Socialisation

Qu’est-ce qu’un espace social?

Qu’est-ce qu’un espace social?

Une manière d’étudier la vie en société met l’accent sur l’analyse des interactions sociales. Celles-ci sont bien sûr infinies. Pour les comprendre, il est utile d’observer leur déroulement immédiat.

Toutefois, cette observation ne permet pas une compréhension approfondie de ce qui s’y joue. Il faut aussi examiner les déterminismes sociaux qui pèsent sur leur déroulement. La notion d’espace social sert ce projet.

Les espaces sociaux

Quelles que soient les interactions sociales, elles prennent toujours place en un lieu donné : une entreprise, une famille, une école, un parti politique… Chacun de ces lieux peut être envisagé comme un espace social, c’est-à-dire comme un système de positions sociales qui se définissent les unes par rapport aux autres.

La notion de système met l’accent sur cette idée que l’espace social n’est pas un simple ensemble de positions mais un tout dont les parties sont dans des relations logiques et durables les unes avec les autres.

Dans les entreprises, par exemple, il y a des positions de grand chef, de petit chef ou de simple exécutant. Dans les écoles, il y a des positions de directeur, d’instituteur, d’élève. Dans la société capitaliste, il y a des positions bourgeoises et des positions prolétaires. Toutes ces positions se définissent par leurs oppositions. De la même manière que le haut se définit par opposition au bas, la position de chef se définit par opposition à celle de subordonné et vice-versa, celle d’enseignant par rapport à celle d’enseigné et inversement.

Il faut ajouter à cela que, dans un espace social quel qu’il soit, les positions sociales sont différenciées par des droits et des devoirs qui y sont attachés. Les positions sont aussi différenciées par les bénéfices (gratifications, honneurs, biens matériels…) qu’elles procurent ou par les coûts (efforts, sacrifices…) qu’engendrent leur occupation.

La distance sociale

Nous évoquons parfois l’idée de « distance sociale ». Par exemple, nous disons de deux personnes qu’une trop grande distance sociale les sépare. Cette distance est précisément celle qui sépare une position sociale d’une autre, celle de bourgeois de celle de prolétaire, celle de noble de celle de roturier, celle de PDG de celle d’ouvrier…

La distance sociale se mesure très concrètement aux pouvoirs sur les biens et sur les personnes que les positions sociales permettent ou interdisent à leurs occupants.

Dans la très grande majorité des cas, une trop grande distance sociale entre deux agents constitue une barrière à leur rapprochement physique. En témoignent les nombreuses histoires d’un amour impossible entre deux personnes occupant des positions très distanciées.

Dans tous les cas, la distance sociale pèse de manière déterminante sur les interactions entre les agents. Par exemple dans une interaction entre un professeur d’université et une étudiante ce qui peut être dit, les comportements et les attitudes qui peuvent être adoptées sont fonction de la distance sociale qui les sépare. Dans l’espace social universitaire, les positions sociales du professeur et de l’étudiante s’établissent en regard des axes jeune/vieux, femme/homme, non-titré/titré…

Le sens pratique

Lire un article sur la notion d’institution sociale

Dans tous les espaces sociaux (la société française ou japonaise, l’école, l’entreprise, le monde de l’art…), le respect des distances est imposé par différentes institutions sociales : lois, coutumes, croyances, codes de bonnes manières… Dans une large mesure, l’apprentissage de ce respect s’effectue de manière implicite ou silencieuse.

Les mécanismes de la socialisation font que les comportements des agents sont ajustés aux espaces dans lesquels ils sont socialisés. Ils acquièrent un sens pratique qui leur permet d’orienter leurs pratiques dans le respect des distances sociales établies.

Le sens pratique des agents – qu’ils occupent des positions subalternes ou dominantes – leur dicte plus ou moins spontanément, plus ou moins consciemment, comment s’y prendre dans leurs interactions, comment rester à leur place, comment ne pas déroger, comment respecter les convenances , « jusqu’où ils peuvent aller »…

Lire un article sur la notion d’habitus

Le sens pratique explique en partie les phénomènes d’autocensure et de conformisme qui favorisent la reproduction de l’ordre social tel que les agents le trouvent établi. Toutefois, il est difficile de dire si en général, dans les espaces sociaux, le conformisme l’emporte sur la transgression ou l’inverse.

