Castoriadis

Institutions sociales, hétéronomie et autonomie

Institutions sociales, hétéronomie et autonomie

Qu’est-ce qui donne forme aux sociétés ? Qu’est-ce qui nous permet de distinguer entre la société athénienne du -5è s., la société de l’Ancien Régime et la société française du 21è s. ? Une réponse possible est: les institutions sociales.

Dès lors, une autre question qui peut nous intéresser est celle du rapport que les sociétés entretiennent à leurs institutions. Ce questionnement, nous amène à distinguer entre la situation d’hétéronomie – la société attribue la création de ses institutions à un « autre » extérieur à elle-même – et le projet d’autonomie – la société veut se donner ses institutions de manière lucide et collective.

L’imaginaire social-historique

« Instituer » c’est établir quelque chose, en principe pour la première fois et durablement. Le mot « institution » est souvent utilisé pour faire référence à des instances d’autorité légitime (État, parlement, police, armée…). Mais les possibilités de son usage dépasse largement ce cadre.

Le mot « institution » peut désigner toutes manières d’agir et toutes formes d’organisation socialement stabilisées. Les langages sont des institutions comme le sont aussi les coutumes, les rites, les entreprises, les partis, les lois, etc.

Toutes les institutions ont en commun d’être de l’imaginaire social-historique.

Elles sont imaginaires parce qu’elles ne sont pas épuisées par des références à des éléments du monde « naturel ». L’expression « l’être humain se crée lui-même » signifie qu’il se donne ses propres règles d’existence, ses propres formes d’organisations sociales.

Les institutions sont sociales parce qu’elles sont des créations du collectif anonyme. Ludwig Wittgenstein a cette remarque profondément sociologique. Si j’inventais une nouvelle fête, dit-il, soit elle ne tarderait pas à disparaître, soit elle serait modifiée de façon à correspondre à une tendance générale des gens. C’est, en effet, la collectivité qui accepte une nouvelle possibilité d’agir, de penser ou de s’organiser qui fait sens pour elle.

Cependant, tout être humain est toujours déjà socialisé. Il naît en trouvant posé devant lui une infinité d’institutions sociales. Ce qu’il trouve, à sa naissance, c’est un imaginaire qui est déjà institué (au premier chef le langage qui joue un rôle crucial pour tout le reste).

Il y a donc un mouvement permanent, une influence permanente et réciproque entre l’imaginaire social instituant et l’imaginaire social qui est déjà institué.

L’imaginaire instituant est cet imaginaire qui crée du nouveau, qui ne le crée pas à partir de rien mais à partir des institutions déjà existantes. C’est ainsi que l’imaginaire institué est petit à petit érodé, transformé, remplacé par l’imaginaire instituant.

Toute société est donc historique. L’histoire n’arrive pas aux sociétés. L’histoire est auto-déploiement des sociétés. Le social est toujours en transformation, il est toujours social-historique. Il est faux de prétendre qu’il existe des sociétés sans histoire.

L’infra-pouvoir ou le pouvoir de personne

Le plus généralement les institutions s’imposent aux individus par l’adhésion, le soutien, le consensus, la légitimité et dans quelques cas par la coercition et les sanctions.

Une part importante des institutions s’imposent par simple immersion dans l’univers social, par observation et par répétition. Cette inculcation par ce que Cornélius Castoriadis appelle l’ infra-pouvoir ou « pouvoir de personne » est parfaitement réussie lorsque les individus attribuent une qualité « naturelle » aux institutions.

Les institutions pré-forment des individus capables de reproduire ces mêmes institutions qui les ont pré-formés. Mais cette pré-formation ne peut jamais abolir totalement la capacité d’imagination humaine. Elle peut en revanche l’écraser ou l’encourager, plus ou moins fortement.

Le pouvoir explicite et le politique

Bien que les institutions s’imposent généralement par un infra-pouvoir, il existe aussi et toujours un pouvoir explicite chargé de rétablir l’ordre.

De plus, même dans le cadre social le plus fixe et le plus répétitif, il y a toujours chez les individus un résidu d’ignorance et d’incertitude relatif à la conduite à suivre. Le pouvoir explicite apparaît à chaque fois qu’il y a nécessité de dire ce qui est à faire ou ne pas faire, eu égard à des fins qui sont plus ou moins explicites.

Il y aura toujours pouvoir explicite dans une société à moins de transformer les sujets en automates ayant complètement intériorisé l’ordre institué. Cette transformation est impossible étant donné ce que nous savons de la psyché humaine.

Le politique c’est la dimension de l’institution de la société qui a trait à ce pouvoir explicite. Il fait référence à l’existence d’instances pouvant émettre des injonctions et les sanctionner.

Il faut éviter la confusion qui consiste à identifier le politique et l’État. Les sociétés sans État ne sont pas des sociétés sans politique. Dans les sociétés sans État, il règne aussi un pouvoir explicite qui peut être exercé par les mâles, les groupes des guerriers ou des anciens ou encore par la collectivité dans son ensemble.

L’État doit être considéré comme une instance séparée de la collectivité et instituée de manière à assurer constamment cette séparation. Il est donc préférable de réserver le mot « État » aux cas où celui-ci est institué comme appareil d’État. Un tel appareil implique l’existence d’une bureaucratie séparée qui peut être civile, militaire ou cléricale, avec délimitation de son régime de compétence.

L’hétéronomie des sociétés

La plupart des sociétés connues ont été ou sont hétéronomes, en ce sens qu’elles occultent ou oublient l’origine imaginaire sociale et historique de leurs institutions. Elles imputent leurs institutions à une source extra-sociale.

L’essentiel revient à ceci, écrit Cornélius Castoriadis : « l’auto-occultation de la société, la méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité, lui permet de poser son institution comme hors d’atteinte, échappant à sa propre action. »

L’exemple typique est celui des sociétés religieuses, dans lesquelles les principes, les règles, les lois, les significations sont posées comme données, par une ou des entités divines. Elles sont alors considérées comme intangibles et non discutables. Dans ce type de société, le caractère non discutable des institutions est lui-même garanti par des représentations instituées (rites, livres sacrés, croyances, etc.) qui assurent l’idée d’une source extra-sociale des institutions.

Cette situation est littéralement une situation d’hétéronomie. Un « autre » (hétéros) donne la « loi » (nomos). La collectivité, le groupe, la société ne crée pas ses institutions, celles-ci sont données ou imposées par un dieu, des ancêtres mythique, la Raison, le Marché, etc.

Cette hétéronomie est incorporée par les individus. L’infra-pouvoir les pré-forment de manière à rendre tout questionnement psychiquement difficile. Le pouvoir explicite (le groupe des anciens, le clergé, l’État, etc.) exerce des contraintes et sanctionne les transgressions.

L’autonomie et la politique

L’histoire de la cité athénienne, entre le -8è et le -5è s. est celle de l’émergence d’un projet d’autonomie, comme projet de transformation sociale radicale. Ce qui se passe d’important, c’est la mise au jour partielle de l’imaginaire collectif instituant. Une partie du pouvoir instituant du groupe des citoyens (mâles, libres et autochtones) est explicitée et formalisée. « C’est nous qui faisons nos lois. »

Cette émergence est rupture avec l’hétéronomie. Elle présuppose qu’au moins une partie de l’institution de la cité n’a plus rien de divin ni de naturel mais qu’elle relève des lois humaines.

La politique est donc tout autre chose que le politique. Si « le » politique comme pouvoir explicite est présent dans toutes sociétés, ce n’est pas le cas de « la » politique. « La » politique, précise C. Castoriadis, n’est pas lutte pour le pouvoir à l’intérieur d’institutions données mais lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions.

La politique ce n’est pas les élections municipales ou présidentielles mais l’activité d’institution collective, égalitaire et lucide de la société.

La démocratie est le régime qui rend cette activité possible.

L’autonomie et la liberté

A Athènes, le mouvement qui vise la ré-institution globale de la société s’actualise aussi dans la philosophie. La philosophie n’est pas commentaire ou interprétation de textes traditionnels ou sacrés mais mise en question de la dimension la plus importante de l’institution de la société : les représentation et les normes de la tribu et de la notion même de vérité.

Les philosophes grecs créent la vérité comme mouvement interminable de la pensée, qui repousse constamment ses limites et qui se retourne sur elle-même (réflexivité). Et ils créent ce mouvement comme étant démocratique – penser est l’affaire de citoyens qui veulent discuter dans un espace public – et comme liberté – au sens où le penseur n’est pas arrêté par une « vérité » déjà dite et dernière. Tout cela fait partie du projet d’autonomie en tant que forme d’interrogation permanente des institutions établies.

Jusqu’à quel point peut aller cette volonté de reprendre lucidement l’institution de la société ? Il n’y a pas de réponse catégorique. La rupture la plus radicale n’est jamais totale. Elle est le fait de gens qui sont déjà là, qui parlent une langue, qui charrient une infinité de significations historiques. La « table rase » n’est jamais possible. Mais il y a une différence significative entre les institutions de la France de 1793 et celle de Louis XIV, entre les royaumes grecs et la démocratie athénienne. Ce type de changement radical arrive.

La question même des limites de la reprise des institutions sociales est une question politique concrète. Il n’y a pas de limite par principe. Ainsi l’expression tout est politique est fausse. En revanche, l’expression tout peut être ramené à la politique est vraie.

Les sociétés ne sont pas complètement hétéronomes ou autonomes. Généralement les deux tendances s’actualisent de manière contradictoire. Toutefois, dans la grande majorité des sociétés, les activités philosophiques et politiques venant remettre en cause les institutions peuvent difficilement s’exprimer. La raison majeure en est qu’elles s’édifient sur la base de l’occultation de l’origine imaginaire sociale et historique de ces institutions.

En imputant aux divinités ou aux marchés, la création de leurs lois, ces sociétés entravent la réflexion collective sur la nature du pouvoir et sur sa légitimité.

Gilles Sarter

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10 principes pour la démocratie

10 principes pour la démocratie

Nous ne pouvons pas fournir un plan pour une société démocratique. Une telle démarche serait auto-contradictoire. Les institutions sociales d’une société démocratique seront nécessairement le fruit d’un processus d’élaboration démocratique mené par les intéressés eux-mêmes. «C’est nous qui nous donnons nos propres lois ! », disaient les citoyens athéniens. Il est néanmoins possible de réaffirmer quelques principes qui peuvent servir de boussole dans la marche vers la démocratisation de notre société.

