La sociologie de l’émancipation se donne pour objectif de fournir des connaissances pertinentes pour la contestation des formes indésirables de domination, d’exploitation et d’oppression sociales. Ce projet peut être précisé à l’aide des notions d’autonomie et de démocratie.
Émanciper, s’émanciper
Le mot « émancipation » vient du latin « emancipatio » qui est construit à partir de « mancipo », « prendre avec la main », c’est-à-dire « posséder » ou « exercer une autorité sur ». Dans le droit romain, le pater familias jouit d’une pleine autorité sur sa famille (femme et enfants) ainsi que sur ses esclaves qui sont « pris dans sa main ».
« Emancipatio », contraction de ex(« sortir de »)-mancipatio désigne la « sortie de la possession » ou la sortie de l’autorité. Dans le contexte romain, l’émancipation désigne l’affranchissement d’une tutelle. Par leur émancipation, l’enfant ou l’esclave passent d’un état caractérisé par l’absence de droit, à l’état d’adulte ou d’homme libre.
Pendant très longtemps, le verbe « émanciper » n’a suivi, en français, que cette forme transitive : le maître émancipe l’esclave, le seigneur émancipe le serf… Vers la fin du 18ème siècle, la forme intransitive « s’émanciper » commence à se diffuser. En lien avec les discours des Lumières, la Révolution Française, la lutte des esclaves dans les colonies (notamment Haïti) se répand la représentation de populations asservies ou dominées qui n’attendent plus d’être émancipées par leurs seigneurs et maîtres mais qui s’émancipent elles-mêmes. Cette conception de l’auto-émancipation finit par s’imposer, dans le contexte des luttes émancipatrices ouvrières, féministes, indépendantistes, etc., tout au long des 19ème et 20ème siècles.
Un projet de transformation sociale
En même temps qu’émerge l’idée d’auto-émancipation celle-ci est complétée par la conception d’une transformation sociale, elle-même associée à l’idée de « progrès », d’un à-venir qui doit être différent de ce que le passé aurait voulu qu’il soit.
Cette nouvelle représentation change profondément le sens du mot « émancipation ». En effet, dans la société romaine, lorsque des esclaves étaient émancipés le régime social n’en demeurait pas moins esclavagiste. Éventuellement les esclaves émancipés pouvaient même acquérir des esclaves à leur tour. Dans la conception moderne, l’auto-émancipation des esclaves signifie au contraire qu’un changement d’ordre social se produit. Le rapport esclavagiste est aboli dans la société concernée.
Il retourne de cette conception qu’un projet d’émancipation ne peut pas être un simple projet de contestation. L’émancipation n’a pas seulement un versant « négatif ». Elle n’est pas seulement négation de la négation : négation de la négation de la liberté des esclaves, des femmes, des ouvriers, des homosexuels, etc.
Le projet d’émancipation affirme la nécessité de faire advenir un nouveau régime social.
Les premiers socialistes, par exemple, veulent remplacer le rapport d’exploitation capitaliste par des rapports démocratiques et solidaires.
L’émancipation du genre humain
Jusqu’à présent nous avons évoqué les projets d’émancipation comme étant à chaque fois caractérisés : émancipation des esclaves, des colonisés, des femmes, etc. Cependant, un point de vue humain et élargi considère qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les différentes formes d’oppression, de domination ou d’exploitation.
Dès lors, si une forme de domination est contestée alors toutes les formes de domination doivent être contestées. C’est ainsi que Marx et Engels parlent de l’émancipation du genre humain.
Cette précision permet d’éclairer un certain nombre de débats qui animent les mouvements d’émancipation. Il y a d’un côté les adeptes d’une conception caractérisée de l’émancipation (émancipation des travailleurs, des femmes, des personnes racisées,etc.). Et de l’autre côté, il y a les adeptes d’une perspective élargie de l’émancipation. Ceux-ci essaient de montrer comment différentes formes de domination peuvent s’enchevêtrer et affirment qu’il faut donc les contester toutes à la fois pour pouvoir s’en débarrasser.
Envisagé d’un point de vue élargi, écrit Federico Tarragoni, le projet d’auto-émancipation commence donc avec l’affirmation qu’il n’y a aucune nécessité naturelle à ce qu’un individu ou un groupe soit sous la tutelle d’un autre individu ou groupe quel qu’il soit. Nous pourrions aussi dire que le projet d’émancipation correspond à l’aspiration des groupes et des individus à la maîtrise de leur vie collective et individuelle.