Le désir de distinction

Par ailleurs, les agents sociaux sont souvent animés par un désir de distinction. Le principe de distinction est particulièrement opérant dans nos sociétés capitalistes modernes. La socialisation y suscite le désir de posséder une identité sociale propre et d’exister distinctement. Les agents sont encouragés à rechercher de la visibilité, de la reconnaissance, de l’importance, même si les conditions objectives de réussite sont très réduites.

Bien sûr, au sein de chaque sous-espace – le monde de l’entreprise, le monde académique, le monde de la consommation ou celui du militantisme politique… – les modalités concrètes que prend la quête de distinction sont différentes.

Mais le principe reste identique. Parce que l’existence d’un agent social reçoit son sens et son importance des autres, il s’efforce d’acquérir des propriétés (matérielles ou symboliques, subjectives ou objectives) plus prestigieuses ou plus rémunératrices, dans l’espace social considéré.

Ce travail de distinction peut s’effectuer au niveau individuel mais il peut aussi constituer un enjeu collectif. C’est ce qui se passe quand des agents occupant une position sociale identique agissent collectivement pour la valorisation de cette position.

Voir aussi un article sur la lutte pour les classements

Pensons, par exemple, aux luttes ouvrières pour imposer la reconnaissance de la valeur de leur travail, par le patronat, les pouvoirs publics ou les autres catégories de salariés.

En conclusion, pour comprendre ce qui se joue dans une interaction sociale, il faut s’intéresser à la structure et au fonctionnement de l’espace social dans lequel elle se déroule. Il faut voir comment s’y distribuent les positions sociales et comment s’établissent les sens pratiques et les logiques de distinction qui orientent les manières d’agir et de penser des agents.

Gilles Sarter

Sources :

Alain Accordo, Introduction à une sociologie critique, Le Mascarel.
Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil.

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Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Stratégies des dominants, Stratégies des dominés

Le mot « stratégie » sert généralement à désigner un plan consciemment réfléchi, élaboré pour atteindre des objectifs définis, en utilisant des moyens précis. L’utilisation sociologique du terme, par Pierre Bourdieu, est plus nuancée.

Théorie de l’action

Toutes les stratégies déployées par les agents sociaux pour chercher à augmenter leur capital (économique, symbolique, culturel…) ne sont pas guidées par des calculs délibérés ou des plans explicites. En fait, grâce à leur habitus, les agents disposent de répertoires de manières d’agir ou d’évaluer les situations qui orientent nombre de leurs pratiques, sans qu’ils aient besoin d’y réfléchir. Il y a ainsi une foule de comportements, de postures corporelles, de préférences, d’habitudes langagières que nous avons incorporés par notre socialisation et au sujet desquels nous n’avons jamais eu à nous interroger.

Dès lors que les prédispositions d’un agent sont adaptées au jeu social qu’il a à jouer, elles génèrent des actions capables d’assurer la conservation ou l’augmentation de son capital personnel, de celui de sa famille, de son groupe, de sa classe…

En revanche, quand ces stratégies inconscientes générées par l’habitus sont mises en échec, les agents sont poussés à leur substituer des stratégies conscientes et délibérées. Les confrontations avec des situations inédites, les fréquentations de milieux sociaux nouveaux, les rencontres avec des mœurs étrangères ou encore les modifications des règles du jeu social sont susceptibles de provoquer des désajustements des habitus et d’appeler la mise en place de stratégies calculées.

Dans Algérie 60, Pierre Bourdieu donne une analyse détaillée de ce phénomène à travers l’observation de la conversion forcée d’une société précapitaliste à l’économie capitaliste.

En résumé, la théorie de l’action proposée par Pierre Bourdieu postule que les habitus commandent souvent les stratégies des agents sociaux (individus, familles, groupes…) et notamment les stratégies de conservation et d’accumulation de capitaux économiques et culturels. Or, les habitus sont déterminés par la position des agents dans l’espace social, c’est-à-dire justement par les quantités et les proportions des capitaux qu’ils détiennent initialement.

A partir de ces éléments, Alain Accordo distingue schématiquement trois grands modèles de stratégies. Ces modèles correspondent aux positions sociales ordonnées autour du pôle dominant, du pôle dominé et des zones intermédiaires de l’espace social qui représente l’ordonnancement des sociétés capitalistes contemporaines.

Les stratégies dominantes

Il faut commencer par une évidence. Les agents en position dominante sont en accord avec le monde social tel qu’il est ordonné puisqu’ils y exercent leur domination. De façon général, les stratégies dominantes sont donc tendanciellement défensives, conservatrices, de nature à reproduire les rapports de force existants.

