10 principes pour la démocratie

Nous ne pouvons pas fournir un plan pour une société démocratique. Une telle démarche serait auto-contradictoire. Les institutions sociales d’une société démocratique seront nécessairement le fruit d’un processus d’élaboration démocratique mené par les intéressés eux-mêmes. «C’est nous qui nous donnons nos propres lois ! », disaient les citoyens athéniens. Il est néanmoins possible de réaffirmer quelques principes qui peuvent servir de boussole dans la marche vers la démocratisation de notre société.

1- L’auto-gouvernement

L’auto-gouvernement est le mode d’organisation élémentaire de la démocratie. Il se caractérise par la réunion des fonctions de direction et d’exécution. Autrement dit, ceux qui accomplissent une activité collective décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire.

Sur ce thème, lire aussi « autogestion et démocratie »

L’auto-gouvernement comme mode d’organisation s’oppose à l’organisation hiérarchique. La hiérarchie signifie socialement qu’une couche de la population en dirige une autre qui ne fait qu’exécuter les décisions de la première.

Compris comme domination lucide et réflexive des êtres humains sur l’ensemble de leurs activités sociales, le régime de l’auto-gouvernement est la mise en application des principes de l’autonomie. C’est la traduction en action de l’hypothèse selon laquelle les lois que se donnent la collectivité sont toujours discutables. Il n’y a pas de lois absolues. Elles sont toujours le fruit de l’imagination, de l’expérimentation et de la délibération collectives.

2- L’auto-limitation

Le régime de l’auto-gouvernement s’oppose à l’hétéronomie, situation dans laquelle la loi est donnée par un « autre », extérieur à la collectivité. Le groupe ou la société auto-gouvernée n’acceptent que les limitations internes, celles qu’ils se donnent à eux-mêmes.

Or la démocratie selon Cornélius Castoriadis est le régime de l’auto-limitation et du risque. Les membres de la collectivité doivent savoir qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. Faute de ce savoir, ils s’exposent à des risques.

Quant au régime capitaliste, il refuse de fixer une limite à son « mauvais infini » (Marx) : toujours plus de profit, toujours plus de production, toujours plus de consommation. Sa rationalité limitée à une logique d’ « extrêmisation » (maximiser les gains, minimiser les coûts) ignore les risques d’écocide et d’anthropocide auxquels cette absence de limitation conduit.

En régime démocratique, les droits humains, les droits des animaux ou les droits des choses (forêts, fleuves, océans…) peuvent constituer une auto-limitation. Les constitutions peuvent aussi tracer des limites à l’action collective. A condition toutefois que ces droits et constitutions puissent être à tous moments soumis à la discussion collective. Faute de cette possibilité effective de débat, la collectivité vit une situation d’hétéronomie. Ainsi, une constitution ne saurait être souveraine en démocratie.

3- L’auto-législation et l’auto-juridiction

Dans tous groupes qui s’organisent autour d’une activité commune, surgissent des règles de comportement et une pression collective qui les fait respecter. Le groupe auto-gouverné décide lui-même de sa discipline interne et des sanctions vis-à-vis des transgressions.

Pour aller plus loin, lire un article sur les structures horizontales et les élites informelles

La question de fond n’est donc pas celle du minimum de discipline ou de contrainte, toujours requis dans le cadre de l’action collective. La question fondamentale est : qui décide et contrôle la discipline et à quelle fin ?

L’enjeu consiste donc à élaborer des institutions, des organisations, des modalités de fonctionnement, mais aussi une morale, une pratique de la réflexivité qui permettent de donner une nature démocratique aux relations de pouvoir (« faire faire » ou « faire ne pas faire » quelque chose par autrui).

4- Le refus de la représentation permanente

En régime démocratique, les unités auto-gouvernées décident pour elles-mêmes mais en coordination avec les autres-unités avec lesquelles elles interagissent. Le fonctionnement des structures de coordination nécessite la désignation de représentants ou de délégués. L’existence de délégués est compatible avec l’auto-gouvernement si ces derniers représentent vraiment la collectivité dont ils sont issus et s’ils restent soumis au pouvoir collectif, ce qui signifie que celui-ci les révoque chaque fois qu’il le juge nécessaire.

Il n’est pas question de désigner des gens qui vont décider seuls pendant une période déterminée. Élire un « représentant » irrévocable pendant 5 ans revient à aliéner pendant 5 ans le pouvoir de décision du groupe à un individu qui pour cette même raison ne peut être considéré comme son représentant.

5- Le principe de subsidiarité

Le principe de subsidiarité vise à favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

6- Le refus du gouvernement des experts

Le refus du gouvernement des experts recouvre deux aspects. Premièrement, le refus de l’expertise en politique. La politique, en démocratie, est l’activité collective d’élaboration des lois ou institutions qui structurent la société. Cette activité prend la forme d’un débat, d’un échange d’opinions entre les citoyens. Elle ne saurait être réservée à un groupe de professionnels de la politique.

