, politique, familial…) faiblement intégrés, en interaction (voire en concurrence) et qui se développent à des rythmes différents. Le sociologue est convaincu que des éléments issus du passé, comme les valeurs, les traditions, les statuts, les relations de pouvoir ou les lois peuplent le présent de manière plus ou moins obscure. C’est pourquoi il réfute les représentations tranchées entre « sociétés modernes » et « sociétés traditionnelles ».

Pour lui, les sociétés modernes se comprennent mieux si on les conçoit comme des mélanges dynamiques d’éléments passés et présents, plutôt que comme des nouveautés radicalement différentes du passé.

Le mouvement pendulaire de la culture politique étasunienne

Suivant cette idée, Max Weber montre, par exemple, que les valeurs du protestantisme ascétique qui arrivent en Amérique au 17ème siècle perdurent dans la vie américaine du 20ème siècle. Sous des formes qui sont sécularisées et parfois atténuées, il retrouve le soutien sans ambiguïté au capitalisme, mais aussi un individualisme sûr de lui (croyance forte dans la capacité des individus à forger leur propre destin et à monter dans l’échelle sociale), la méfiance à l’égard de tout État fort, la prédilection pour l’avenir et les « opportunités », l’intolérance envers ce qui est perçu comme incarnant le mal et une grande capacité à former des associations civiles.

A partir de ces différents éléments, Max Weber élabore une représentation dualiste de la société américaine. L’individualisme de « maîtrise du monde » qui sous-tend une activité entrepreneuriale relativement libre à l’égard de la tradition se juxtapose à son contraire apparent, une large sphère civique, nourrie d’idéaux et de valeurs qui tirent les individus loin des calculs égoïstes et qui les guident vers l’amélioration de leurs communautés.

Pour Max Weber ce dualisme entre deux orientations qui semblent contradictoires, l’orientation vers soi et l’orientation vers la communauté, caractérise la culture politique américaine. Même si Max Weber pointe que la corruption politique est particulièrement répandue dans les grandes cités industrielles, il remarque aussi que les vertus civiques héritées du passé y ont un impact sociologique significatif, même lorsqu’elles ne perdurent qu’à l’état de souvenir.

Stephen Kalberg, Les idées, les valeurs et les intérêts: Introduction à la sociologie de Max Weber, La Découverte 2010

Le mouvement pendulaire entre la sphère civique, pénétrée de valeurs éthiques, et l’individualisme accentué de « maîtrise du monde », explique dans une large mesure le dynamisme de la culture politique américaine.

Cette explication n’est pas compatible avec la description de la société capitaliste sous la forme d’une « cage d’acier », régie unilatéralement par des contraintes techniques, administratives et marchandes et qui enferme les relations de solidarité et de fraternité dans la sphère familiale. Ce constat renforce l’hypothèse de Stephen Kalberg selon laquelle la « cage d’acier » constitue un modèle théorique et non la description d’une réalité sociale.

Gilles Sarter

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Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu

Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu a qualifié sa sociologie de constructivisme structuraliste. L’expression signifie d’abord qu’il existe dans le monde social des structures qui donnent forme aux actions humaines. Elle signifie aussi que ces structures sont des constructions sociales et historiques. Nous pouvons en retracer la genèse. C’est pourquoi Pierre Bourdieu parle également, à propos de sa démarche, de structuralisme génétique.

La reconstruction des structures sociales

Les structures sociales existent, à la fois, dans les corps des individus et dans les institutions. C’est leur rencontre qui produit et reproduit le monde social.

Dans la théorie sociologique de Pierre Bourdieu, les structures sociales incorporées prennent la forme d’habitus, constitués de schèmes de pensée, de perception et d’action.

Quant aux institutions telles que l’école, l’État, les médias, le monde politique, etc., le sociologue ne les aborde pas comme des substances mais comme des configurations de relations entre des agents. La notion de champ social rend compte de cette approche relationniste.

Les structures sociales incorporées

Les habitus sont de l’histoire faite corps. Ces systèmes de dispositions sont d’abord intériorisés au moment de l’enfance, formant un habitus primaire. Au cours de la vie d’adulte se sont des habitus secondaires qui sont incorporés, dans des contextes de socialisation variés (travail, vie en couple, vie associative…).