1- L’auto-gouvernement

L’auto-gouvernement est le mode d’organisation élémentaire de la démocratie. Il se caractérise par la réunion des fonctions de direction et d’exécution. Autrement dit, ceux qui accomplissent une activité collective décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire.

Sur ce thème, lire aussi « autogestion et démocratie »

L’auto-gouvernement comme mode d’organisation s’oppose à l’organisation hiérarchique. La hiérarchie signifie socialement qu’une couche de la population en dirige une autre qui ne fait qu’exécuter les décisions de la première.

Compris comme domination lucide et réflexive des êtres humains sur l’ensemble de leurs activités sociales, le régime de l’auto-gouvernement est la mise en application des principes de l’autonomie. C’est la traduction en action de l’hypothèse selon laquelle les lois que se donnent la collectivité sont toujours discutables. Il n’y a pas de lois absolues. Elles sont toujours le fruit de l’imagination, de l’expérimentation et de la délibération collectives.

2- L’auto-limitation

Le régime de l’auto-gouvernement s’oppose à l’hétéronomie, situation dans laquelle la loi est donnée par un « autre », extérieur à la collectivité. Le groupe ou la société auto-gouvernée n’acceptent que les limitations internes, celles qu’ils se donnent à eux-mêmes.

Or la démocratie selon Cornélius Castoriadis est le régime de l’auto-limitation et du risque. Les membres de la collectivité doivent savoir qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. Faute de ce savoir, ils s’exposent à des risques.

Quant au régime capitaliste, il refuse de fixer une limite à son « mauvais infini » (Marx) : toujours plus de profit, toujours plus de production, toujours plus de consommation. Sa rationalité limitée à une logique d’ « extrêmisation » (maximiser les gains, minimiser les coûts) ignore les risques d’écocide et d’anthropocide auxquels cette absence de limitation conduit.

En régime démocratique, les droits humains, les droits des animaux ou les droits des choses (forêts, fleuves, océans…) peuvent constituer une auto-limitation. Les constitutions peuvent aussi tracer des limites à l’action collective. A condition toutefois que ces droits et constitutions puissent être à tous moments soumis à la discussion collective. Faute de cette possibilité effective de débat, la collectivité vit une situation d’hétéronomie. Ainsi, une constitution ne saurait être souveraine en démocratie.

3- L’auto-législation et l’auto-juridiction

Dans tous groupes qui s’organisent autour d’une activité commune, surgissent des règles de comportement et une pression collective qui les fait respecter. Le groupe auto-gouverné décide lui-même de sa discipline interne et des sanctions vis-à-vis des transgressions.

Pour aller plus loin, lire un article sur les structures horizontales et les élites informelles

La question de fond n’est donc pas celle du minimum de discipline ou de contrainte, toujours requis dans le cadre de l’action collective. La question fondamentale est : qui décide et contrôle la discipline et à quelle fin ?

L’enjeu consiste donc à élaborer des institutions, des organisations, des modalités de fonctionnement, mais aussi une morale, une pratique de la réflexivité qui permettent de donner une nature démocratique aux relations de pouvoir (« faire faire » ou « faire ne pas faire » quelque chose par autrui).

4- Le refus de la représentation permanente

En régime démocratique, les unités auto-gouvernées décident pour elles-mêmes mais en coordination avec les autres-unités avec lesquelles elles interagissent. Le fonctionnement des structures de coordination nécessite la désignation de représentants ou de délégués. L’existence de délégués est compatible avec l’auto-gouvernement si ces derniers représentent vraiment la collectivité dont ils sont issus et s’ils restent soumis au pouvoir collectif, ce qui signifie que celui-ci les révoque chaque fois qu’il le juge nécessaire.

Il n’est pas question de désigner des gens qui vont décider seuls pendant une période déterminée. Élire un « représentant » irrévocable pendant 5 ans revient à aliéner pendant 5 ans le pouvoir de décision du groupe à un individu qui pour cette même raison ne peut être considéré comme son représentant.

5- Le principe de subsidiarité

Le principe de subsidiarité vise à favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

6- Le refus du gouvernement des experts

Le refus du gouvernement des experts recouvre deux aspects. Premièrement, le refus de l’expertise en politique. La politique, en démocratie, est l’activité collective d’élaboration des lois ou institutions qui structurent la société. Cette activité prend la forme d’un débat, d’un échange d’opinions entre les citoyens. Elle ne saurait être réservée à un groupe de professionnels de la politique.

Voir l’article « Un régime politique de la réflexion collective »

Deuxièmement, le refus du gouvernement des experts s’appuie sur la récusation de l’idée selon laquelle les « experts » ou les « spécialistes » sont les mieux placés pour diriger une collectivité.

Les principes de la démocratie ne contredisent pas l’idée selon laquelle les savoirs, les compétences, les domaines de l’expertise sont par définition spécialisés et le deviennent davantage chaque jour. L’auto-gouvernement nécessite une coopération étroite entre les spécialistes et les non-spécialistes qui assument le travail au sens strict, qui utilisent des services, qui consomment des produits, qui vivent à un endroit donné, etc. Mais en dernier ressort, ce sont les non-spécialistes, informés qui doivent décider démocratiquement.

Le refus de la représentation permanente et du gouvernement des experts sous-tendent le refus d’un appareil d’État surplombant la société.

7- L’égale possibilité de participation

L’égalité de participation signifie rigoureusement parlant l’égale possibilité effective (pas seulement sur le papier) de participer à la délibération, à la décision et à s’assurer que la décision est exécutée. La question de la participation effective nécessite de se pencher sur les conditions matérielles de la participation (temps, revenus, éducation…).

Et la question de la participation égalitaire nécessite de traiter le problème des inégalités sociales. On ne peut pas parler de participation égale au pouvoir quand la propriété des moyens de production, de financement ou d’information sont concentrés entre les mains d’une minorité.

8- La décision en connaissance de cause

Décider démocratiquement, c’est décider en toute connaissance de cause. La décision démocratique n’est pas un sondage d’opinion. La prétention d’une minorité à posséder le monopole des informations nécessaires et à définir les critères de décision est une caractéristique des organisations hiérarchiques.

Ces organisations tendent en permanence à reproduire une dissymétrie dans l’accès à l’information parce que celle-ci monte de la base au sommet et n’en redescend pas.

Cette privatisation des informations sert à justifier l’idée que le pouvoir doit être exercé par une minorité de « sachants ». Sont aptes à gouverner ceux qui « savent ». C’est-à-dire, dans cette situation, ceux qui ont accès à l’information, qui la monopolisent, la distillent, l’occultent, l’instrumentalisent à leur profit, pour justifier leur position et leurs décisions.

9- La socialisation des moyens de production

La socialisation des moyens de production c’est-à-dire l’abolition du rapport d’exclusion à la propriété et au droit d’usage. Droits à la propriété commune et droit d’usage collectifs deviennent des droits à être inclus dans la décision de ce qui est produit et comment.

A ce propos, consulter « Socialiser les marchés, démocratiser l’économie »

Socialisation signifie donc que le pouvoir de décision économique est distribué de manière égalitaire afin qu’il serve des fins fixées démocratiquement.

Dans le droit de propriété commune, les individus ont directement le droit d’user des propriétés communes (routes, universités, hôpitaux, parcs…). Dans le droit d’usage collectif, la production des produits et des services est soumise à l’auto-gouvernement des producteurs en concertation avec les consommateurs, usagers, habitants, etc.

Les producteurs sont comptables de leurs décisions. Pour les mettre en pratique, ils doivent montrer qu’elles remplissent des standards sociaux qui sont spécifiés dans le cadre de processus démocratiques.

10- La praxis démocratique

La praxis démocratique part du constat suivant. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans éducation à la démocratie. La praxis est donc l’activité qui vise la société démocratique comme fin, en utilisant la pratique de la démocratie comme moyen.

Autrement dit, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société en vue de son organisation démocratique. Pour arriver à cette fin, les acteurs de la transformation s’assemblent de manière démocratique. Et, dans le cadre des activités démocratiquement organisées, les acteurs sont eux-mêmes constamment transformés. Ils apprennent à exercer une réflexivité démocratique.

De même que le capitalisme s’efforce de former un type anthropologique adapté à son mode d’organisation – c’est pourquoi Marcel Mauss écrit dans son Essai sur le don (1924) que l’homo œconomicus n’est pas derrière nous mais devant nous – il est essentiel pour le projet de démocratie, de former en chacun, des dispositions qui favorisent la critique, la réflexion, la délibération collective. Or l’apprentissage de la démocratie se fait en vivant l’expérience démocratique.

Une société démocratique, affirme C. Castoriadis, est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens.

Elle exige :
– de nouveaux systèmes politiques, comportant la participation de tous à la prise de décisions ;
– une autre organisation de la production pour qu’elle devienne le champ du déploiement des pleines capacités humaines ;
– une autre organisation de l’éducation, pour former des individus capables de gouverner et d’être gouvernés démocratiquement.

Gilles Sarter

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Émancipation et Autonomie

Émancipation et Autonomie

La sociologie de l’émancipation se donne pour objectif de fournir des connaissances pertinentes pour la contestation des formes indésirables de domination, d’exploitation et d’oppression sociales. Ce projet peut être précisé à l’aide des notions d’autonomie et de démocratie.

Émanciper, s’émanciper

Le mot « émancipation » vient du latin « emancipatio » qui est construit à partir de « mancipo », « prendre avec la main », c’est-à-dire « posséder » ou « exercer une autorité sur ». Dans le droit romain, le pater familias jouit d’une pleine autorité sur sa famille (femme et enfants) ainsi que sur ses esclaves qui sont « pris dans sa main ».

« Emancipatio », contraction de ex(« sortir de »)-mancipatio désigne la « sortie de la possession » ou la sortie de l’autorité. Dans le contexte romain, l’émancipation désigne l’affranchissement d’une tutelle. Par leur émancipation, l’enfant ou l’esclave passent d’un état caractérisé par l’absence de droit, à l’état d’adulte ou d’homme libre.