Investis par une « certitude de soi-même », les dominants sont convaincus d’être porteurs de qualités, de dons, de charismes, de talents qui justifient leur ascendant sur le grand nombre. Par un préjugé naturaliste, ils transforment leurs caractéristiques sociales en essence naturelle.

La « certitude de soi-même » constitue, au sein de la fraction dominante de la classe dominante (grande bourgeoisie) la racine d’une prédisposition à la réserve, à la pondération et à la retenue des comportements. Cette assurance tranquille s’oppose à la recherche de l’effet et à la recherche du « m’as-tu-vu », qui disqualifient les prétendants et les parvenus en trahissant leurs prétentions.

D’un côté, l’assurance tranquille est à l’origine du discours d’orthodoxie, discours de rappel à l’ordre des prétendants, qui par leurs comportement dérangeants veulent remettre en cause l’ordre établi.

Mais d’un autre côté, l’assurance tranquille se traduit par un sens du compromis qui permet des accommodements avec les grands principes. En effet, la virtuosité dans le respect de l’ordre des convenances met le virtuose à l’abri de toutes les tensions intérieures et des critiques extérieures. Il peut donc se permettre de prendre des libertés avec les règles, notamment lorsque ces libertés s’imposent pour préserver sa domination.

Par opposition, les prétendants dominés sont condamnés à adopter des comportements irréprochables. Mais ils peuvent aussi essayer de retourner le discours d’orthodoxie contre les dominants, en les accusant de « trahir » les règles et tenter ainsi de s’ériger en défenseurs intransigeants de l’ordre établi.

Selon les circonstances la fraction dominée de la classe dominante peut adopter des stratégies opposées. En tant que dominante, elle fait cause commune avec les autres fractions dominantes et fait sa part de travail de domination, souvent au nom de valeurs qu’elle promeut comme universelles. En tant que dominée, elle peut rechercher une alliance avec des fractions de la classe dominée. Il est notable que dans les luttes politiques, les intellectuels, fraction dominée de la classe dominante, ont toutes les chances de se transformer en représentants de la petite-bourgeoisie ou des classes populaires.

Les stratégies dominées

Pour les agents les plus proches du pôle dominé de l’espace social, la misère et l’insécurité ne sont jamais éloignées dans l’espace ou dans le temps. Ces conditions objectives d’existence entraînent la prédominance du principe du choix nécessaire dans l’orientation des pratiques. Les stratégies sont à la mesure des moyens. On peut donc se demander si elles sont le fruit d’un habitus plutôt que des contraintes matérielles effectives.

Alain Accordo, Introduction à une sociologie critique, Le Mascaret, 1997La prédisposition à la modestie est davantage identifiable chez des agents qui connaissent une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence sans pour autant modifier leurs pratiques.

Mais il faut aussi souligner que la disposition à faire de nécessité vertu participe de la domination sociale à travers la construction de l’assentiment des dominés.

L’exclusion objective et active des classes populaires de nombreux domaines de la vie sociale, culturelle, politique, intellectuelle par les classe dominantes s’accompagne de la tentative d’inculquer, chez les premières, une forme d’auto-censure spontanée de ce qui leur est refusé socialement : « ce n’est pas pour moi ».

La véritable hégémonie des dominants se reconnaît chez les dominés à cette prédisposition à reconnaître une « incompétence », une « infériorité » culturelle ou une « indignité » à prétendre à des pratiques ou à des positions sociales : indignité de la parole, indignité à participer à la décision collective, indignité à la représentation…

D’une part, c’est un enjeu majeur pour les classes dominantes de contrecarrer la formation de fractions organisées capables de contester rationnellement et durablement les mécanismes objectifs et subjectifs de la domination. D’autre part, Alain Accordo pense que la disposition à faire de nécessité vertu favorise l’enrôlement de la grande masse des classes populaires dans les stratégies modernistes d’euphémisation et de célébration de l’ordre établi plutôt que vers les stratégies de dénonciation et de subversion.

Les stratégies moyennes

La situation objective des classes moyennes est d’occuper des positions intermédiaires entre le pôle dominant et le pôle dominé de la structure des classes sociales. Elle a pour conséquence d’obliger les agents à se définir en permanence par un double rapport aux classes qui leur sont inférieures ou supérieures. On peut dire que les classes moyennes sont, en permanence, engagées dans une lutte des classements.

