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Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Pour les groupes dominés, la question de l’action politique émancipatrice est liée à celle de l’autonomie, c’est-à-dire à la capacité de se déterminer soi-même.

Sur le plan des structures sociales objectives, c’est la capacité à s’auto-organiser, à construire des institutions (partis politiques, syndicats, associations…) durables et indépendantes. Sur le plan des structures sociales mentales, c’est la capacité à s’auto-définir soi-même, en rompant avec les visions et les divisions du monde imposées par les dominants (identitarisme, essentialisme, racisme, sexisme…).

Les problèmes de l’autonomie

Dans leur lutte pour l’autonomie, les dominés sont confrontés à un certain nombre de problèmes que ne connaissent pas les dominants. Alors que les dominés doivent inventer des nouvelles formes d’action et de pensée, les dominants peuvent se contenter d’un statu quo sur les structures sociales mentales et objectives existantes. Or il est plus économique de se conformer aux structures établies que de s’en extraire.

Abdellali Hajjat, Les dilemmes de l’autonomie : assimilation, indigénisme et libération, site Quartiers XXI, 7 octobre 2015

Il en résulte que les groupes de dominés sont traversés par ce qu’Abdellali Hajjat appelle des dilemmes de l’autonomie. Ces dilemmes peuvent conduire à des conflits internes et à des scissions.

Les analyses du sociologues sont issues de l’observation de mouvements de lutte de l’immigration : mouvements anticolonialistes algériens, mouvement des travailleurs immigrés (1960-1970), mouvement des jeunes immigrés (1980-1990), organisations musulmanes, noires, sans-papiers ou de femmes racisées.

L’alliance entre représentants et représentés

Le mouvement nationaliste algérien né en France dans les années 1920 a réussi à construire son autonomie politique sur l’alliance entre une émigration algérienne politique et une émigration de travail faiblement politisée.

Ce rapprochement entre les deux groupes était facilité par une forme de connivence. Ils étaient tous les deux constitués principalement de jeunes hommes, confrontés à la même expérience de l’émigration, notamment à la séparation avec leur milieu familial et social d’origine.

La politisation de l’émigration de travail, par l’action des émigrés politiques, conduisit à la création d’un nouveau groupe social, celui des « Algériens », ayant un objectif précis, l’indépendance territoriale de l’Algérie et la souveraineté nationale du peuple algérien.

Grâce à cette alliance avec l’émigration de travail, les premiers émigrés politiques purent s’affranchir de la nécessité de chercher l’appui de grands partis politiques français, stratégie qui aurait pu conduire à leur mise sous-tutelle. Les mouvements d’émigrés, après les Indépendances, connurent une situation différente.

Le défaut d’institutions autonomes

Le Mouvement des Travailleurs Arabes (1972-1976) et les mouvements des jeunes immigrés (années 1980-1990) ne réussirent pas à opérer une jonction solide avec les populations qu’ils voulaient représenter et donc à construire des organisations politiques durables.

Le MTA était principalement composé d’étudiants, de militants de la cause palestinienne, d’opposants aux dictatures de leur pays d’origine et d’ouvriers politisés. Ils ne réussirent pas à surmonter les divisions de nationalités et de classes internes à la population émigrée.

En ce qui concerne la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983), la plupart des marcheurs étaient des enfants de harkis, catégorie de population stigmatisée au sein de l’émigration. Ils éprouvèrent de ce fait une grande difficulté à se poser en porte-paroles de l’ensemble des jeunes émigrés. Le succès de la Marche s’explique davantage par le soutien de militants de gauche, de journalistes et de membres du gouvernement socialiste que par l’adhésion active et massive de ces derniers.

Or pour Abdellali Hajjat, c’est cette incapacité à construire un lien entre représentants et représentés qui a conduit directement à l’impossibilité de bâtir des institutions politiques ou militantes autonomes au sein des minorités.

Une institution au sens ordinaire (parti, syndicat, association…) est une structure sociale qui est créée par des individus mais qui survit à leur départ et qui continue à remplir les fonctions pour lesquelles elle a été créée (porter la « cause », mener la « lutte »…).

Les organisations qui n’arrivent pas à opérer une jonction entre représentants et représentés ne survivent pas au désengagement de leurs fondatrices et fondateurs.