Les dispositions sont des inclinations à se comporter ou à penser d’une certaine façon. Les dispositions sont durables. Elles ont tendance à résister au changement ce qui confère un certain aspect de continuité à l’identité des personnes. Elles présentent aussi la caractéristique d’être transposables. Une disposition acquise dans la famille, par exemple une disposition à l’ascétisme ou à l’ostentation, peut aussi s’exprimer dans le contexte professionnel.

Enfin, les dispositions tendent à faire système dessinant ainsi des habitus de classe qui sont communs à des agents occupant des positions sociales identiques. En effet, les personnes qui occupent les mêmes positions sociales connaissent des conditions de vie similaires et vivent des expériences de socialisation qui se ressemblent.

Les structures sociales comme champs

Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu s’intéresse particulièrement aux articulations entre les habitus et les institutions, abordées comme des champs sociaux.

Les champs sont des sphères de la vie sociale qui peuvent être abordées (dans un premier temps) comme étant autonomes. Ils sont constitués autour de relations sociales, d’enjeux et de ressources qui leurs sont propres. Par exemple, peuvent être abordés comme des champs sociaux, le monde de la politique, le monde l’art ou à l’intérieur du monde de l’art, le monde de la BD ou le monde du cinéma, le monde de la recherche ou à l’intérieur du monde de la recherche le CNRS ou l’Université, etc..

Les champs sociaux sont, à la fois, des champs de force et des champs de lutte. Ils sont caractérisés par des formes de capitalisation de ressources spécifiques (capital économique, culturel, social, politique…). Or les distributions de ces ressources sont inégales. Des rapports de domination s’exerce donc entre les participants qui sont plus ou moins dotés en capital.

D’autre part, ces participants s’affrontent pour stabiliser ou renverser les rapports de force entre dominants et dominés. Certaines formes de domination sont transversales à différents champs, par exemple la domination masculine et la domination postcoloniale qui affectent les émigrés-immigrés et leurs héritiers.

La violence symbolique

Pierre Bourdieu livre une représentation des sociétés modernes comme étant composées d’une pluralité de champs, qui fonctionnent selon des modes spécifiques de domination. Or, ces diverses formes de domination ne recourent pas continûment à une coercition physique. Leur imposition résulte plutôt d’un travail de légitimation ou de « naturalisation » qui fait que les dominés les reconnaissent tout en méconnaissant leur caractère arbitraire.

C’est à ce point que se rencontrent les structures sociales objectives, le champ et ses règles de fonctionnement et les structures sociales subjectives, c’est-à-dire les habitus correspondants. La socialisation des individus, au sein d’un champ donné, les dote d’une forme de sens pratique qui leur permet de s’y orienter et d’y orienter leurs actions de manière pré-réflexive.

Les agents qui sont adaptés au champ parce qu’ils en ont intériorisé le sens pratique sont comme happés par cet univers social, ses enjeux, ses urgences, ses hiérarchies, ses choses à faire et à dire ou à ne pas faire et à ne pas dire. Le sens pratique leur permet de faire l’économie de la réflexion et de l’énergie dans l’action. Ce sens pratique devient le principe de la violence symbolique quand il reproduit les logiques de la domination.

Pour expliquer ce mécanisme, Pierre Bourdieu utilise l’exemple de l’enseignant qui juge comme « lourd » ou comme « brillant » les travaux de ses élèves. Son appréciation renvoie, en dernière instance, à une hiérarchie sociale entre les détenteurs de capital culturel légitime et ceux qui en sont démunis. Les élèves dotés du sens pratique scolaire reconnaîtront ces jugements comme sanctionnant leurs compétences ou qualités personnelles, mais les méconnaîtront comme expression de la domination sociale.

Toutefois, même dotés d’un habitus qui les engage à reproduire l’ordre social dominant, les agents ne sont pas condamnés à un éternel retour du même. Pierre Bourdieu croit notamment que la prise de conscience des déterminismes sociaux constitue une première étape vers l’émancipation collective des rapports de domination indésirables.