La logique de la distinction leur impose d’accroître la distance qui les sépare des classes populaires et de diminuer celle qui les sépares des classes bourgeoises. L’agent de la classe moyenne est tendu par sa crainte de sa dévalorisation et de son engloutissement par les « masses populaires » et par son aspiration d’accéder à une position supérieure. Il dénigre les propriétés matérielles ou symboliques trop « communes » et ambitionne qu’acquérir des propriétés plus rares.

Les stratégies générées par un tel habitus peuvent présenter un aspect subversif ou contestataire. Mais en général cette contestation n’est pas radicale, dans le sens où elle vise davantage l’accès à une position ou à un titre, que la remise en question de l’ordre établi. Il s’agit d’une opposition dans le système, plutôt qu’une opposition au système.

Cependant, la distance qui sépare les classes moyennes de la classe supérieure (la grande bourgeoisie) est considérable. Les petits-bourgeois ne sont pas immensément riches, ils ne possèdent pas un capital culturel impressionnant, ils n’occupent pas les postes ou les mandats électoraux les plus élevés. Ils sont donc obligés constamment de rabattre leurs prétentions et d’adopter ce que A. Accordo appelle des stratégies de bluff, destinées à se mettre en scène pour donner la représentation la plus valorisante possible de leurs propriétés (biens matériels, diplômes, activités culturelles, sportives ou de loisir…).

Comme la reconnaissance sociale passe aussi par les signes, l’effort des classes moyennes pour se mettre en valeur est visible dans l’importance qu’elles portent aux titres (scolaires, officiels…) et aux appellations qui désignent leurs positions et leurs fonctions. En effet, les pratiques professionnelles gagnent ou perdent en prestige selon leur intitulé.

Les classes moyennes, mi-dominantes mi-dominées, jouent un rôle ambivalent dans la reproduction sociale. Elles contribuent au processus de soumission des classes populaires par leur travail d’encadrement, de formation et de manipulation symbolique. Mais elles sont aussi encouragées à la contestation par la reconnaissance d’une forme de « supériorité » sur ces dernières et par la reconnaissance de leur utilité par les classes dominantes. Finalement, leurs stratégies résultent de dispositions contradictoires d’acceptation et de contestation de l’ordre existant.

Gilles Sarter

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Essence humaine : la révolution matérialiste

Essence humaine : la révolution matérialiste

Marx élabore une anthropologie matérialiste-historique, dont les bases sont formulées dans la 6ème Thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » Cette révolution par rapport à l’anthropologie philosophique, telle que Marx la reçoit en son temps, n’est pas un simple élément annexe de la visée communiste. Au contraire, elle en est une partie intégrante, voire même englobante. En effet, le communisme marxien n’est pas seulement le mouvement de dépassement de la société de classes. C’est une mutation de taille anthropologique qui veut élever à un niveau bien supérieur les capacités de tous les individus.

Abandonner la mauvaise abstraction de l’« homme »

L’anthropologie spéculative essentialise l’être humain. Elle lui prête des caractéristiques intrinsèques qui seraient valables à toutes époques, en tous lieux, dans tous les contextes sociaux. Cet essentialisme fait fleurir les définitions. L’« homme » est un animal politique. L’« homme » est un dieu tombé du ciel qui se souvient des cieux. L’« homme » est un loup pour l’homme… Il alimente aussi des débats. L’« homme » est-il bon ou méchant ? Libre ou déterminé ? Raisonnable ou fol ? Perfectible ou immuable ?

Parmi ces spéculations sur l’«essence humaine », il en est une qui, depuis le 18ème siècle au moins, joue un rôle crucial dans l’orientation des sociétés occidentales. Elle concerne les postulats sur lesquels s’élaborent l’utilitarisme et l’économie politique, avant, pendant et après Jeremy Bentham et Adam Smith. Cette anthropologie expose une conception de « l’homme » comme chercheur inlassable de son avantage personnel maximal, dans toutes les circonstances de son existence. Cet homo œconomicus ou « homme économique » est un pur agent abstrait des choix, une véritable « machine à calculer » (Marcel Mauss) dont la conduite est gouvernée par son seul intérêt.

Le problème avec cette conception utilitariste, comme avec les autres tentatives essentialistes de définir une nature humaine, c’est qu’elle est construite sur la mauvaise abstraction d’un agent détaché des rapports sociaux effectifs. Elle le pose comme existant de soi, en dehors de la réalité socio-historique, exempt de toutes déterminations sociales. Pour sortir de cette mauvaise conception d’un agent passe-partout qui n’a jamais existé, Marx propose de passer par le concret des activités humaines.