La stratégie assimilationniste

Les dilemmes de l’autonomie mentale portent sur les catégories de pensées qui permettent aux groupes dominés de se penser et de penser les divisions du monde social. Abdellali Hajjat identifie trois idéaux-types de stratégies mises en œuvre par les militants minoritaires.

La stratégie assimilationniste adopte les catégories de pensée d’un racialisme inavoué. Si le racialisme avoué croit en la supériorité d’une « race » ou d’une culture sur une autre, le racialisme inavoué proclame l’égalité entre les êtres humains mais à condition qu’ils se soumettent à un processus d’assimilation.

En d’autres termes, les dominés peuvent s’émanciper mais si et seulement si ils abandonnent des mœurs, des pratiques, des croyances considérés comme inférieurs.

Pour Abdellali Hajjat, les stratégies assimilationnistes ne peuvent être considérées comme des stratégies d’autonomisation efficaces. En effet, il n’y a pas plus hétéronome que d’accepter la négation de sa propre individualité.

La stratégie de l’indigénisme

Abdellali Hajjat voit dans la stratégie de l’indigénisme, une forme de perpétuation d’une catégorie de la pensée dominante, l’essentialisme. L’essentialisme réduit l’identité des individus ou des groupes à quelques caractéristiques permanentes de types « raciales », religieuses, culturelles ou sociales [1].

Pour Edward Saïd (Culture et Impérialisme), l’impasse de l’indigénisme réside dans l’acceptation des termes et conséquences de l’impérialisme lui-même : la division du monde et le dressage des êtres humains les uns contre les autres (noirs contre blancs, musulmans contre chrétiens, juifs contre arabes…).

Abdellali Hajjat associe une autre impasse à l’indigénisme. La focalisation sur quelques traits identitaires constituerait un obstacle pour les approches intersectionnelles. Si la pureté de l’identité devient la préoccupation essentielle, elle peut conduire à rejeter les alliances avec les groupes qui ne la partagent pas, mais dont les membres vivent des formes de domination ou d’oppression similaires (racisme, exploitation économique, sexisme…).

La stratégie de l’humanisme radical

Finalement, la stratégie que Abdellali Hajjat préconise est celle de l’humanisme réel ou humanisme radical dont il rattache la tradition à Edward Saïd et Franz Fanon. Cette humanisme tente de subvertir les catégories de la pensée dominante, en s’appuyant sur trois recommandations.

Premièrement, l’humanisme radical engage à refuser l’essentialisme, c’est-à-dire la réduction de la complexité des individualités à quelques caractères.

Deuxièmement, il s’appuie sur l’exercice de la capacité de distanciation vis-à-vis de soi et du monde.

Le monde social tel qu’il existe est contingent et non nécessaire. Il peut être déconstruit et reconstruit. L’individu est un sujet déterminé socialement. Il doit donc faire preuve de réflexivité à l’égard de ses propres manières d’agir et de penser s’il ne veut pas être le simple jouet de ses déterminations sociales et culturelles.

Troisièmement, l’humanisme radical engage chaque individu à reconnaître ses propres privilèges (de genre, de classe, de « race »…), à agir contre leur perpétuation à travers ses propres comportements et à soutenir les luttes des groupes dominés.

Gilles Sarter

[1] Le philosophe Norman Ajari s’inscrit en faux contre cette vision de l’indigénisme. Voir par exemple, Faire vivre son essence et La faillite du matérialisme abstrait sur le site du PIR.

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Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Le sociologue Robert Castel appelle « supports » les conditions objectives qui permettent à l’être humain de se construire comme individu dans une société donnée. Dans un précédent article, nous avons vu que la figure de l’individu moderne émerge au 17è-18è siècles, en s’appuyant notamment sur le support de la propriété privée. L’individu moderne est d’abord un propriétaire.

Cependant, dès la fin du 19è siècle, il semble bien avéré que l’accès au statut d’individu par la propriété est impossible pour la grande majorité de la population. Avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, c’est le salariat, plus que la propriété généralisée qui est en pleine expansion.

Après un processus séculaire fait de luttes et de négociations, c’est ce salariat qui va être consolidé par des « protections » qui lui seront propres et qui pourront assumer en partie les fonctions de support, réservées auparavant à la propriété.