Pendant très longtemps, le verbe « émanciper » n’a suivi, en français, que cette forme transitive : le maître émancipe l’esclave, le seigneur émancipe le serf… Vers la fin du 18ème siècle, la forme intransitive « s’émanciper » commence à se diffuser. En lien avec les discours des Lumières, la Révolution Française, la lutte des esclaves dans les colonies (notamment Haïti) se répand la représentation de populations asservies ou dominées qui n’attendent plus d’être émancipées par leurs seigneurs et maîtres mais qui s’émancipent elles-mêmes. Cette conception de l’auto-émancipation finit par s’imposer, dans le contexte des luttes émancipatrices ouvrières, féministes, indépendantistes, etc., tout au long des 19ème et 20ème siècles.

Un projet de transformation sociale

En même temps qu’émerge l’idée d’auto-émancipation celle-ci est complétée par la conception d’une transformation sociale, elle-même associée à l’idée de « progrès », d’un à-venir qui doit être différent de ce que le passé aurait voulu qu’il soit.

Cette nouvelle représentation change profondément le sens du mot « émancipation ». En effet, dans la société romaine, lorsque des esclaves étaient émancipés le régime social n’en demeurait pas moins esclavagiste. Éventuellement les esclaves émancipés pouvaient même acquérir des esclaves à leur tour. Dans la conception moderne, l’auto-émancipation des esclaves signifie au contraire qu’un changement d’ordre social se produit. Le rapport esclavagiste est aboli dans la société concernée.

Il retourne de cette conception qu’un projet d’émancipation ne peut pas être un simple projet de contestation. L’émancipation n’a pas seulement un versant « négatif ». Elle n’est pas seulement négation de la négation : négation de la négation de la liberté des esclaves, des femmes, des ouvriers, des homosexuels, etc.

Le projet d’émancipation affirme la nécessité de faire advenir un nouveau régime social.

Les premiers socialistes, par exemple, veulent remplacer le rapport d’exploitation capitaliste par des rapports démocratiques et solidaires.

L’émancipation du genre humain

Jusqu’à présent nous avons évoqué les projets d’émancipation comme étant à chaque fois caractérisés : émancipation des esclaves, des colonisés, des femmes, etc. Cependant, un point de vue humain et élargi considère qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les différentes formes d’oppression, de domination ou d’exploitation.

Dès lors, si une forme de domination est contestée alors toutes les formes de domination doivent être contestées. C’est ainsi que Marx et Engels parlent de l’émancipation du genre humain.

Cette précision permet d’éclairer un certain nombre de débats qui animent les mouvements d’émancipation. Il y a d’un côté les adeptes d’une conception caractérisée de l’émancipation (émancipation des travailleurs, des femmes, des personnes racisées,etc.). Et de l’autre côté, il y a les adeptes d’une perspective élargie de l’émancipation. Ceux-ci essaient de montrer comment différentes formes de domination peuvent s’enchevêtrer et affirment qu’il faut donc les contester toutes à la fois pour pouvoir s’en débarrasser.

Envisagé d’un point de vue élargi, écrit Federico Tarragoni, le projet d’auto-émancipation commence donc avec l’affirmation qu’il n’y a aucune nécessité naturelle à ce qu’un individu ou un groupe soit sous la tutelle d’un autre individu ou groupe quel qu’il soit. Nous pourrions aussi dire que le projet d’émancipation correspond à l’aspiration des groupes et des individus à la maîtrise de leur vie collective et individuelle.

Cette conception de l’émancipation s’accorde avec le projet d’autonomie et de démocratie, tel qu’il est formulé par Cornélius Castoriadis.

Le projet d’autonomie

Pour aller plus loin, lire « Imaginaire social et autonomie »

Qu’est-ce que « autonomie » veut dire ? C’est l’étymologie qui nous éclaire le mieux. « autos » signifie « soi-même » et « nomos », « la loi » ou « la règle ». L’autonomie consiste donc, pour un individu ou pour une collectivité, à se donner sa propre loi ou sa propre règle. A l’autonomie s’oppose l’hétéronomie, situation d’une société, d’un groupe ou d’un individu qui reçoivent leur loi d’un « autre », d’une altérité. L’« heteros », c’est « l’autre ».

Dans autonomie et dans hétéronomie, le mot « loi » s’entend selon un sens très élargi. Le « nomos » c’est essentiellement notre façon de faire mais une façon de faire qui est pour nous obligatoire aussi longtemps que nous n’avons pas rompu tout à fait avec elle. Donc il ne s’agit pas seulement des « lois » que nous trouvons dans les textes juridiques ou les lois que votent les députés. Le « nomos », c’est l’institution sociale au sens élargi que lui donne les sociologues : manières de penser et d’agir socialement déterminées, habitudes, coutumes, traditions, langages, emplois du temps, formes d’organisations sociales, etc.

Ce qui est en jeu, entre autonomie et hétéronomie sociale, c’est la question de l’origine imputée des institutions sociales ou des « lois » qui organisent la vie collective. Sont-elles données par un « autre » (dieu, ancêtre, héros mythique ou idée abstraite comme le Marché, etc) dont elles tirent autorité et légitimité ou sont-elles la création de la collectivité qui se les donne à elle-même, de manière réflexive et lucide ?

Sur cette base, nous pourrions dire que le projet d’émancipation consiste à transformer la société de façon à passer d’une situation dans laquelle les lois sont données par un autre extérieur à la collectivité, à une situation dans laquelle la société se donne elle-même ses propres lois de manière lucide.

Le régime social de la démocratie

Cette phrase « la société, la collectivité, le groupe se donne ses propres lois de manière lucide » n’a de sens que si tous les membres de la collectivité concernée participent à cette élaboration. L’autonomie ainsi définie implique obligatoirement la suppression de la division entre dirigeants et exécutants. Si cette division persiste, nous ne pouvons pas dire que la société se donne ses lois. Il faut, au contraire, dire que ses dirigeants lui donnent ses lois.

L’autonomie implique donc l’auto-gouvernement, l’auto-organisation ou l’auto-gestion collective de toutes les activités sociales par tous ceux qui y participent. Cette forme d’organisation sociale, c’est le régime social de la démocratie proprement dite.

Formulé à partir de ces prémisses, le projet d’émancipation devient le projet de transformation sociale qui permet de passer d’un régime caractérisé par la division entre dirigeants et exécutants à un régime démocratique.

Lire aussi « 10 principes pour la démocratie »

Dans une société démocratique, toutes les femmes et tous les hommes ont un accès égal à tous les moyens nécessaires pour participer de manière significative et consciente aux décisions qui concernent les choses qui affectent leur vie.

En conclusion, le projet d’émancipation collective peut être défini comme étant le projet de réalisation de l’autonomie, par laquelle les femmes et les hommes se donnent eux-mêmes et de manière réflexive et égalitaire leurs propres « lois » ou « règles ».

Le mode d’organisation sociale de l’autonomie ainsi comprise est la démocratie, par laquelle tous les individus participent de manière égalitaire et significatives aux décisions qui concernent leur vie collective (sociale, économique, politique, etc.).

Nous pourrions dire que le projet d’émancipation collective consiste en ceci : partout où il y a une division permanente entre dirigeants et exécutants, la démocratie doit advenir.

La sociologie de l’émancipation s’intéresse au déjà-là du régime social de la démocratie et aux obstacles que rencontre sa pleine institutionnalisation.

Gilles Sarter

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Le pouvoir social et la praxis démocratique

Le pouvoir social et la praxis démocratique

Le « pouvoir social » est une notion élaborée par Erik Olin Wright. Cette notion nous pouvons l’utiliser pour nous orienter vers la construction d’une société démocratique, grâce à une praxis démocratique.

1- Dans l’expression « pouvoir social », le mot « pouvoir » désigne la capacité de faire quelque chose (c’est le « pouvoir de » faire quelque chose) mais aussi la capacité d’orienter les actions d’autrui (c’est le « pouvoir sur » quelqu’un). Le pouvoir est « social » quand des gens s’assemblent de manière volontaire, transparente et égalitaire, pour atteindre un ou des objectifs communs : « unis nous gagnons, divisés nous perdons ! » L’idée de « pouvoir social » est fortement associée à celle de démocratie. L’expression « gouvernement par le peuple », précise E.O. Wright signifie « gouvernement par des gens organisés collectivement en association volontaire » et non pas, « gouvernement par des individus atomisés ».

2- La société démocratique, c’est l’auto-détermination par les femmes et les hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales. Son instauration implique donc la suppression de la division de la société entre dirigeants et exécutants ou entre dominants et dominés.

3- La praxis est l’activité qui vise la société démocratique comme fin et qui utilise la démocratie comme moyen pour atteindre cette fin (Cornelius Castoriadis). Autrement dit, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société en vue de son organisation démocratique. Et, dans le cadre de cette activité, les acteurs sont eux-mêmes constamment transformés. Ils font l’expérience démocratique et l’expérience démocratique les constituent comme « sujets démocratiques », sans lesquels l’espoir d’instituer une société démocratique est vain.

Sciences sociales émancipatrices

Margaret Mead définit la sociologie par une boutade : « quand on n’est pas satisfait de soi-même on se fait psychologue, quand on n’est pas satisfait de la société on se fait sociologue ». Cette boutade Erik Olin Wright aurait pu la faire sienne. En effet, il précise à plusieurs reprises que la question qui a motivé toutes ses recherches est celle de la mise en place d’une solution de rechange au capitalisme.

Dans cette perspective, il appelle dans son avant-dernier ouvrage (Envisioning Real Utopias, 2010) à la création de sciences sociales émancipatrices. Ces sciences auraient pour objectif de produire des connaissances scientifiques pertinentes pour le projet collectif de contestation du capitalisme.

Leur démarche s’articulerait en trois étapes. La 1ere étape livre un examen critique de l’organisation sociale existante. Il ne s’agit pas seulement de s’arrêter à la dénonciation des méfaits du capitalisme mais de comprendre les mécanismes qui génèrent ces méfaits. La 2ème étape fournit un aperçu du mode d’organisation social désirable et réalisable qui pourrait remplacer le capitalisme. Pour E.O. Wright, il s’agit du socialisme démocratique de marché. Enfin, la 3ème étape donne des pistes sur la manière de parvenir à la transformation souhaitée de la société.

Première étape : examen critique du capitalisme

Nous vivons dans des sociétés où les activités économiques sont organisées principalement selon le mode capitaliste. Bien sûr, toutes les activités économiques ne sont pas organisées selon ce régime mais ce dernier joue quand même un rôle déterminant dans le fonctionnement global de la société.