Gilles Sarter

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Les trois voies de la sociologie de l’individu

Les trois voies de la sociologie de l’individu

Trois grandes voies de la sociologie de l’individu peuvent être esquissées à l’aide des notions de socialisation, de subjectivation et d’individuation.

La sociologie de la socialisation

Les sociologues désignent par « socialisation », le processus par lequel les individus s’intègrent à une société. En renversant, cette définition on peut aussi dire que la socialisation est la manière dont une société façonne un type donné d’individu.

La sociologie de la socialisation repose sur la vision d’un ordre social surplombant les femmes et les hommes et sur l’idée que les individus se constituent en interaction avec les structures sociales objectives (valeurs, les normes, les coutumes, clivages sociaux, formes d’organisations…).

Lire un article sur l’habitus dans la sociologie de Pierre Bourdieu

Au sein de cette tradition, Pierre Bourdieu accorde une place prépondérante à la description des structures sociales de domination. Ces structures existent sous des formes objectives qui trouvent leurs pendants à l’intérieur des corps des individus, sous la forme de dispositions à agir, à sentir, à penser.

Le travail de socialisation permet d’établir une concordance entre les positions sociales qu’occupent les individus, dans la société, et les dispositions qu’ils ont incorporées. Les individus se sentent ajustés à leur position au sein de cet ordre et plutôt enclin à le reproduire. En tant qu’agents sociaux, ils sont dans une large mesure agis de l’intérieur par l’ordre social. Mais bien sûr, ils ne le sont jamais au point d’empêcher tout changement.

Voir aussi un article sur la socialisation et la sociologie des dispositions

La sociologie dispositionnaliste, par exemple celle de Bernard Lahire, s’inscrit dans cette tradition de pensée. Elle insiste sur la diversité des formes de socialisation vécues par les agents, au sein d’une même société (dans la famille, entre camarades, dans le milieu scolaire puis universitaire, dans le milieu professionnel, associatif…). Les dispositions incorporées forment des ensembles hétérogènes et variables selon les individus.

Comme les contextes de sociabilité sont en nombre croissants, les individus vivent de plus en plus fréquemment des expériences de non-ajustement, plus ou moins prononcé, entre leurs dispositions et les situations vécues. Ils ne sont plus parfaitement ajustés à des situations données. Il en découle que l’étude de la socialisation se dé-centre par rapport au problème du maintien de l’ordre social et s’intéresse davantage à la complexité de l’individu, à la multiplicité de ses facettes.

La sociologie de la subjectivation

La notion de subjectivation est rattachée à une autre problématique. Dans le contexte de la modernité caractérisée par une expansion continue de la rationalisation de la vie (coordination, planification, prévision, calculabilité, encadrement…), la sociologie de la subjectivation se pose la question de la possibilité d’une émancipation humaine. Comment, dans ce contexte de la rationalisation généralisée, un sujet maître de la conduite de son existence peut-il émerger ?

Pendant une première phase historique, ce projet d’émancipation a été associé à un sujet collectif. Une certaine lecture de l’œuvre de Karl Marx et Friedrich Engels, notamment celle de Georgy Lukàcs, voit dans le prolétariat, le sujet collectif qui est porteur de la subjectivation émancipatrice du genre humain. Face à l’exploitation capitaliste et à l’aliénation (rationalisation de la vie) qui en découle, le prolétariat par sa position centrale possède la capacité d’envisager la société comme un tout cohérent et d’agir en son centre pour la modifier.

Cette perspective est continuée par les différents projets d’émancipation qui sont adossés à des sujets collectifs (Tiers-monde, minorités, femmes, étudiants…). Puis elle connaît deux inflexions successives, à partir des années 1960-1970.

Sur ce thème voir l’article « État et individualisation »

Dans un premier temps, la « mort du sujet » sanctionne l’idée de la victoire d’une forme tentaculaire de domination. Le contrôle social dans les sociétés industrielles empêcherait toute tentative d’émancipation. Pour Michel Foucault, le processus de subjectivation se transforme en processus individualisant d’assujettissement. L’individu est produit par des processus de disciplines corporelles. Il n’est plus rien d’autre qu’une réalité fabriquée par des technologies de pouvoir.