La construction de la propriété sociale

Ces nouvelles garanties associées au salariat sont appelées « propriété sociale », par opposition à la propriété individuelle. Le droit à une pension de retraite et à des assurances contre les risques sociaux, l’accès à des services publics, le droit du travail garantissent aux travailleurs un minimum de sécurité et de protection. Ces nouveaux supports agissent comme un minimum de propriété individuelle.

Le noyau de la propriété sociale se construit donc à partir des institutions du travail. Le nouveau statut de l’emploi, qui émerge au tournant des 19è et 20è siècles tente de rompre avec la relation contractuelle des débuts du capitalisme industriel qui place deux contractants en relation individualisée. Le propriétaire des moyens de production, dans cette relation, l’emporte sur le travailleur car il dispose des réserves qui lui permettent d’imposer ses conditions. Le travailleur est contraint d’accepter les termes du contrat, pressé par l’urgence du besoin.

L’établissement de conventions collectives permet au travailleur de s’appuyer sur des règles préalables, négociées collectivement. A travers ces conventions, mais aussi du droit du travail et de la protection sociale, c’est le collectif qui protège le sujet qui n’est pas protégé par la propriété individuelle.

La loi sur les retraites ouvrières et paysannes (1910) a des effets matériels dérisoires. Les pensions sont très faibles et la majorité des bénéficiaires potentiels meurent avant l’âge. Mais cette réforme est d’une grande portée car elle ouvre une alternative à l’hégémonie de la propriété privée pour assurer la sécurité des travailleurs. En 1946, elle débouche sur un régime unique de sécurité sociale qui concerne presque l’ensemble de la population française.

L’ouvrier spécialisé comme figure de l’individu

En ce qui concerne le statut de l’individu, le dépassement de la propriété individuelle comme support nécessaire de l’indépendance et de la sécurité signifie que les non-propriétaires peuvent exister et être reconnus comme des individus à part entière.

Le type de cet individu correspond à l’ouvrier spécialisé des années 1960-1970. Il n’est pas nécessairement propriétaire de son logement, mais de sa voiture et de ses meubles. Ses revenus en tant qu’employé, puis en tant que retraité semblent assurés. Il ne vit pas dans l’opulence mais peut prendre des vacances, se cultiver, participer à la vie associative, syndicale ou politique. Il peut accéder à un ensemble de services publics (hôpitaux, écoles, bibliothèques…) et envisager l’entrée de ses enfants dans les études supérieures…

Cette description n’a rien d’idyllique. Elle n’évoque pas la liberté ni l’autonomie. Mais elle dessine cependant l’apparition d’un « individu » qui se construit à partir des supports que sont le salariat protégé ou la « propriété sociale ».

La révolution qui met fin à l’exploitation de la force de travail n’a pas eu lieu en Europe occidentale. Mais, entre la condition du salarié telle que nous venons de l’esquisser et celle du prolétaire du capitalisme du début de l’industrialisation, il s’est effectué un changement qualitatif.

L’individu du salariat demeure subordonné mais sa subordination est partiellement compensée par des supports qui lui permettent d’essayer de conduire sa vie et de tracer son parcours, dans le cadre des systèmes de contraintes ou d’obligations de la société capitaliste.

Cet individu n’est donc pas une monade. Il a des engagements et des devoirs. Il endosse des rôles sociaux et il se définit par des appartenances collectives (famille, parti, église, métier…). Mais il est personnalisé parce que justement il n’est pas seulement un membre incorporé à ces collectifs. Il y agit mais en son nom propre et en disposant d’une marge de manœuvre.

Cette figure correspond au fond à celle de l’individu bourgeois du 19ème siècle dont le support était la propriété. Le bourgeois était un individu au sens où il était affranchi des systèmes de dépendance traditionnelle qui l’incorporaient dans des groupes d’appartenance, sans être pour autant affranchi de sa responsabilité de bon chrétien, de bon père de famille, de bon citoyen, de bon patriote…

Pour Robert Castel, le support de la propriété privée qui permettait l’émergence de l’individu bourgeois au 19è siècle s’est assouplie et généralisée pour donner l’individu salarié, appuyé sur le support de la propriété sociale, au 20è siècle.

Gilles Sarter

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La sociabilité comme forme d’interaction

La sociabilité comme forme d’interaction

Georges Simmel place la notion de sociabilité au centre de sa conception relationnelle du monde social.