Selon E.O. Wright, le capitalisme peut-être défini par la combinaison de deux caractéristiques principales. Une économie de marché, dans laquelle les gens produisent des marchandises à vendre à d’autres gens est combinée à une structure de classe, dans laquelle les personnes qui travaillent ne possèdent pas les moyens de production. La population est donc divisée en deux classes au moins, les travailleurs et les capitalistes.

Il existe une troisième caractéristique du capitalisme dont nous pouvons nous étonner qu’elle n’est pas mentionnée par E.O. Wright. Nous voulons parler de la tentative d’appliquer de manière systématique une pseudo-rationalité qui cherche à minimiser les coûts et à maximiser les gains. Or cette pseudo-rationalité est la seule parmi les trois caractéristiques que nous venons d’évoquer qui n’est présente dans aucune autre société connue. Sa mise en œuvre prend la forme d’un mode d’organisation bureaucratique dont nous savons, au moins depuis les écrits de Max Weber, qu’il a joué un rôle prépondérant dans le développement du capitalisme.

Cependant, c’est avant tout sur l’analyse de la division en classes que E.O. Wright a concentré son effort d’examen critique des sociétés du capitalisme avancé. La structure de classe y résulte de l’organisation de la production selon un rapport social d’exploitation, satisfaisant lui-même à deux principes. Selon le principe d’exclusion, seule une minorité d’individus possède les moyens de production (droit de propriété) et peut décider de leur utilisation (droit d’usage). En vertu d’un principe d’appropriation, les propriétaires s’approprie une partie de l’effort des travailleurs, non-propriétaires.

Ce rapport d’exploitation scinde donc la société en deux positions de classes sociales. Il est important de toujours rappeler que la conception marxiste des classes est relationnelle et non pas graduelle. Il y a des gens qui sont dans la position d’exploiteur (propriétaires des moyens de production ou capitalistes) et des gens qui sont dans la position d’exploités (prolétaires qui vendent leur force de travail).

Pour affiner cette analyse, E.O. Wright introduit la notion d’autorité. En effet, comme l’exploitation suppose la domination dans le travail, les capitalistes doivent déléguer une partie de leur autorité, créant ainsi des structures hiérarchiques. Les positions exploitées sont alors elles-mêmes divisées, entre directeurs ou directrices, cadres qui supervisent et contrôlent, cheffes d’ateliers, contre-maîtres, etc..

L’expertise est un troisième critère de différenciation des positions de classe dans les sociétés du capitalisme avancé. Une hiérarchie est établie entre des positions définies par différents niveaux d’expertises ou de qualifications professionnelles. Encore une fois, nous pouvons nous étonner que E.O. Wright ne fasse pas le lien entre cette hiérarchisation et la pseudo-rationalité du capitalisme. En effet, dans le contexte capitaliste l’expertise qui importe réellement et qui est la plus valorisée est celle qui est relative à la logique de minimisation des coûts et de maximisation des gains.

Relevons encore que la hiérarchie de l’autorité est elle-même une conséquence directe de l’application de la logique de maximisation du rapport gain/coût. Il faut, en effet contraindre assez fortement les êtres humains pour qu’ils appliquent cette logique dans leur travail et qu’ils l’adoptent comme référence principale. Application de la pseudo-rationalité et hiérarchie pyramidale constituent les deux piliers de la bureaucratie capitaliste.

De la structuration de la société en positions de classe découlent des inégalités sociales. En effet, les positions que les gens viennent occuper déterminent ce qu’ils reçoivent (leurs revenus et donc le quartier où ils pourront habiter, les loisirs qu’ils pourront se permettre, leur niveau de consommation, la qualité des soins auxquels ils auront accès, leur prestige social, etc). Les positions de classe déterminent aussi ce que les gens doivent faire pour les occuper (leurs études, se lever à 6h, pointer à l’usine, se comporter en petit chef, ordonner de déverser des polluants dans une rivière, licencier du personnel…).

Nous comprenons ainsi qu’au jour le jour, les gens qui occupent les positions de directrices, de managers, de superviseurs, d’experts, de travailleuses qualifiées peuvent avoir des intérêts matériels à jouer le jeu capitaliste. Ils peuvent avoir des intérêts à jouer le jeu des exploiteurs alors que fondamentalement ils occupent des positions exploités. Pour cette raison, E.O. Wright parle à leur sujet de positions de classe contradictoires.

Selon le point de vue marxiste, le seul moyen de mettre un terme aux inégalités sociales n’est donc pas la lutte pour une meilleure répartition des richesses ou des revenus mais bien la lutte pour l’abolition du rapport d’exploitation qui produit ces inégalités.

Le capitalisme génère de l’anticapitalisme sur la base de deux types de motivations. Une personne peut être motivée pour lutter contre tout ce qui va à l’encontre des intérêts matériels de sa classe. Et, elle peut aussi être motivée pour lutter contre ce qui dans le capitalisme offense ses valeurs morales.

Il est des situations ou des contextes historiques dans lesquels les intérêts de classe sont faciles à cerner. Dans le capitalisme de firmes du 19è siècle, la masse des travailleurs partageait les mêmes conditions déplorables de vie et de travail. Elle partageait un intérêt commun à abattre le capitalisme ou au moins à en contrer les excès.

Au 21è siècle, dans nos sociétés du capitalisme avancé, il paraît difficile de miser uniquement sur la question des intérêts matériels pour unifier la classe des travailleurs dans un combat pour la transformation radicale de la société. La question des intérêts à abattre le capitalisme c’est profondément complexifiée en raison de la division en positions de classe contradictoires.

En revanche, la plupart des gens sont motivés au moins partiellement par des considérations morales. Parfois, ils peuvent même sembler agir contre leurs intérêts de classe parce que les valeurs sont plus importantes pour eux. Donc bien qu’il soit important d’identifier et d’expliquer de quelle manière le capitalisme blesse les intérêts matériels de certaines catégories de population, il est tout aussi important de clarifier les valeurs que nous voulons promouvoir par des nouveaux modèles d’organisation.

Deuxième étape : proposer des alternatives

Une valeur que E.O. Wright propose de mettre avant est l’autonomie que l’on peut aussi appeler auto-détermination. L’autonomie signifie que les gens sont capables de déterminer les conditions de leur vie dans l’extension la plus grande possible.

Sur le plan individuel l’autonomie peut être appelée « liberté ». Sur le plan collectif, nous pouvons lui donner le nom de « démocratie ». La liberté touche aux décisions et aux actions qui ne concernent que l’individu. La démocratie touche les décisions et actions qui concernent aussi autrui. Comme toute action ou décision peut virtuellement avoir des effets sur autrui, il faut délimiter le contexte de la liberté (la sphère privée) et celui de la démocratie (sphère publique). Cette délimitation est établie démocratiquement.

L’organisation démocratique de la société suppose que tous les gens ont un accès égal aux moyens nécessaires pour participer significativement aux décisions qui affectent leur vie, que ces décisions soient prises dans le cadre étatique ou dans tout autre institution (lieu de travail, commune, parti politique, université, famille…).

L’auto-détermination sous la forme de la démocratie permet de rompre avec deux caractéristiques du capitalisme : le rapport d’exploitation et l’application systématique de la pseudo-rationalité de maximisation du profit. Quant à l’économie de marché, elle peut se maintenir mais selon un mode d’organisation soumis à la démocratie.

E.O. Wright qui s’est principalement intéressé à la question de la démocratisation de l’économie a élaboré sa propre vision d’un socialisme démocratique de marché. Cette vision est centrée sur la notion de « pouvoir social ».

Rappelons que, pour le sociologue, le pouvoir social est la capacité d’agir qui découle du fait de s’assembler de manière démocratique. Cette définition lui permet de jouer sur le double sens du mot « pouvoir ». D’une part, il y a donc le pouvoir social envisagé comme capacité de faire des choses en commun. D’autre part, il y a le pouvoir social envisagé comme puissance de gouvernement dont les modalités d’exercice sont démocratiques.

E.O. Wright propose donc que nous nous orientions vers des modes d’organisation économiques gouvernés par le pouvoir social. Cette orientation inclut la démocratisation des activités économiques proprement dites, mais aussi la démocratisation des institutions et activités étatiques, en tant qu’elles ont des implications dans le domaine économique.

C’est une chose de dire que l’idée centrale de l’organisation socialiste est la démocratie économique. C’en est une autre de donner les détails de l’architecture institutionnelle d’une économie organisée selon cette idée. E.O. Wright propose trois modèles qui sont en principe disponibles pour concrétiser ce processus de démocratisation :

1- soumission directe des activités économiques au pouvoir social, que nous pouvons aussi appelée auto-gestion ou auto-administration des activités de production par les intéressés eux-mêmes (coopératives non-bureaucratiques, économie associative, budgets participatifs, etc.) ;

2- soumission au pouvoir social du pouvoir étatique en tant qu’il contrôle ou affecte l’activité économique. D’une part l’État produit lui même des services ou des marchandises. D’autre part l’État peut contraindre ou orienter l’action des entreprises capitalistes par l’établissement de lois et leur mise en application. Dans les deux situations, une démocratisation effective des activités économiques ne peut découler que d’une démocratisation préalable de l’État ;

3- soumission au pouvoir social du pouvoir économique qui structure l’activité économique. Les entreprises capitalistes peuvent être soumises de l’intérieur au pouvoir social (participation des travailleurs aux conseils d’administration). Elles pourraient aussi y être soumises de l’extérieur à travers l’action de structures démocratiques (municipalités, communes, associations de riverains, de protection de l’environnement, de consommateurs, etc.).

En prenant le soin de décrire différents modèles de démocratisation de l’économie et en envisageant de les combiner entre-eux, E.O. Wright évite d’essentialiser le socialisme. Il ne cherche pas derrière le mot « socialisme » un mode d’organisation social homogène et durable. Le socialisme n’est pas chez lui le plan abouti ou le portrait d’une société fictive qu’il s’agit de faire advenir.

Le socialisme est plutôt la direction dans laquelle doit être réalisée une transformation sociale majeure. Mais le résultat de cette transformation n’est pas déterminé à l’avance et de manière indépendante des circonstances réelles. C’est pourquoi le sociologue utilise la métaphore d’une « boussole socialiste ».

Une boussole ne saurait être atteinte. Elle ne trace pas non plus un itinéraire définitif, jalonné d’étapes nécessaires. Elle offre seulement un repère pour avancer. Et E.O. Wright précise que les expériences et les institutions socialistes seront toujours pour partie insatisfaisantes et qu’elles risqueront toujours d’être érodées, à la longue, par la réapparition de rapports d’exploitation.