Le genre humain commence à se distinguer des espèces animales dès qu’il commence à produire ses moyens de vivre. L’innovation capitale portée par l’humanité est le recours systématique à des médiateurs pour mieux atteindre ses fins. Ces médiateurs objectifs sont physiques (outils, machines, objets…) et symboliques (langages, signes, codes, normes…). Ils peuvent subsister au-delà des activités subjectives qui les ont engendrés. A ce titre, ils constituent un véritable réservoir pour des activités nouvelles qui les perfectionnent et les multiplient encore. C’est ainsi que s’engendre le monde cumulatif du genre humain.

Tous les êtres vivants naissent porteurs des caractéristiques propres à leur espèce biologique. Le petit être humain naît biologiquement en tant qu’exemplaire d’Homo sapiens. Cependant, il ne naît pas comme membre à part entière du genre humain, au sens où son humanité est extérieure à son organisme. Il lui faut s’approprier ce qui a été produit physiquement et symboliquement par les générations antérieures. Cette appropriation ou socialisation est opérée par la médiation d’autres humains. Aussi Lucien Sève peut-il écrire qu’« être homme est beaucoup plus qu’une condition, c’est une tâche ».

Homo sapiens est une immense évolution biologique. Sur ce socle, c’est le genre humain qui s’est construit comme une somme colossale d’acquis évolutifs, cumulés à l’extérieur des organismes, dans le « monde de l’homme ». Derrière l’écran dressé par les essentialismes mystificateurs apparaît l’immense ensemble de réalités socio-historiques formé par les rapports sociaux. Telle est la réalité effective de l’essence humaine selon la 6ème Thèse.

Une catégorie non-métaphysique d’essence

Revenons à ce que dit la 6ème Thèse sur Feuerbach. « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » C’est une complète erreur de croire que ce qui fait de l’être humain d’aujourd’hui la sorte d’humain qu’il est réside dans quelque chose comme une essence donnée à l’intérieur de lui-même. A l’inverse, c’est hors de lui dans l’ensemble des rapports sociaux qu’il faut en rechercher l’essence. La notion de rapport est primordiale. Appréhender une chose selon l’angle des rapports, c’est l’envisager comme le lieu et le résultat de l’interaction de multiples réalités. Sous toutes choses, il y a des rapports qui les engendrent ou les structurent. Et de ce point de vue les rapports qui produisent ces choses peuvent être considérés comme plus essentiels que les choses en elles-mêmes.

Avec le recours à la catégorie de rapport social, Marx propose une définition complètement inédite de la multiséculaire catégorie d’essence. Cette nouvelle définition récuse les trois caractéristiques traditionnelles de l’essence : l’idéalité, l’inhérence et l’invariance. En effet, les rapports sociaux ne sont pas idéels mais matériels. Ils ne sont pas internes aux individus mais extérieurs, renvoyant au monde dont ils proviennent. Enfin, ils ne sont pas invariants mais historiques donc changeants.

Précisons que « rapport » (Verhältnis) ne doit pas être confondu avec « relation » (Beziehung). Le terme « relation » ressortit à l’événementiel, à l’interpersonnel, au subjectif. « Rapport » ressortit à l’essentiel, au structurel, au social, à l’objectal. Les rapports sociaux sont faits de structures « nécessaires », comme le mode de division des activités productives ou le système politique dans lesquelles les activités des individus s’actualisent.

Dans la 6ème Thèse, l’expression « ensemble des rapports sociaux », renvoie à la totalité des aspects d’une formation sociale considérée (rapports de production, d’échange, de distribution…). Au sens large, ils incluent les rapports des agents avec la nature, autrement dit les forces productives (forces de production, capitaux, savoirs…). Tel est l’ensemble qu’il faut avoir à l’esprit pour bien comprendre la thèse de Marx. C’est cet ensemble que chaque individu trouve comme donné à son arrivée au monde et qui constitue la base explicative réelle de ce que la philosophie spéculative se figure comme « essence de l’homme ».

Marx change la donne multiséculaire de traitement de la catégorie philosophique d’essence humaine. Traditionnellement, l’essence d’une chose est traitée comme inhérente à celle-ci, invariante et idéaliste. C’est l’essence-quiddité. Marx avance une conception de l’essence comme matérialité-productrice-de-la-chose à la fois excentrée et évolutive. C’est l’essence-procès productif de la chose. Cette nouvelle conception bouleverse toute la représentation du monde. La nouvelle acception de l’essence ne désigne pas une entité imaginaire blottie dans les choses ou les êtres et censée en rendre compte. L’essence d’une chose est constituée par les rapports qui la produisent telle qu’elle nous apparaît. Dans la pensée de Marx, l’essence bien que changeant de définition demeure à la fois une catégorie de l’être et du connaître. D’un côté c’est la génitrice effective de la chose, de l’autre c’est sa définition rationnelle.