Une sorte de lien social pour lui-même

Dans un article de 1910, Georges Simmel introduit la notion de Geselligkeit en sociologie. La traduction de ce terme peut être rendue par « le fait d’être avec d’autres personnes agréablement ». Ce sens est proche d’un usage premier du mot français « sociabilité » qui en fait une aptitude à fréquenter agréablement ses semblables (Dictionnaire de l’Académie française, 1798).

Cette Geselligkeit – sociabilité est au centre du monde social tel que Georges Simmel le conçoit. A ce titre, la perspective qu’il adopte est strictement relationnelle. La société se construit au fil des actions réciproques que les individus établissent entre eux, en vertu d’intérêts et pour la réalisation de ces derniers.

Dans cette conception, le sociologue envisage la sociabilité comme une forme pure ou résiduelle du phénomène de socialisation. Il s’agit d’une sorte de lien social pour lui-même, au sens où il est constitué d’actions réciproques, dépourvues de toute contrainte et finalité rationnellement utilitaire : manger ensemble, s’écrire, se parler, rire…

Une vision relationnelle du monde social

A ce sujet, lire notre article sur la nature du social selon Émile DurkheimLa vision du sociologue allemand s’oppose nettement à la conception holiste de son contemporain Émile Durkheim. Pour le sociologue français, la société est plus que la simple somme des éléments qui la composent. Les associations d’individus donnent naissance à des faits sociaux  ayant des caractéristiques et des propriétés spécifiques. L’explication sociologique d’un fait social doit donc être recherchée dans d’autres faits sociaux qui le déterminent et non dans les individualités qui le composent.

Georges Simmel veut s’élever contre ce qu’il considère comme une vision réificatrice du monde social. Les phénomènes sociaux ne sont jamais que la somme de différentes formes de liaisons, entre les éléments qui les composent. Ce que le langage commun appelle « société », « État », « famille », « parti politique »… ne renvoie jamais qu’à des actions réciproques durables.

Basiquement, la vie sociale est constituée d’une infinité d’actions inter-individuelles qui nous paraissent futiles, à première vue. Les gens se parlent, s’écrivent, se jalousent, s’amusent, partagent des repas par-delà des intérêts tangibles. Ces actions relient les individus les uns aux autres. Elles les conduisent à adapter leurs comportements les uns vis-à-vis des autres. Finalement, elles exercent une puissante force ordonnatrice de la vie sociale.

La sociabilité comme forme d’interaction

Le social constitué par les actions réciproques est relativement fragile. Mais quand ces actions se stabilisent et s’établissent durablement, elles forment des cadres qui orientent la conduite des individus. Les organisations super-individuelles auxquelles nous pensons habituellement, sous les noms de « société », « famille », « Église »… ne sont pour G. Simmel que des moyens de consolider les actions réciproques quotidiennes, à l’aide de cadres durables.

Ce que nous appelons une « famille », c’est un ensemble d’individus qui sont engagés dans des actions réciproques qui entrent dans les cadres qui définissent des interactions familiales. C’est pourquoi un repas de famille, n’est pas la même chose qu’un repas professionnel ou que le repas annuel d’une association…

Dans la perspective de Georges Simmel, la notion de sociabilité a deux valeurs. D’une part, elle permet de rendre compte de l’existence de formes d’actions réciproques qui à première vue nous paraissent anodines. Alors qu’en réalité, ces actions jouent un rôle central dans l’ordonnance du monde social.

D’autre part, la notion de sociabilité sert à Georges Simmel pour illustrer l’idée que les formes sociales ne sont pas des objets figés mais des processus qui découlent d’interactions entre individus. La spécificité de la sociologie devrait selon lui consister à analyser les modalités dans lesquelles se nouent ces actions réciproques.

© Gilles Sarter

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Les Traditions Sociologiques Loyalistes et Impersonnelles

Les Traditions Sociologiques Loyalistes et Impersonnelles

Parmi les traditions sociologiques, Randall Collins distingue les traditions loyalistes-héroïques et les traditions impersonnelles-anonymes. L’exemple de la sociologie élaborée par Durkheim permet de comprendre comment peut s’opérer le passage d’une tradition loyaliste à une tradition impersonnelle.