Cette vision est cohérente avec l’utilisation de la notion de pouvoir social. En effet, si nous considérons que les gens doivent s’assembler pour décider collectivement ce qu’ils vont faire, alors il devient impossible de déterminer à l’avance un plan pour une société future. Les transformations à opérer sont décidées dans le cadre de l’activité collective et démocratique et pas extérieurement à cette activité. En outre, le principe d’auto-détermination implique que la durabilité des formes d’organisations sociales est toujours dépendante de leur reconduction volontaire par la décision collective.

Troisième étape : adopter une praxis démocratique

La démocratisation de l’économie (en particulier) et de la société en général passent par la construction d’agents collectifs capables de mettre en œuvre une stratégie d’érosion du capitalisme. Considérant les trois modèles mobilisés dans la description de la « boussole socialiste », E.O. Wright fait l’hypothèse que ces agents collectifs sont de trois types :

1- des agents collectifs capables de mettre en place des expériences de contre-société à l’extérieur du mode capitaliste et de l’action étatique, sur le principe de l’auto-gestion (coopératives, médias alternatifs, épicerie solidaires…) ;

2- des agents collectifs capables de contester le capitalisme et de bloquer ses projets (syndicats, ZAD, associations et mouvements de lutte contre les différents méfaits du capitalisme, etc.) ;

3- des partis politiques capables d’entrer dans le jeu électoral. E.O. Wright pense, en effet, que les deux premiers types d’agent ne sont pas suffisamment robustes pour changer l’organisation globale de la société. Il défend l’idée que la stratégie d’érosion du capitalisme nécessite l’utilisation du pouvoir étatique (principalement le pouvoir d’établir des lois et de les faire respecter) pour brider le capitalisme et démanteler certains éléments clés de son fonctionnement, protéger les expériences non-capitalistes et agrandir les espaces où elles peuvent s’exprimer.

Cette stratégie ne peut toutefois être validée que si tous ces agents collectifs adoptent une véritable praxis démocratique dont la notion de pouvoir social aide à dessiner les grandes lignes.

La fin qui est recherchée – c’est-à-dire la démocratisation des activités sociales – doit aussi constituer le moyen d’atteindre cette fin. En s’unissant, les exploités peuvent se doter d’un pouvoir collectif capable de défier le pouvoir économique et le pouvoir étatique. Ils peuvent ainsi engager un processus de transformation de la société. Mais il est indispensable que cette union s’opère dès le départ selon des modes d’organisations et de fonctionnements démocratiques (c’est le sens de l’expression « pouvoir social »).

Ce raisonnement s’appuie sur l’hypothèse qu’on ne peut opérer une transformation démocratique par le haut, en maintenant une division entre ceux qui pensent et ceux qui agissent, ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Cette transformation ne peut pas résulter de l’application d’un plan ou d’un savoir préalable qui serait déversé sur les concernés. La transformation démocratique ne peut résulter que d’une pratique d’auto-élucidation par les intéressés. Chaque individu devient acteur d’initiatives et de recherches sans dépendre de maîtres à penser. Il se transforme en sujet démocratique, capable d’exercer une réflexivité démocratique dans le cadre de l’auto-détermination collective.

Bien que E.O. Wright ait plus particulièrement exploré les voies d’un socialisme économique, il nous donne avec la notion de pouvoir social un outil pour penser le processus de création de la société démocratique : le pouvoir social comme modalité de création d’agents collectifs dotés d’une capacité de transformer la société (c’est le pouvoir social comme moyen) ; le pouvoir social comme mode de gouvernement démocratique des activités politiques, économiques, sociales (c’est le pouvoir social comme fin); le pouvoir social enfin comme processus de transformation anthropologique (c’est le pouvoir social comme praxis).

Gilles Sarter

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Autogestion et Démocratie dans la Production et Au-delà

Autogestion et Démocratie dans la Production et Au-delà

L’autogestion est un mode d’organisation élémentaire de la société autonome et démocratique. Qu’est-ce que cela veut dire ? La société autonome est la société qui se reconnaît elle-même comme source et origine de ses lois. La démocratie c’est le régime social de l’autonomie, l’activité collective et réfléchie, par laquelle tous les participants à la société décident de son institution. L’autogestion c’est le mode d’organisation par lequel ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire.

La société hiérarchisée

Dans nos sociétés capitalistes bureaucratiques, le mode d’organisation hiérarchique est quasiment généralisé dans les différentes sphères de l’activité sociale : économie, politique (administrations locales et étatiques), monde associatif (partis, syndicats, clubs, fondations), etc.

Qu’est-ce que la hiérarchie signifie socialement ? Une couche de la population en dirige une autre qui ne fait qu’exécuter les décisions de la première.

Généralement, dans le cadre des activités salariées, la hiérarchie du commandement coïncide avec une hiérarchie des salaires. Les couches qui perçoivent les plus gros salaires profitent donc davantage du travail de la société que les autres couches.

Hiérarchies du commandement et des salaires sont si bien instituées que beaucoup de gens peuvent difficilement s’imaginer qu’il pourrait en être autrement. De la même manière, ils imaginent difficilement qu’ils pourraient eux-mêmes se définir autrement que par leur position sur l’échelle hiérarchique.

L’autogestion et la décision collective

Dans une organisation autogérée, les décisions ne sont pas prises par une couche dominante mais par l’ensemble des femmes et des hommes qui sont concernés par l’objet de ces décisions. L’autogestion est donc un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire. Elle réunie les fonctions de direction et d’exécution.

Sur le plan social, une unité collective autogérée n’admet comme limites à ses propres décisions que celles tracées par sa coexistence avec d’autres unités collectives.

Par exemple, les décisions qui concernent un atelier sont prises par les travailleuses et travailleurs de cette unité. Mais les décisions qui engagent ou qui concernent plusieurs ateliers à la fois au sein d’une entreprise sont prises par l’ensemble des travailleuses et travailleurs de l’entreprise, etc. Les décisions qui engagent les consommateurs, les usagers et les habitants sont prises en concertation avec eux.

Sur le plan écologique, une unité autogérée pose à ses décisions des limites qu’elle trace à la lumière de la compréhension de ses interactions avec l’environnement naturel.

La coordination et la délégation

Dans l’autogestion, décider signifie bel et bien décider par soi-même. Bien sûr, dans une foule de cas, l’existence de structures de concertation et de coordination entre unités collectives nécessite la désignation de représentants ou de délégués. Par exemple, la désignation de représentants d’ateliers pour leur coordination au sein de l’entreprise ou la désignation de représentants des entreprises pour la coordination dans la branche industrielle…

Toutefois, la désignation de délégués n’est compatible avec l’autogestion que si ces derniers représentent vraiment la collectivité dont ils sont issus. Il n’est donc pas question de désigner des gens qui vont décider, pendant une période déterminée. Des électeurs qui élisent tous les cinq ans un « représentant » irrévocable aliènent, pendant ces cinq années, leur pouvoir de décision à un individu qui, pour cette raison même, ne peut être considéré comme leur représentant.

L’autogestion implique que les délégués restent soumis au pouvoir collectif. Ce qui signifie que celui-ci les révoque chaque fois qu’il le juge nécessaire.

L’accès à l’information et la place des spécialistes

La prétention d’une minorité à posséder le monopole des informations nécessaires et à définir les critères de décision est une caractéristique des organisations hiérarchiques. Elles tendent en permanence à reproduire cette dissymétrie parce que les informations y montent de la base au sommet et n’en redescendent pas.

L’organisation hiérarchique est parfois justifiée par l’idée que les fonctions de direction ou de décision doivent être réservées à « ceux qui savent » ou à « ceux qui sont compétents », aux « experts » ou aux « spécialistes ». Dans ce système, les spécialistes habilités à diriger sont nombreux dans leurs domaines respectifs : spécialistes du management, de l’économie, de la gestion, de la politique, des sciences et techniques, de la guerre, etc.

Les principes de l’autogestion n’entrent pas en contradiction avec l’idée selon laquelle, les savoirs, les compétences, les domaines de l’expertise sont par définition spécialisés et qu’ils le deviennent davantage chaque jour.

En revanche, l’autogestion récuse totalement l’idée selon laquelle les « experts » ou les « spécialistes » sont les mieux placés pour diriger une collectivité.

Sorti de son domaine de savoir, un « expert » n’est pas plus capable de prendre une bonne décision qu’un non-spécialiste. De plus, les conditions ou les processus réels d’activité ne sont jamais mieux connus que par les intéressés eux-mêmes.

Les savoirs et les expertises ne peuvent être utilisés de manière optimale que si leurs détenteurs sont plongés au sein des collectivités de travail. L’autogestion nécessite une coopération étroite entre les « spécialistes » et ceux qui assument le travail au sens strict. L’autogestion est incompatible avec la séparation entre les catégories d’acteurs.

La contrainte et la discipline

Un argument en faveur de l’autogestion est que la hiérarchisation de toutes les activités sociales est à la fois le résultat et la cause du conflit qui déchire la société.

En effet, une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie est d’imposer la contrainte. Cette nécessité provient du fait que les strates subordonnées ne manifestent pas en général un enthousiasme spontané pour faire ce que les strates dirigeantes veulent qu’elles fassent.

Dans le mode capitaliste, la résistance des travailleuses et des travailleurs provient de ce qu’ils peuvent se sentir exploités et aliénés. Ni leur travail, ni le produit de leur travail ne leur appartiennent. Ils ne décident pas eux-mêmes ce qu’ils ont à faire, comment le faire, ce qu’il advient de ce qu’ils ont fait et des profits tirés de leur travail.

La légitimation de la hiérarchie présente celle-ci comme « nécessaire », pour régler les conflits entre individus ou entre groupes.

En réalité, la hiérarchie est, à la fois, la source d’un conflit permanent entre exécutants et dirigeants et le résultat d’un conflit non moins permanent généré par le fait élémentaire qu’une minorité se réserve le droit de propriété et le droit d’usage des moyens de production.

Autrement dit, la question de fond n’est pas celle du minimum de discipline ou de contrainte qui est toujours requis dans le cadre d’une action collective. La question de fond est celle de qui décide et contrôle cette discipline et à quelle fin. Moins les gens sont associés à l’élaboration des règles collectives moins ils sont enclins à les suivre et plus il y a besoin de les contraindre.