Les dimensions émancipatrices de l’essence humaine

Le dévoilement des mystifications essentialistes de l’économie politique est une contribution majeure de Marx à la critique émancipatrice. La spéculation sur l’égoïsme humain n’est pas une nouveauté due aux économistes des 18-19èmes siècles. Ce qui est nouveau avec la conception de l’homo œconomicus, c’est l’idée que la préférence pour soi-même constitue une donnée intrinsèque de l’humanité. Mieux même, cette « préférence pour soi » est vue, comme la condition d’une science humaine permettant d’asseoir des nouvelles normes morales et politiques, en lieu et place des normes d’origine religieuse (qui jusqu’alors réprouvaient les comportements trop autocentrés).

Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels repèrent bien l’enjeu de cette conception normative d’un être humain intéressé, pour la bourgeoisie en ascension vers les commandes de la société : « La subordination complète de tous les rapports existants au rapport d’utilité, l’élévation absolue de ce dernier à la seule substance de tous les autres rapports, s’accomplit chez Bentham, à l’époque où, après la Révolution française et le développement de la grande industrie, la bourgeoisie ne se présente plus comme une classe particulière, mais comme la classe dont les conditions sont celles de la société tout entière. »

Les caractéristiques d’homo œconomicus loin d’être des constantes humaines sont, au contraire, les produits d’une forme de socialité déterminée, celle qui est fondée sur la production et l’échange marchand. Et plus précisément encore, l’intérieur de cette forme de socialité, elles sont le produit d’une position sociale donnée, celle du bourgeois propriétaire, calculateur rationnel en quête de maximisation de ses gains. Homo œconomicus est la métamorphose d’un type historique en agent universel.

Cette démystification permet de dénoncer le projet de l’économie politique qui prétend organiser l’univers social selon des modalités adaptées à l’épanouissement de l’être humain dans sa « véritable essence » qui serait celle d’homo œconomicus. Un univers dans lequel font loi la préférence que chacun s’accorde à lui-même, l’intérêt qui l’anime à entretenir les relations avec autrui, voire l’utilité qu’il représente pour les autres.

Autre dimension émancipatrice de la catégorie d’essence-procès productif, elle engage à considérer le monde non comme fait mais comme se faisant, contrairement, à la mystification essentialiste qui traite comme un invariant ce qui est changeant. Par conséquent, si l’essence réelle de l’homme est moins donnée de nature que production sociale, elle est donc à réaliser, dans l’histoire. « Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement » écrivent Marx et Engels dans La Sainte Famille.

La concrétisation des possibles du genre humain, à travers le « libre développement en leur sens » de tous les individus constitue, selon Lucien Sève, le point focal de la visée communiste marxienne. Cette concrétisation passe par le ressaisissement et la maîtrise par tous les individus de leurs rapports sociaux, sous une forme libérée de l’exploitation, de la domination et de l’oppression, « c’est-à-dire (par) l’impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font de l’homme un être humilié, asservi, délaissé, méprisable. » (Introduction à la Critique du droit politique hégélien).

Sources:

Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Tel, Gallimard, 2007

Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, La Dispute:

– tome II, L’homme?, 2008

– tome III, La philosophie?, 2014

– tome IV, Le communisme?, Première partie, 2019

Gilles Sarter

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Les Supports de l’Individu (III): L’individu par excès

Les Supports de l’Individu (III): L’individu par excès

Nous avons vu, dans deux articles précédents, que le profil de l’individu étayé par la propriété privée et la propriété sociale est, selon Robert Castel, majoritaire dans notre société. Toutefois, après cinq décennies de capitalisme néolibéral, la dynamique qui portait la propriété sociale et avec elle, la citoyenneté sociale, semble brisée.

Dès lors, R. Castel fait l’hypothèse de l’émergence et du développement de deux autres profils d’individus qu’il qualifie d’ « individus par excès » et d’ « individus par défaut ». Dans cet article, nous voyons ce qu’est un « individu par excès » et les problèmes liés à l’analyse de son expansion dans notre société.

Libérer et améliorer l’individu

Selon la qualification employée par Marcel Gauchet, l’ « individu hypermoderne » aurait pour particularité d’être le premier individu pouvant se permettre, en raison de l’évolution sociale, d’ignorer qu’il vit en société.

Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil, 2009C’est au début des années 1970 que R. Castel pense observer les premières manifestations de ce type d’individus complètement immergés dans leur subjectivité, au point de se détacher de tout autre investissement.

Aux États-Unis, le sociologue réalise des enquêtes par immersion, au sein de la mouvance des encounter groups. Il s’agit de petits groupes de personnes qui se réunissent, sous la conduite d’animateurs expérimentés.

Un préjugé partagé au sein de cette mouvance est que l’individu en société est toujours bridé dans l’expression de ses pleines potentialités. Il lui faut donc effectuer un travail sur lui-même pour élargir ses capacités comportementales et psychiques.

A cette fin, différentes techniques sont mobilisées (gestalt-thérapie, cri primal, analyse transactionnelle, counselling…). Elles prétendent se substituer à la psychanalyse considérée comme trop longue et trop intellectuelle. L’analyse manquerait l’objectif du travail sur soi qui est de libérer et d’améliorer l’individu ici et maintenant.

Une nouvelle culture psychologique

R. Castel compare ces groupes à des laboratoires, au sein desquels s’élabore la pointe avancée d’une « nouvelle culture psychologique ». Cette culture vide la société de ses déterminants objectifs. Elle ne s’intéresse qu’à la position de l’individu qui se prend lui-même pour seul objet et qui se donne pour seule fin de réaliser ses propres aspirations et de maximiser ses capacités.

Ces individus enfermés dans leur individualité et qui chassent le social sont désengagés de la société. C’est pourquoi le sociologue parle à leur sujet d’ « individus par excès ».

L’objectif de se réaliser en tant qu’individu dans une sorte de solipsisme conduit à la limite au narcissisme. Or le mythe de Narcisse nous rappelle que ce dernier peut conduire à la tragédie.

Au milieu du 19è siècle, le type initial de l’individu moderne était le « bourgeois propriétaire » qui était homme de la responsabilité et du devoir (patriotique, religieux, familial, d’accumulation matérielle…). Il était fortement impliqué dans l’accomplissement des différents rôles sociaux qui leur étaient afférents.

Lire aussi « Fatigue de soi ou Société de la Fatigue?« A l’opposé, la conception du bonheur que l’individu narcissique poursuit éperdument est un impossible accomplissement de lui-même et par lui-même qui, selon Alain Ehrenberg, finit par l’installer dans une « fatigue de soi ».

L’expansion de l’ « individu par excès »

Dans les années 2000, R. Castel persiste dans son analyse. Mais il souligne que la compréhension de l’expansion du profil de l’ « individu par excès » pose des problèmes difficiles. L’identification de ses conditions objectives, dans la société contemporaine, n’est pas aisée. Le sociologue signale cependant quelques pistes de recherche.

Reprenant l’argument de Tocqueville, R. Castel avance, tout d’abord, que dans certains secteurs de la société démocratique, les individus peuvent croire n’avoir besoin de personne.

Ces individus évolueraient dans une sorte de « vide social », étant non cadrés par des régulations collectives et non conduits par des aspirations collectives.

Il s’agit avant tout des agents qui pensent avoir en eux-mêmes les supports nécessaires pour assurer leur indépendance sociale. Ces supports sont constitués des différentes formes de capital, au sens de Pierre Bourdieu : capitaux économiques, symboliques, culturels…

L’ « individu par excès » serait donc, avant tout, pour R. Castel, l’individu qui accomplit une forme de désaffiliation sociale, de détachement des appartenances et des valeurs collectives « par le haut ». Expérimentant des conditions de vie confortables, dans lesquelles les interactions sociales ne paraissent plus poser de problèmes, il peut se retourner sur lui-même et se consacrer à sa propre exploration subjective.

Le capital humain

Mais ce schéma reste simplificateur. Une analyse plus approfondie de l’implantation et de la diffusion de ce type est nécessaire. En effet, R. Castel souligne, d’une part, qu’il existe des individus très bien pourvus dans les différentes formes de capitaux mais qui sont complètement affiliés au monde social. Ils s’y adonnent à la poursuite des richesses et des honneurs et ont une parfaite maîtrise des contraintes sociales qui y sont liées.

D’autre part, R. Castel remarque que le type de l’ « individu par excès » n’est pas seulement porté par les plus nantis.