Communautés et traditions sociologiques

Une tradition s’entend ici comme une forme de savoir qui est transmise d’une génération à l’autre et à laquelle une communauté s’identifie. Souvent ces traditions sont mises en forme par opposition avec celles qui sont développées par des communautés rivales.

Les sociologues se présentent généralement comme des « iconoclastes » qui abattent les traditions ou encore comme des « hérétiques » qui proposent des explications du monde social qui vont à l’encontre des explications traditionnelles.

R. Collins, Les traditions sociologiques, Enquête, 2-1995, pp.11-38

Or, même s’ils s’opposent aux traditionalistes dans le monde ordinaire, force est de constater que les sociologues s’organisent eux aussi en communautés, sur la base de traditions intellectuelles.

Les traditions loyalistes

Randall Collins désigne ainsi les traditions qui sont centrées autour d’un fondateur héroïque. Ce héros commande la loyauté des disciples à travers des générations successives d’érudits qui font l’exégèse de ses écrits fondateurs. La chaîne de tradition loyaliste se consacre bien sûr à l’étude de problèmes ou de terrains sociaux nouveaux mais elle le fait avec le souci de montrer que la théorie originelle conserve son pouvoir d’explication.

Les loyalistes dépensent beaucoup d’énergie à défendre les idées du fondateur contre les communautés intellectuelles rivales. Les débats sur les hérésies au sein d’une même communauté constituent une autre forme d’action majeure. Des factions peuvent se former, se disputer la position de gardienne de l’orthodoxie, tenter de s’exclure mutuellement du lignage. La tradition loyaliste n’exclut donc pas la possibilité de créativité intellectuelle. Ce qui peut être interprété par les uns comme des hérésies peut conduire à des théories et des résultats innovants.

Le traditionalisme héroïque en sociologie concerne ou a concerné certains des plus grands auteurs, Karl Marx, Émile Durkheim, Max Weber, George Herbert Mead

Approches théoriques et empiriques

Le traditionalisme peut favoriser une forme de scission entre d’une part une approche plus théorique de la sociologie et, d’autre part, les travaux empiriques fondés sur des enquêtes. Randall Collins relève que des années trente aux années quatre-vingt-dix, le concept de « théorie sociale » a été identifié à l’étude de textes fondateurs.

Talcott Parsons avec The Structure of Social Action (1937) a été le premier à produire une théorie sociale en juxtaposant les écrits de Max Weber, Émile Durkheim, Vilfredo Pareto et Alfred Marshall. Jeffrey Alexander, Jürgen Habermas, Anthony Giddens peuvent aussi être rangés dans la catégorie du « loyalisme de la synthèse ». Cette démarche fondée sur la combinaison peut paraître paradoxale, dans la mesure où elle tente de rester fidèle aux éléments directeurs de différentes traditions.

Par ailleurs, R. Collins observe dans ces approches une contradiction majeure avec la voie qui avait été choisie par les héros fondateurs. En effet, le fonctionnalisme s’affranchit par principe de la confrontation de ses théories avec les résultats d’enquêtes empiriques. Or M. Weber ainsi que E. Durkheim et K. Marx n’ont jamais considéré la théorie comme autonome des analyses fournies par l’observation du monde social.

Les traditions impersonnelles

Dans les traditions impersonnelles ou anonymes, les lignages ne sont plus fondés sur des héros fondateurs mais sur des idées et des techniques. Comme exemple, R. Collins donne la théorie du choix rationnel ou celle de l’analyse du rituel et du symbolisme. Ces théories ont respectivement des racines weberiennes et durkheimiennes mais elles se développent maintenant comme des traditions anonymes.

Comment une tradition héroïque peut-elle se muer en tradition anonyme ? Au tournant des 19è et 20è s., il existait une véritable école durkheimienne. Un réseau d’intellectuels bien organisé autour de la personne d’E. Durkheim poursuivait avec succès une politique de conquête de positions universitaires. Il contrôlait son programme de recherches et de publications. Il alimentait en idées les débats publics et politiques (vers 1920 les travaux de E. Durkheim été cités à la Chambre des députés).