Dans tous les groupes qui s’organisent autour d’une activité commune surgissent des règles de comportement et une pression collective qui les fait respecter. Un groupe autogéré est un groupe dont les membres décident eux-mêmes de leur discipline et éventuellement des sanctions à l’encontre de ceux qui ne la respectent pas.

Le « management » capitaliste sait comment instrumentaliser certains avantages de l’autogestion et comment s’en prévaloir. Par exemple, dans le « management par projet », les unités bénéficient d’une liberté relative dans leur organisation et dans le choix des moyens pour atteindre des objectifs donnés. La duperie réside bien sûr dans le fait que ces objectifs ne sont pas déterminés par les intéressés. Plus fondamentalement, les possibilités d’action des travailleurs et travailleuses sont toujours contraintes par l’impératif de maximisation du « produit » et de minimisation des « coûts ».

La pseudo-rationalité du capitalisme

Aucune organisation d’une chaîne de fabrication, aucun service ou politique publics ne peut être considéré comme rationnel ou acceptable, si il a été décidé sans tenir compte du point de vue de ceux qui y travailleront.

Il y a pléthore de situations dans lesquelles la continuation de la production d’objets ou de services ne tient que parce que les travailleurs s’organisent entre eux, en transgressant les procédures « officielles » sur l’organisation du travail.

Ce n’est pas parce qu’on suppose qu’une forme d’organisation ou des décisions sont « rationnelles » du point de vue étroit de l’efficacité productive ou de la minimisation du ratio coût/produit qu’elles sont rationnelles en général.

Ces décisions doivent au contraire être considérées comme irrationnelles si elles tendent à subordonner complètement les travailleuses au processus de fabrication et à les traiter comme des pièces du mécanisme productif. De la même manière doivent être considérées comme irrationnelles les règles de fonctionnement des services publics qui rêvent de rentabiliser les besoins élémentaires des populations.

Cette irrationalité résulte précisément du fait que les décisions sont prises par d’autres que ceux qui doivent les mettre en application.

L’autogestion ne suit pas cette pseudo-rationalité. Sa logique est toute autre. Les collectivités de travailleurs peuvent très bien décider pour elles et en concertation avec les consommateurs, usagers, habitants ce qui vaut la peine d’être produit et comment le produire, ce qui vaut la peine d’être aménagé et comment, ce qui vaut la peine d’être enseigné à l’école, ce qui vaut la peine d’être préservé dans les paysages, la faune et la flore naturelles, etc.

Le domaine d’application des principes de l’autogestion est donc plus vaste que celui des activités de production. L’autogestion comprise comme domination consciente des êtres humains sur l’ensemble de leurs activités sociales est la mise en application des principes de l’autonomie et de la démocratie. Elle est la traduction en action de l’hypothèse selon laquelle rien n’est indiscutable. Il n’existe pas de règle et de modèle absolus. Ils sont toujours le fruit de l’imagination, de l’expérimentation et de la délibération.

Gilles Sarter

Lire aussi:

-> Le projet d’autonomie individuelle et collective

-> Socialiser les marchés, démocratiser l’économie

-> Pouvoir social et démocratisation de la société

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Le projet d’autonomie collective et individuelle chez C. Castoriadis

Le projet d’autonomie collective et individuelle chez C. Castoriadis

Le projet d’autonomie pour Cornélius Castoriadis, c’est le projet d’une société dans laquelle tous les citoyens ont la possibilité effective et égale de participer au gouvernement, à la législation et à la juridiction.

Dans cet état de chose, tous les citoyens contribuent à l’institution de leur société. Ce projet est révolutionnaire, au sens, où il appelle une démarche collective et volontaire qui induit un changement radical des formes d’organisation et de fonctionnement de nos sociétés actuelles.

Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive, Éditions du Seuil.

Pour décrire l’organisation générale de ces sociétés et penser les changements qu’appellent le projet d’autonomie, Cornélius Castoriadis recourt à trois catégories de la pensée grecque antique, qui délimitent trois sphères de la vie sociale.

L’oikos est l’univers de la maison et de la famille qui l’occupe. Il correspond à la sphère privée, celle de la vie étroitement personnelle des individus. L’ekklèsia est l’assemblée des citoyens, le lieu de la délibération et de la décision concernant les affaires communes. C’est la sphère publique ou politique. L’agora, enfin, est le lieu de rencontre où les gens discutent, échangent des nouvelles, achètent, vendent… C’est la sphère publique-privée.

Sur la démocratie grecque vue par C. Castoriadis, lire aussi Le germe de la démocratie

Dans la cité athénienne, la participation des citoyens à la prise de décision démocratique est effective et égalitaire dans la sphère publique. Dans la sphère privée, c’est l’autorité du pater familias qui s’impose aux membres de l’oïkos (femmes, enfants, esclaves). Enfin, les activités de la sphère publique-privée et de la sphère publique sont cantonnées à leurs domaines respectifs.

Nos sociétés contemporaines sont organisées différemment. Il y a d’abord une exclusion prononcée des citoyens de la politique. La population n’y participe pas, sauf à élire de loin en loin des personnes qu’elle ne connaît pas, sur des programmes et des problèmes mal connus. La sphère publique y perd donc son caractère public. Les décisions qui impactent la collectivité sont prises par une minorité et sans transparence. L’État contemporain acquiert un caractère privé et secret.

La population étant écartée de la politique, elle est cantonnée à la sphère privée et à la sphère publique-privée, principalement dans la consommation, le loisir et le travail.

Une autre caractéristique majeure, des sociétés de type de capitaliste concerne la domination plus ou moins nette de la sphère « publique » (qui en réalité n’est plus publique) par une autre composante de la sphère privée-publique qui est l’économie de marché.

Oligarchie libérale est la formule qui, selon Cornélius Castoriadis, désigne le mieux nos sociétés dans lesquelles la sphère publique a presque complètement perdu sa qualité publique et où elle est plus ou moins subsumée par une partie de la sphère privée-publique (l’économie, le « marché »).

Dès lors, le projet d’autonomie exige une ré-articulation correcte des trois sphères de la vie sociale. Il exige aussi de redonner sa qualité publique à la sphère publique. Pour ce faire, les institutions doivent inciter les gens à participer à la détermination des affaires communes et elles doivent leur permettre de le faire. Le vrai sens de l’égalité est celui de la participation effective et égale, à tous les pouvoirs institués au sein de la société.

La réalisation de l’autonomie soulève de nombreux problèmes qui ne pourront être résolus que si un mouvement collectif d’ampleur suffisante s’en empare de manière volontaire. Par exemple, l’autonomie n’est pas compatible avec la concentration de la propriété patrimoniale et de la propriété d’usage des moyens de production, dans les mains d’une minorité de grands capitalistes. Elle n’est pas non plus compatible avec une organisation bureaucratique déconnectée des processus de décision démocratique.

Sur ce thème, voir l’article La légende de la libération du travail

Il y a aussi la question de l’autonomisation du travail par rapport à sa mise sous-tutelle du profit. De manière générale, l’autonomie implique que les activités économiques soient orientées vers la satisfaction des besoins réels des gens, décidés démocratiquement.

Pour Cornélius Castoriadis, ces transformations vont de pair avec une transformation anthropologique des individus. Autonomie collective et individuelle sont inséparables. Pour le dire rapidement, la passion pour les affaires communes, telle qu’elle l’a emporté à des moments ou des époques passées, doit l’emporter sur les intérêts et les attitudes promus par l’imaginaire capitaliste : la production et la consommation, l’accumulation matérielle, la course au profit… comme buts de la vie humaine.

Gilles Sarter

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Contradiction dans le régime capitaliste

Contradiction dans le régime capitaliste

Selon Cornelius Castoriadis, la contradiction majeure du régime économique capitaliste réside dans les modalités de l’organisation de la production. Si les travailleurs sont exploités au sein de ce système, c’est parce qu’ils sont d’emblée exclus de la prise de décision. Mais dans les faits, la production effective nécessite une part d’auto-direction. Cet élément constitue le germe du projet révolutionnaire de l’auto-organisation.

L’autorité contre l’auto-direction

Dans les entreprises capitalistes, seuls les propriétaires des moyens de production décident des activités liées à la production. Ils décident de ce qui est produit, de comment cela est produit, de comment le travail est organisé, de la répartition des profits et des investissements… C’est ainsi que Bernard Friot peut pointer qu’en régime capitaliste, les travailleurs sont des « mineurs » sociaux. La seule chose qui leur est due est un pouvoir d’achat, reçu en échange de leur force de travail.

La contradiction inhérente à cette modalité d’organisation résulte du fait que la réalisation effective de la production nécessite que les travailleurs exercent malgré tout leur potentiel créateur. Dès le moment où les activités économiques nécessitent une qualification humaine, l’exécution des directives mobilise un élément d’auto-direction. Toute bureaucratique qu’elle soit et bien que son objectif tende à une rationalisation intégrale du travail, l’autorité capitaliste dans la production ne peut supprimer l’expression des facultés humaines de créativité et d’auto-organisation. Et bien plus, elle ne peut s’en passer.

Certaines activités économiques ne peuvent pas être automatisées et réduites à des exécutions pures et simples. Même si l’organisation bureaucratique tend à définir aussi exhaustivement que possible les modalités de travail, dans les faits l’exhaustivité est impossible à atteindre. La production ne peut être effectuée que si les travailleurs sont à même d’organiser une partie de leur travail, de solutionner eux-mêmes certains problèmes rencontrés et d’apporter certaines améliorations concrètes, à leur niveau d’intervention.

L’organisation capitaliste du travail est donc fondamentalement contradictoire car elle ne peut fonctionner que si les travailleurs opposent une résistance à son mode de direction.

La réciprocité et l’exploitation

Toujours selon C. Castoriadis, le capitalisme serait le premier type d’organisation sociale bâti sur une contradiction insurmontable. Dans toutes les sociétés organisées selon le rapport d’exploitation, les exploiteurs vivent aux dépens des exploités. Toutefois dans les sociétés féodales ou esclavagistes, l’exploitation n’est pas comme telle contradictoire. En effet, elle est enserrée dans des rapports sociaux qui sont tout sauf économiques.

Dans ces sociétés, chaque individu concourt à la perpétuation de l’ensemble, en remplissant les fonctions qui lui sont propres. L’ensemble présente l’aspect d’une totalité cohérente sur le plan social et historique, aussi bien que sur les plans théologique ou cosmique.