Voir l’article « Un régime politique de la réflexion collective »

Deuxièmement, le refus du gouvernement des experts s’appuie sur la récusation de l’idée selon laquelle les « experts » ou les « spécialistes » sont les mieux placés pour diriger une collectivité.

Les principes de la démocratie ne contredisent pas l’idée selon laquelle les savoirs, les compétences, les domaines de l’expertise sont par définition spécialisés et le deviennent davantage chaque jour. L’auto-gouvernement nécessite une coopération étroite entre les spécialistes et les non-spécialistes qui assument le travail au sens strict, qui utilisent des services, qui consomment des produits, qui vivent à un endroit donné, etc. Mais en dernier ressort, ce sont les non-spécialistes, informés qui doivent décider démocratiquement.

Le refus de la représentation permanente et du gouvernement des experts sous-tendent le refus d’un appareil d’État surplombant la société.

7- L’égale possibilité de participation

L’égalité de participation signifie rigoureusement parlant l’égale possibilité effective (pas seulement sur le papier) de participer à la délibération, à la décision et à s’assurer que la décision est exécutée. La question de la participation effective nécessite de se pencher sur les conditions matérielles de la participation (temps, revenus, éducation…).

Et la question de la participation égalitaire nécessite de traiter le problème des inégalités sociales. On ne peut pas parler de participation égale au pouvoir quand la propriété des moyens de production, de financement ou d’information sont concentrés entre les mains d’une minorité.

8- La décision en connaissance de cause

Décider démocratiquement, c’est décider en toute connaissance de cause. La décision démocratique n’est pas un sondage d’opinion. La prétention d’une minorité à posséder le monopole des informations nécessaires et à définir les critères de décision est une caractéristique des organisations hiérarchiques.

Ces organisations tendent en permanence à reproduire une dissymétrie dans l’accès à l’information parce que celle-ci monte de la base au sommet et n’en redescend pas.

Cette privatisation des informations sert à justifier l’idée que le pouvoir doit être exercé par une minorité de « sachants ». Sont aptes à gouverner ceux qui « savent ». C’est-à-dire, dans cette situation, ceux qui ont accès à l’information, qui la monopolisent, la distillent, l’occultent, l’instrumentalisent à leur profit, pour justifier leur position et leurs décisions.

9- La socialisation des moyens de production

La socialisation des moyens de production c’est-à-dire l’abolition du rapport d’exclusion à la propriété et au droit d’usage. Droits à la propriété commune et droit d’usage collectifs deviennent des droits à être inclus dans la décision de ce qui est produit et comment.

A ce propos, consulter « Socialiser les marchés, démocratiser l’économie »

Socialisation signifie donc que le pouvoir de décision économique est distribué de manière égalitaire afin qu’il serve des fins fixées démocratiquement.

Dans le droit de propriété commune, les individus ont directement le droit d’user des propriétés communes (routes, universités, hôpitaux, parcs…). Dans le droit d’usage collectif, la production des produits et des services est soumise à l’auto-gouvernement des producteurs en concertation avec les consommateurs, usagers, habitants, etc.

Les producteurs sont comptables de leurs décisions. Pour les mettre en pratique, ils doivent montrer qu’elles remplissent des standards sociaux qui sont spécifiés dans le cadre de processus démocratiques.

10- La praxis démocratique

La praxis démocratique part du constat suivant. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans éducation à la démocratie. La praxis est donc l’activité qui vise la société démocratique comme fin, en utilisant la pratique de la démocratie comme moyen.

Autrement dit, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société en vue de son organisation démocratique. Pour arriver à cette fin, les acteurs de la transformation s’assemblent de manière démocratique. Et, dans le cadre des activités démocratiquement organisées, les acteurs sont eux-mêmes constamment transformés. Ils apprennent à exercer une réflexivité démocratique.

De même que le capitalisme s’efforce de former un type anthropologique adapté à son mode d’organisation – c’est pourquoi Marcel Mauss écrit dans son Essai sur le don (1924) que l’homo œconomicus n’est pas derrière nous mais devant nous – il est essentiel pour le projet de démocratie, de former en chacun, des dispositions qui favorisent la critique, la réflexion, la délibération collective. Or l’apprentissage de la démocratie se fait en vivant l’expérience démocratique.

Une société démocratique, affirme C. Castoriadis, est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens.

Elle exige :
– de nouveaux systèmes politiques, comportant la participation de tous à la prise de décisions ;
– une autre organisation de la production pour qu’elle devienne le champ du déploiement des pleines capacités humaines ;
– une autre organisation de l’éducation, pour former des individus capables de gouverner et d’être gouvernés démocratiquement.

Gilles Sarter

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