Toutefois à partir des années trente, la lignée connut un déclin. Les facteurs de ce revirement sont multiples. Au cours de la Première Guerre mondiale, plusieurs jeunes chercheurs perdent la vie. Après avoir été considérée comme progressiste, la théorie durkheimienne connaît un retournement de réputation et se voit étiquetée comme dogmatique voire réactionnaire. Le soucis de la solidarité sociale devient un anathème pour les politiciens de gauche qui veulent prendre leurs distances avec le socialisme.

Multiplication des lignages

Malgré tout, la tradition de la sociologie durkheimienne ne meurt pas. Les idées qu’elle véhicule connaissent même une dissémination telle qu’elles fécondent une bonne partie des sciences sociales et historiques. La tradition persiste donc mais en abandonnant la référence prééminente à son fondateur. Elle devient anonyme.

Au sein de cette tradition impersonnelle, R. Collins distingue plusieurs lignages. Une ligne de transmission macro-sociologique s’appuie sur le fonctionnalisme et sur l’idée de l’évolution des systèmes sociaux vers la différenciation (T. Parsons, N. Luhmann, J. Alexander).

Une branche micro-sociologique s’intéresse prioritairement aux rituels, aux solidarités locales et à leurs symboles. A. Radcliff-Brown développe une approche structuro-fonctionnaliste du social. Mary Douglas élabore une théorie de l’influence des institutions sur la construction des identités sociales. Lloyd Warner étudie le symbolisme et le rituel des classes sociales modernes. Son élève, Erving Goffman, décrit les solidarités éphémères, suscitées par les rencontres sociales, en forgeant la notion de « rite d’interaction »…

Quant à la tradition structuraliste, elle veut montrer que l’ordre social est formé en profondeur par les systèmes symboliques. A travers les théories de Claude Lévis-Strauss, elle se rattache aux travaux d’Émile Durkheim et Marcel Mauss sur les formes primitives de classification (1903). Cependant, c’est la référence aux travaux de F. de Saussure qui tend à s’imposer dans le récit de la constitution du structuralisme. Il s’agit là d’un processus classique de l’anonymisation d’une tradition héroïque. L’accent est mis sur une origine au détriment d’une autre.

Chez Pierre Bourdieu, R. Collins observe une autre caractéristique de la tradition impersonnelle. Le sociologue se positionne dès ses premiers ouvrages en attaquant les théories de C. Lévi-Strauss. Comme il organise ses idées en opposition avec celles du structuraliste, sa théorie de l’habitus acquiert un « air de famille » avec l’idée de « structure profonde » qui est au centre de la pensée de C. Lévi-Strauss.

© Gilles Sarter

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État fort et Néolibéralisme

État fort et Néolibéralisme

Une représentation commune associe le néolibéralisme à un désengagement généralisé de l’État de la vie sociale, économique et internationale. Wolfgang Streeck montre, au contraire, qu’un motif fondamental du néolibéralisme est qu’il faut un « État fort » pour une « économie libre ». Grégoire Chamayou montre que les théoriciens néolibéraux (Hayek, von Mises, Schumpeter) ont puisé cette idée dans l’œuvre du politologue allemand Carl Schmitt.

La démocratie-providence est l’État total

Dans les années 1920-1930, Carl Schmitt soutient la thèse que l’État neutre et libéral (au sens d’Adam Smith) dont l’action est caractérisée par un « laisser-faire » dans la sphère économique est en train de devenir un « État total ». A la même époque, Mussolini emploie l’adjectif « totalitaire » en lui donnant une valeur positive. C. Schmitt utilise l’expression « État total » dans un tout autre sens. Elle désigne chez lui, de manière dépréciative, la « démocratie-providence », c’est-à-dire un régime démocratique parlementaire associé à des politiques de l’État-providence.

Grégoire Chamayou, Une société ingouvernable. Genèse du Libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018.L’argumentaire que déroule le politologue est le suivant. Un gouvernement démocratique est continuellement sommé de répondre aux exigences provenant des différentes composantes de la société. Il est donc conduit à intervenir dans les sphères sociales et économiques. Dans de telles circonstances, il n’est plus possible d’établir une distinction entre les questions d’ordre politique qui ne devraient relever que de l’État et les autres questions d’ordres économique et social qui ne devraient pas le concerner.