C. Castoriadis trouve dans l’apologue de Agrippa Menenius Lanatus « Les membres et l’estomac », une illustration de son hypothèse. En -494, le sénateur romain harangue les soldats plébéiens qui ont fait sécession. Il leur explique qu’un organisme complexe, comme le corps humain ou la cité romaine, ne peut survivre qu’à mesure de la complémentarité entre ses différentes parties : « vous êtes les bras nous sommes le cerveau… »

N. Poirier, Lutte des classes chez Marx: reconnaissance ou dénégation?, Variations, 13/14, 2010L’argument de C. Castoriadis est que dans de telles sociétés, la vie collective est régulée selon l’idée d’un « nous », articulé comme un tout. Le rapport d’exploitation est enfoui sous la représentation généralement admise d’un rapport de réciprocité : « vous fournissez le travail, nous fournissons l’honneur, la sainteté, les idées… »

Dans les sociétés capitalistes, les imaginaires du « nous » et de la réciprocité disparaissent. Seule l’exploitation économique et la partition en classes antagonistes demeurent. Elles débouchent sur une confrontation, dans laquelle chacun des adversaires tente d’obliger l’autre à changer son mode de comportement.

L’auto-organisation comme projet révolutionnaire

C. Castoriadis écrit que les esclaves et les serfs faisaient vivre les maîtres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. En revanche, les travailleurs font vivre les capitalistes, à l’encontre des normes des capitalistes. C’est pourquoi la tradition marxiste peut affirmer que la société capitaliste est grosse d’une perspective révolutionnaire.

L’action auto-organisatrice déjà existante chez les travailleurs, à rebours des directives bureaucratiques, contient les germes de la gestion démocratique des activités économiques. En résistant à l’exploitation de leur force de travail, ils jettent les bases de l’auto-organisation de la production.

Le passage du capitalisme au communisme n’est pas un projet utopique mais une réalité inscrite dans ce mouvement de contestation qui est déjà-là. Le contenu de la lutte des travailleurs est une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de production et finalement pour la réorganisation de la société.

Gilles Sarter

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Le Germe de la Démocratie

Le Germe de la Démocratie

Les institutions politiques des anciens Athéniens sont souvent envisagées comme des modèles ou des anti-modèles, pour nos sociétés contemporaines.

A la question « la démocratie athénienne présente-t-elle un intérêt pour nous ? », Cornélius Castoriadis apporte une autre réponse.

Le mouvement d’auto-institution

La cité, la polis n’est ni un modèle ni un contre-modèle mais un germe, à partir duquel nous pouvons réfléchir à l’élaboration d’une démocratie radicale pour notre temps.

Ce germe qui constitue l’essence même de la vie politique de l’Athènes antique, c’est le mouvement d’auto-institution.

A partir du VIIème siècle avant notre ère, la polis se construit sur le modèle d’une communauté d’hommes libres (les femmes et les esclaves en sont exclus). Les citoyens de la cité édictent leurs lois, se jugent et se gouvernent eux-mêmes. En bref, ils posent eux-mêmes leurs propres institutions.

C. Castoriadis, La polis grecque et la création de la démocratie, « Les carrefours du Labyrinthe », Seuil, 1986.

Ce mouvement explicite d’auto-institution perdure jusqu’au IVème siècle, sous la forme d’une activité et d’une lutte autour du changement.

En effet, les lois, les règles et les cadres de vie ne sont pas fixés une fois pour toute, au moment de la fondation de la cité.

Au contraire, les citoyens n’ont de cesse de les remettre en question par l’exercice de la démocratie directe.

Le peuple par opposition aux représentants

Dans l’Athènes antique, l’égalité des citoyens implique le devoir de participer aux affaires publiques. Thucydide écrit que la communauté se gouverne elle-même et selon ses propres lois.

Au sein de l’ecclésia (assemblée populaire) les citoyens légifèrent et gouvernent selon le principe de la démocratie directe. Chaque voix y pèse un même poids.

Lorsque le recours à des délégués est nécessaire, ceux-ci sont élus et révocables à tous moments.

Les citoyens constituent aussi les tribunaux. Les cours ne sont pas formées de juges mais de jurys dont les jurés sont tirés au sort.

Dans nos sociétés contemporaines « démocratiques », l’autorité et l’initiative politique sont enlevées aux citoyens.

La souveraineté est remise à un corps restreint de représentants, difficilement révocables. Le peuple est dépouillé de sa capacité d’auto-institution et de son autonomie. C’est l’hétéronomie qui prévaut : les lois s’imposent de l’extérieur.

Le peuple par opposition aux experts

Avant de prendre des décisions, l’assemblée populaire athénienne peut entendre des experts. Le domaine d’expertise de ces derniers se limite à des activités techniques : agriculture, architecture, construction de navires…

Il ne saurait y avoir d’experts en politique car la « sagesse » politique appartient au corps politique, c’est-à-dire à la communauté toute ensemble.

La guerre en revanche est affaire technique. Les experts en cette matière s’appellent les stratèges. Au même titre que les autres techniciens auditionnés, les stratèges sont élus par l’assemblée.

Les experts sont non seulement élus par les citoyens mais ils sont aussi contrôlés par ces derniers. L’idée qui prévaut est que le meilleur juge d’un spécialiste est l’utilisateur et non pas un autre spécialiste : le capitaine et non le constructeur pour le navire, le soldat et non le forgeron pour l’épée… et bien sûr, la communauté des citoyens pour toutes les affaires communes.

Encore une fois, la conception athénienne s’oppose à la notre qui considère que les experts ne peuvent être jugés que par leurs pairs. Ce présupposé, comme le fait remarquer C. Castoriadis, alimente à la fois l’expansion et l’irresponsabilité croissante des appareils bureaucratiques.

Quant à la professionnalisation de la politique et à la justification du pouvoir des hommes politiques par l’expertise qu’ils seraient les seuls à détenir, elles tournent en dérision le mot même de démocratie.

La communauté par opposition à l’État

La polis athénienne n’est pas l’équivalent d’un « État » au sens moderne. Thucydide précise que la « polis, ce sont les hommes ».

L’idée d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens n’existe pas pour les Athéniens de cette époque.

La polis est une sorte de personne morale. Elle possède une existence propre en dehors de la présence physique des milliers d’individus qui la constitue. A ce titre, elle négocie des traités, honore des engagements et assume ses responsabilités, à travers le temps.

Mais, l’idée d’une distinction entre un « État » et une « population » n’existe pas. Quant aux organisations techniques et administratives, elles sont cantonnées à des tâches d’exécution et supervisées par des magistrats. Ces derniers sont des citoyens, tirés au sort, tenus de rendre des comptes et révocables à tout moment.

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Les intérêts particuliers tenus à distance

Autre principe important pour les Athéniens :

Les intérêts particuliers doivent être maintenus à distance, autant que possible, lorsqu’une décision politique doit être prise.

Par exemple, si une guerre doit être déclarée, les citoyens qui habitent à proximité de la frontière ne peuvent pas prendre part au vote. Si une loi concernant l’approvisionnement agricole doit être votée, les agriculteurs sont tenus à l’écart… Dans les deux cas, les décisions doivent être prises dans l’intérêt commun or les habitants des frontières ou les agriculteurs ne pourraient pas voter en s’abstrayant de leurs intérêts particuliers.

Cornelius Castoriadis insiste sur cette volonté de préserver l’unité du corps politique. Il faut à tout prix éviter qu’il éclate sous l’effet de divisions et d’antagonismes.

Pour les Athéniens, la politique est par définition gestion du commun. Elle s’anéantit donc si elle devient un masque derrière lequel avance des intérêts particuliers.

Dans nos sociétés contemporaines, le corps politique n’est pas unifié mais fragmenté en partis, groupes de pression, lobbies. C’est que les sociétés elles mêmes sont profondément divisées par des intérêts contradictoires, principalement économiques.

Pour qu’une politique autonome orientée vers la gestion du commun puisse émerger, il faudrait au préalable réduire ces contradictions entre intérêts socio-économiques, au sein de la société.

L’espace public et l’éducation

La mise en œuvre de la démocratie directe à Athènes repose sur l’existence d’un espace public qui appartient à tous. Il est constitué de l’ecclésia, lieu de la prise de décision, mais aussi de l’agora, lieu d’échange et de circulation de la parole avant la prise de décision.

En occupant un espace public, la politique cesse d’être une affaire « privée » qui relève du roi, du gouvernement, de la bureaucratie, des hommes politiques ou des prêtres…

Les gens se parlent librement de tout ce qui peut les intéresser. Ils concrétisent l’ iségoria qui est le droit égal pour chacun de parler en toute franchise et la parrhésia qui est l’engagement pris par chacun de parler réellement en toute liberté, dès qu’il est question d’affaires publiques.

En aval de la prise de parole citoyenne, l‘éducation joue un rôle fondamental. Elle tend à faire prendre conscience que la polis, c’est chacun, à travers ses participations, ses décisions et ses comportements

L’auto-limitation par l’accusation d’illégalité

Si la démocratie est le régime de l’auto-institution alors elle est aussi celui du risque. Les décisions prises en assemblée ne sont pas encadrées par des limites ou des normes externes. Les citoyens peuvent décider « tout et n’importe quoi ».

Dès lors des questions surgissent. Comment un régime auto-instituant qui pose lui-même ses propres règles peut-il s’auto-limiter ? Quelles limitations la démocratie directe peut-elle se donner ? Et si limites il y a, comment faire en sorte qu’elles soient respectées ?

Tout d’abord, il faut insister encore, en démocratie radicale les normes ou les limitations qui sous-tendent la prise de décision ne sauraient être extrinsèques.

Elles ne peuvent provenir d’une source extérieure à l’assemblée des citoyens. Comme dans une théocratie, par exemple, où les lois sont d’origine divine.

Les modernes ont cru trouver une solution dans les « constitutions » ou les « chartes fondamentales » qui incluent des normes indépassables. Cependant, nous observons chaque jour que concrètement il n’y a pas d’autre loi qui s’applique que celle du plus fort, que sa force soit économique, communicationnelle, militaire ou physique…

Les Athéniens trouvent une réponse à la question de l’auto-limitation dans la procédure d’accusation d’illégalité.