Toutefois, ce constat pessimiste est suivi par une réflexion au cours de laquelle Michel Foucault recherche une possibilité renouvelée de subjectivation qui n’est plus collective mais individuelle. Il essaie d’isoler des techniques de vie par lesquelles les individus trouvent en eux-mêmes des manières de s’émanciper. La liberté à atteindre n’est plus une simple sortie des tutelles mais devient un « pouvoir qu’on exerce sur soi-même dans le pouvoir qu’on exerce sur les autres ». Le « souci de soi » désigne une maîtrise de soi obtenue en dehors des règles imposées par la contrainte sociale et l’assujettissement.

Des sociologues comme Alain Touraine vont, par la suite, tisser l’idée d’une subjectivation individuelle avec la tradition émancipatrice collective marxiste. Ils refusent l’idée que le projet de subjectivation puisse être mené à bien individuellement. Au contraire, ils pensent que ce projet s’adosse toujours à une action collective, dans le cadre d’un conflit social. La subjectivation est une quête du sujet que les individus portent en eux, dans un conflit collectif contre l’emprise des contraintes sociales (marchandes, communautaires…).

Avec le temps, la sociologie de la subjectivation s’est donc centrée sur l’étude de ses dimensions singulières, mais en renouant avec sa dimension politique initiale, avec les oppositions entre logiques de pouvoir et contestation sociale.

La sociologie de l’individuation

La sociologie de l’individuation étudie les processus sociaux dans lesquels s’inscrivent les existences individuelles et qui les façonnent. Elle s’intéresse donc aux individus mais sans en faire l’objet même de son étude.

Lire aussi « la solidarité dans les sociétés capitalistes »

Dans un premier temps, cette tradition s’est intéressée aux grands facteurs structurels de l’individuation. C’est ainsi qu’Émile Durkheim, par exemple, a mobilisé le degré de différenciation sociale. Il a formulé l’idée qu’à des sociétés relativement homogènes, peu différenciées correspondent des individus faiblement singularisés, soumis à une forme de solidarité mécanique et à une conscience collective forte. En revanche, il pense que les sociétés urbaines et industrielles, complexes, dans lesquelles le travail social est très différencié, produisent des individus fortement singularisés.

Mais Émile Durkheim insiste aussi sur d’autres facteurs importants comme la mise en place d’un marché de travailleurs libres contraints de vendre leur force de travail ou encore la production juridique qui donne une valeur centrale à l’individu responsable de tous ses actes et détenteurs de droits. Ces facteurs économiques et juridiques sont eux-mêmes les objets de prolongements institutionnels et politiques qui débouchent sur la production de dispositifs que Robert Castel appelle « supports de l’individu ». C’est à travers ces différents facteurs et dispositifs sociaux que les femmes et les hommes sont construits comme le type d’individu spécifique des sociétés modernes.

Sur ce thème lire aussi « Capital humain: le nouveau sujet néolibéral »

Plus récemment, l’attention des sociologues s’est tournée vers les expériences des individus et leurs épreuves sociales. Le nouvel individualisme institutionnel (éducation, droits, demande de flexibilité dans le travail, processus de mobilité sociale…) contraindrait chaque personne à développer et à assumer une trajectoire biographique de plus en plus singulière. La sociologie essaie de rendre compte des conséquences ambivalentes de cette nouvelle injonction et de cerner les nouveaux défis auxquels sont confrontés les êtres humains.

En conclusion, les trois voies sociologiques de l’étude de l’individu telles que nous les avons décrites correspondent à des modèles analytiques purs. Chacune possède son orientation particulière. L’étude de la socialisation met l’accent sur les dimensions cognitives des individus et sur une sociologie psychologique. La subjectivation s’intéresse davantage aux processus de domination et forme une variante de la sociologie politique. L’individuation, enfin, est une sociologie historique de la condition moderne des individus. Très souvent les études sociologiques empruntent des chemins transversaux à ces trois modèles.

Source: Danilo Martuccelli, « Les trois voies de l’individu sociologique », EspacesTemps.net, Travaux, 08.06.2005

Gilles Sarter

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