Cette conception de l’émancipation s’accorde avec le projet d’autonomie et de démocratie, tel qu’il est formulé par Cornélius Castoriadis.
Le projet d’autonomie
Pour aller plus loin, lire « Imaginaire social et autonomie »
Qu’est-ce que « autonomie » veut dire ? C’est l’étymologie qui nous éclaire le mieux. « autos » signifie « soi-même » et « nomos », « la loi » ou « la règle ». L’autonomie consiste donc, pour un individu ou pour une collectivité, à se donner sa propre loi ou sa propre règle. A l’autonomie s’oppose l’hétéronomie, situation d’une société, d’un groupe ou d’un individu qui reçoivent leur loi d’un « autre », d’une altérité. L’« heteros », c’est « l’autre ».
Dans autonomie et dans hétéronomie, le mot « loi » s’entend selon un sens très élargi. Le « nomos » c’est essentiellement notre façon de faire mais une façon de faire qui est pour nous obligatoire aussi longtemps que nous n’avons pas rompu tout à fait avec elle. Donc il ne s’agit pas seulement des « lois » que nous trouvons dans les textes juridiques ou les lois que votent les députés. Le « nomos », c’est l’institution sociale au sens élargi que lui donne les sociologues : manières de penser et d’agir socialement déterminées, habitudes, coutumes, traditions, langages, emplois du temps, formes d’organisations sociales, etc.
Ce qui est en jeu, entre autonomie et hétéronomie sociale, c’est la question de l’origine imputée des institutions sociales ou des « lois » qui organisent la vie collective. Sont-elles données par un « autre » (dieu, ancêtre, héros mythique ou idée abstraite comme le Marché, etc) dont elles tirent autorité et légitimité ou sont-elles la création de la collectivité qui se les donne à elle-même, de manière réflexive et lucide ?
Sur cette base, nous pourrions dire que le projet d’émancipation consiste à transformer la société de façon à passer d’une situation dans laquelle les lois sont données par un autre extérieur à la collectivité, à une situation dans laquelle la société se donne elle-même ses propres lois de manière lucide.
Le régime social de la démocratie
Cette phrase « la société, la collectivité, le groupe se donne ses propres lois de manière lucide » n’a de sens que si tous les membres de la collectivité concernée participent à cette élaboration. L’autonomie ainsi définie implique obligatoirement la suppression de la division entre dirigeants et exécutants. Si cette division persiste, nous ne pouvons pas dire que la société se donne ses lois. Il faut, au contraire, dire que ses dirigeants lui donnent ses lois.
L’autonomie implique donc l’auto-gouvernement, l’auto-organisation ou l’auto-gestion collective de toutes les activités sociales par tous ceux qui y participent. Cette forme d’organisation sociale, c’est le régime social de la démocratie proprement dite.
Formulé à partir de ces prémisses, le projet d’émancipation devient le projet de transformation sociale qui permet de passer d’un régime caractérisé par la division entre dirigeants et exécutants à un régime démocratique.
Lire aussi « 10 principes pour la démocratie »
Dans une société démocratique, toutes les femmes et tous les hommes ont un accès égal à tous les moyens nécessaires pour participer de manière significative et consciente aux décisions qui concernent les choses qui affectent leur vie.
En conclusion, le projet d’émancipation collective peut être défini comme étant le projet de réalisation de l’autonomie, par laquelle les femmes et les hommes se donnent eux-mêmes et de manière réflexive et égalitaire leurs propres « lois » ou « règles ».
Le mode d’organisation sociale de l’autonomie ainsi comprise est la démocratie, par laquelle tous les individus participent de manière égalitaire et significatives aux décisions qui concernent leur vie collective (sociale, économique, politique, etc.).
Nous pourrions dire que le projet d’émancipation collective consiste en ceci : partout où il y a une division permanente entre dirigeants et exécutants, la démocratie doit advenir.
La sociologie de l’émancipation s’intéresse au déjà-là du régime social de la démocratie et aux obstacles que rencontre sa pleine institutionnalisation.
Gilles Sarter