Mettons qu’un citoyen propose une loi à l’ecclesia et qu’elle soit adoptée. Un autre citoyen peut l’accuser d’avoir poussé le peuple à voter une loi illégale. Un jury tiré au sort, pouvant comprendre jusqu’à 1500 individus, décide de son acquittement ou de sa condamnation. Dans le dernier cas la loi est annulée. Ainsi, il faut peser soigneusement sa décision avant de proposer une loi. Surtout, il faut éviter de s’appuyer sur des mouvements d’humeur passagers de la population.

Les Athéniens en appellent donc au peuple contre lui-même. Les citoyens qui constituent la seule force d’institution s’auto-limitent grâce à la possibilité d’accusation d’illégalité.

L’autonomie et la démocratie

Les Athéniens ont créé une communauté de citoyens capables de se doter d’institutions n’ayant pas d’autres fondements que ceux qu’ils voulaient bien lui donner.

Le sens capital de cette auto-institution est l’autonomie.

La question de l’autonomie est centrale dans l’œuvre de Cornelius Castoriadis. Rappelons la brièvement. Les êtres humains créent les institutions sociales : les règles, les normes, les langages, les manières d’être et de se comporter…

Pour aller plus loin, l’article sur la notion d’autonomie chez C. Castoriadis

Quand ce processus de création se réalise en toute conscience, c’est l’autonomie. Les individus savent qu’ils se donnent des lois.

Quand les êtres humains oublient qu’ils ont créé les institutions qui gouvernent ou orientent leur vie quotidienne, c’est l‘hétéronomie. Les normes semblent être imposées de l’extérieur et inchangeables.

Pour Cornélius Castoriadis, l’institution des sociétés occidentales modernes repose sur deux grands imaginaires.

Le premier trouve son origine dans l’acte volontaire de conquête de l’autonomie des grecs et le second dans le capitalisme.

Entre ces deux imaginaires, Castoriadis dit qu’il nous faut essayer de favoriser l’un plutôt que l’autre. Car nous ne pouvons nous débarrasser de l’un des deux. Notre défi est de penser leur articulation différemment.

Pour ce faire, il propose de s’appuyer sur l’expérience athénienne. Il nous invite à réfléchir aux conditions concrètes d’une organisation collective proprement autonome, qui se sait pleinement responsable d’elle-même et de ses choix.

A ce titre, une démocratie radicale impliquerait l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants, dans la politique, l’économie et le social en général.

© Gilles Sarter

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Imaginaire social et autonomie

Imaginaire social et autonomie

Pour Cornélius Castoriadis, les sociétés s'érigent par la création d'imaginaires sociaux. Ces imaginaires se concrétisent sous la forme d'institutions qui finissent par s'autonomiser et par devenir aliénantes.

Dans la première partie de son livre "L'institution imaginaire de la société", le sociologue revient sur la théorie et le projet révolutionnaire du marxisme. Il en profite pour ré-interroger la notion d'autonomie, dans ses deux dimensions individuelle et sociale.

La régulation par l'autre

Pour un pays ou une collectivité l'autonomie serait le fait de se gouverner par ses propres lois.

Par analogie, un individu est dit autonome s'il se détermine ou se régule par soi-même. A l'inverse, est dit hétéronome ou aliéné celui qui est régulé par un autre.

Selon Castoriadis, l'hétéronomie constitue notre lot commun. C'est en quelque sorte, un état initialement donné. L'autonomie ne va pas de soi.

Cependant, si l'être humain ne naît pas autonome, il peut tendre à le devenir.

Le sujet hétéronome est donc régulé par un autre. Mais de quel autre est-il question ? Pour Castoriadis, l'essentiel de l'aliénation, au niveau des individus, est domination par un "imaginaire autonomisé".

L'imaginaire au fondement des sociétés

"Imaginaire" doit ici s'entendre selon le sens courant du terme, c'est-à-dire comme "invention".

Au fondement de toutes les sociétés humaines, on rencontre l'imagination. Celle-ci fournit une explication du monde et définit les modalités de l'organisation sociale.

Cornélius Castoriadis, "L'invention imaginaire de la société", 1975.Que l'on pense à la société pharaonique, à la monarchie de droit divin ou à l'économie capitaliste : il a bien fallu inventer tout cela pour que cela devienne réalité.

Ainsi le modèle capitaliste d'organisation sociale a remplacé le féodalisme, en inventant : que la nature (la terre) et l'être humain (sa force de travail) pouvaient être traités comme des marchandises ; que l'accumulation de profits pouvait constituer le but ultime de la vie... Karl Polanyi a décrit tout cela dans le détail.

La notion d'imaginaire autonomisé présente les deux caractéristiques qu’Émile Durkheim attribue à tous faits sociaux.

Premièrement, cet imaginaire est à la fois présent à l'intérieur et à l'extérieur de l'esprit des gens. Par exemple, tout le monde possède l'idée de vente de la force de travail.

En même temps, cet imaginaire s'institue hors des consciences, sous des formes très concrètes : dans toutes les entreprises qui emploient de la main d’œuvre rémunérée, dans des textes de loi ou des réglementations, dans les manifestations de ceux qui veulent que leur travail soit mieux rémunéré...

Deuxièmement, cet imaginaire détermine les actions des individus. Car, on a bien compris que l'être humain ne vient pas au monde en portant en lui ce qu'il fera de sa vie.

Ni la vente de sa force de travail, ni le maximum de consommation ou d'accumulation de capital ne sont innés à l'enfant.

La société capitaliste ne peut exister qu'à condition qu'un imaginaire autonomisé continue de produire en permanence des millions ou des milliards d'exemplaires de travailleurs et de consommateurs.

De même que la société féodale n'a perduré que tant que son imaginaire a pu produire des serfs et des seigneurs...

L'aliénation des individus et des sociétés expliquée par le sociologue Castoriadis

L'autonomie chez l'individu

Nous revenons ainsi à la notion d'hétéronomie. Le sujet est régulé par un autre qui est un imaginaire autonomisé. Celui-ci détermine ce qu'il a à désirer et à être.

Mais, il faut encore insister sur ce point capital. Il ne peut y avoir aliénation que si le sujet investit de réalité cet imaginaire. Ce n'est qu'ainsi qu'il lui confère son pouvoir.

Insistons sur ce point. Ce qui est crucial, c'est que l'imaginaire est non su comme tel.

Le sujet perçoit les exigences et les significations qui pèsent sur lui, comme allant de soi. Par exemple, il pense qu'il est "normal" ou "naturel" de vendre sa force de travail pour vivre...

Simultanément, il vit ses désirs ou ses investissements comme étant authentiques, c'est-à-dire comme appartenant à une vérité qui lui est propre : "je suis fait pour vendre ma force de travail" ou encore "c'est ma nature de vendre ma force de travail".

Dès lors, l'autonomie n'est pas obligatoirement négation de l'imaginaire, dans son contenu. Mais, c'est avant tout, sa négation en tant qu'il est un imaginaire.

Dans le cadre de la société capitaliste, je ne nie pas forcément que je doive vendre ma force de travail pour survivre. Mais, je suis conscient que cette façon de vivre résulte d'un imaginaire qui s'impose à moi et que d'autres imaginaires sont possibles.

L'autonomie n'est donc pas élimination totale du discours de l'autre. Elle est plutôt instauration d'un nouveau rapport avec cette altérité, qui est enfin identifiée comme telle.

Pour Castoriadis, le sujet autonome conçu comme une monade qui aurait éliminé en lui toutes traces résultant du contact avec autrui n'existe pas. La personne humaine est toujours une fabrication sociale.

Le "Je" de l'autonomie correspond plutôt à une instance active et lucide qui est capable d'objectiver, de mettre à distance et de transformer le discours de l'autre dont il est le dépositaire.

En ce sens l'autonomie n'est pas un état que l'on peut atteindre. C'est une activité de dévoilement qui ne finit pas, car le discours de l'autre ne tarira jamais en nous.

L'hétéronomie instituée

Toutefois, l'autonomie ne saurait se limiter, à un travail sur soi. En effet, on ne peut être pleinement autonome, si dans la vie quotidienne, on est soumis très concrètement à des hiérarchies, des règles, des interdits ou des obligations édictées par autrui.

Or, nous avons vu que l'imaginaire social s'institue dans le monde. L'autre n'est pas seulement présent dans les esprits. Il est aussi "solidifié" dans des structures matérielles et institutionnelles : des lois, des gouvernements, des polices, des entreprises, des outils, des journaux...

L'aliénation ne se limite donc pas à sa dimension "psychologique". Elle est également conditionnée par les institutions.

Castoriadis écrit que ces dernières sont construites de telle sorte qu'elles instillent la passivité et le respect de l'ordre établi. Elles mettent des barrières et poussent dans une certaine direction.

C'est pourquoi, le sociologue avance que la vision, selon laquelle les gens sont exploités parce qu'ils veulent bien l'être, est fausse.

En effet, dans leur vie individuelle, le combat est inégal qui les oppose au poids écrasant de la société instituée.

Les deux aspects de l'aliénation instituée

L'hétéronomie instituée présente deux aspects.

En premier lieu, les institutions sont aliénantes lorsqu'elles établissent une division antagonique de la société : pouvoir d'un groupe d'individus sur la majorité ou pouvoir d'une classe sur une autre...

En second lieu, il y a aliénation de la société toute entière à ses institutions. Car comme on l'a vu, les institutions une fois établies tendent à s'autonomiser. Elles acquièrent une inertie et une logique qui leur sont propres.

D'une situation où une institution est au service de la société, on bascule dans une autre où c'est la société qui est au service de l'institution.

Ce phénomène est illustré par le cas des institutions économiques. Leur fonction originelle était de fournir à la société les éléments nécessaires à la satisfaction de ses besoins (faim, éducation, abri...). Dans le système capitaliste, à l'inverse, c'est toute la société qui est organisée afin de servir l'économie.

La société autonome

Sur le même thème, lire aussi, un article sur la socialisationFinalement, il paraît difficile d'imaginer une société sans institution. Mais encore une fois, l'aliénation est avant tout une modalité de rapport. Il y aliénation de la société non pas parce qu'il y a des institutions mais parce que les institutions s'autonomisent et que cette autonomisation n'est pas connue comme telle.

L'autonomie suppose à l'inverse que la société se régule elle-même tout en sachant qu'elle le fait.

Un tel programme nécessiterait, par exemple, que chacun puisse participer directement aux décisions qui affectent la vie politique, économique et sociale.

Gilles Sarter


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