L’« État-providence » est « sans dehors ». Tous les domaines de la vie tombent sous son ressort. Il devient un « État total ». Or selon C. Schmitt, plus il s’étend et se répand dans toutes les directions, plus l’État devient faible. Sa force s’atténue au fur et à mesure que son champ d’action s’élargit.

L’État fort est militaro-médiatique

A cet « État quantitatif » et faible, le politologue veut opposer un « État qualitatif » et fort. C’est ainsi que quelques années avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il en appelle à la formation d’un État qui concentrerait entre ses mains la puissance des techniques militaires modernes appliquées à la répression. Ces moyens techniques, écrit-il, conférant « un tel pouvoir et une telle influence que les anciennes notions de pouvoir d’État et de résistance à ce pouvoir s’estompent ».

En plus des moyens techniques de répression, un État fort monopoliserait aussi l’usage des nouvelles technologies de l’information, à des fins de propagande et de manipulation des masses : « la montée en puissance des moyens techniques offre cependant aussi la possibilité d’exercer sur les masses une influence bien supérieure à tout ce que pouvaient accomplir la presse et les autres moyens traditionnels de formation de l’opinion.»

Cet État militaro-médiatique, insiste G. Chamayou, qui serait doté des meilleurs moyens de répression et de manipulation, ne tolérerait plus la contestation et n’hésiterait plus à combattre les forces contestatrices en les désignant comme des « ennemis de l’intérieur ».

L’État fort pour une économie libre

Fort dans la répression des mouvements sociaux et politiques d’opposition, l’État que C. Schmitt voudrait voir advenir, suspendrait son action au seuil de la sphère économique. La liberté d’entreprendre et de commercer serait protégée et même étendue autant que possible. Dès qu’il aborderait les questions d’économie, l’État fort renoncerait à son autorité.

Au fond, comme l’écrit G. Chamayou, s’il dépolitise la société, l’État fort ne le fait que dans les limites d’une distinction bien comprise entre politique et économie. Une fois la lutte des classes maintenue sous son talon de fer, il laisse le capitalisme prospérer.

Dans les années 1940, les gouvernements alliés utilisent l’expression « lutte contre le totalitarisme » pour justifier leur entrée en guerre contre les forces de l’Axe. A la même époque, Hayek dans La Route vers la servitude (1944), von Mises dans Le Gouvernement omnipotent (1944), Schumpeter dans Capitalisme, socialisme, démocratie (1942) reprennent des éléments de la thèse de C. Schmitt. Le régime de la démocratie-parlementaire et les politiques de l’État-providence conduiraient inexorablement vers un « État totalitaire ». La démocratie-providence alimenterait un socialisme qui saperait l’État de droit et mènerait directement au fascisme. Ils appellent donc à abandonner ce type régime.

Face à eux, des penseurs tels que Hermann Heller, Herbert Marcuse ne s’abusent pas. Au lieu d’interpréter le totalitarisme comme étant enfanté par la démocratie sociale, ils le comprennent au contraire comme sa négation. Ils voient dans le totalitarisme européen une réaction fondée sur une synthèse entre autoritarisme politique et économie libérale. Pour Marx Horkheimer, ce n’est pas la démocratie sociale qui conduit intrinsèquement au fascisme mais le capitalisme monopolistique qui prend sa revanche lorsqu’il voit ses intérêts attaqués par cette dernière.

L’État fort et le néolibéralisme

A la fin des années 1960, le contexte de la Guerre Froide, les conquêtes sociales de l’après-guerre, les nouvelles contestations sociales et politiques aux USA, en Amérique latine et en Europe inquiètent le milieu des affaires. Un mouvement de mise en application des thèses néolibérales s’amorce, dès 1974 dans le Chili de Pinochet, puis au début des années 1980 aux USA (Reagan) et en Grande-Bretagne (Thatcher). Nous n’en sommes pas encore sortis.

Sur ce sujet, lire aussi un article sur le néolibéralisme et la théorie du capital humainContrairement à une idée répandue et souvent instrumentalisée par ceux qui les mettent en application, les politiques néolibérales ne sont pas alimentées par une « phobie » de l’État. Bien au contraire, elles s’appuient sur l’idée qu’il faut un État fort, capable de façonner les mentalités (dès l’école) et de réprimer les oppositions et les contestations, pour imposer la dérégulation, la privatisation et la financiarisation de l’économie.

Gilles Sarter

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