Et à ce titre, il nous semble que le sociologue manque d’investiguer les supports objectifs que constituent les différents dispositifs mis en place par les politiques néolibérales (politiques d’éducation, du travail, de la finance…), par le management dans les entreprises et par le marketing, au cours des quatre ou cinq dernières décennies.

Sur ce sujet, voir Le Capital humain et l’entrepreneur de soiCes dispositifs poussent les individus à se constituer en entrepreneurs de soi. Ils orientent alors leurs comportements vers la recherche de la maximisation de leur capital humain, dans tous les secteurs et à toutes les étapes de leur vie (à l’école, à l’université, au travail, dans les loisirs et la consommation, dans les relations amicales et amoureuses…). Dès lors pour de nombreuses personnes, l’individualisation par excès serait le résultat d’un habitus incorporé, par inculcation explicite et implicite, plutôt que le fruit d’une démarche de désaffiliation « par le haut ».

Gilles Sarter

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Façons de Penser et Organisation Sociale

Façons de Penser et Organisation Sociale

E. Durkheim et M. Mauss postulent que les cadres de la pensée, ceux à partir desquels l’être humain comprend le monde qui l’englobe, sont en rapport étroit avec l’organisation sociale. Les sociologues ont formulé leur hypothèse, à partir de l’étude de la pensée classificatrice, dans les sociétés autochtones australiennes.

Conformisme Logique et Intégration Sociale

Le conformisme moral est souvent cité comme facteur d‘intégration sociale. Pour bâtir une communauté, les gens doivent partager des valeurs. En revanche, on oublie souvent, tant cela va de soi, que pour vivre ensemble, un minimum de conformisme logique est aussi nécessaire.

En effet, tout accord entre les individus et par conséquent toute vie commune seraient impossibles si les gens ne s’entendaient pas immédiatement sur des idées essentielles, comme les repères de temps, d’espace, de quantité mais aussi sur des opérations mentales comme l’induction, la déduction, les capacités de définir ou de classer…

A propos de ces opérations mentales ou logiques, l’apriorisme avance qu’elles sont immédiatement données à la constitution de l’entendement humain. Avec l’histoire, les Hommes auraient appris à se servir de mieux en mieux de ces fonctions. Mais les changements ne concerneraient que la manière de les utiliser, puisque ces cadres logiques seraient présents a priori, dès la naissance de l’humanité.

Catégories Logiques mais aussi Sociales

Émile Durkheim et Marcel Mauss proposent une autre hypothèse. Les catégories logiques sont des représentations collectives qui expriment des réalités sociales. Les notions fondamentales de l’entendement entreraient en rapport étroit avec l’organisation sociale. Dans un article de 1903, « De quelques formes primitives de classification », ils développent cette idée, à partir du cas de la fonction classificatrice.

Pour nous et nos contemporains classer les choses consiste à les ranger en groupes distincts les uns des autres. Que l’on pense, par exemple, aux tableaux de classification des êtres vivants avec leurs genres, classes, espèces : vertébrés, mammifères, carnivores, félins, chats… Notre conception scientifique de la classification repose sur l’observation de caractères et l’établissement de circonscriptions ou de délimitations bien arrêtées et définies.

En opposition avec les idées de l’apriorisme, E. Durkheim et M. Mauss n’admettent pas, comme une évidence, que les êtres humains ont commencé à établir des classifications tout naturellement, par une sorte de nécessité interne à leur entendement.

Les deux sociologues pensent qu’il faut, au contraire, rechercher ce qui a pu amener les Hommes à organiser les choses ou les idées de cette manière.

Rechercher l’Élémentaire

La méthode qu’emploient E. Durkheim et M. Mauss pour cette exploration est caractéristique de leur démarche sociologique. Ils ont la conviction qu’afin de comprendre un phénomène social, il faut remonter à l’élémentaire. Par une métaphore empruntée à la chimie, ils envisagent l’élémentaire comme ce à partir de quoi, par combinaison, on peut retrouver ou expliquer le complexe.

Appliquée au cas de la logique classificatrice, la méthode déployée consiste à rechercher les classifications les plus rudimentaires qu’aient faites les Hommes, afin de voir avec quels éléments elles ont été construites.

Les sociologues pensent trouver ces systèmes de classification les plus humbles, au sein des tribus australiennes.

Le type d’organisation sociale qui y est le plus répandu est celui de la tribu divisée en deux phratries dont chacune comprend à son tour des clans. Ces clans sont des groupes d’individus porteurs d’un même totem. En principe les totems d’une phratrie (totems du serpent, de la chenille, du kangourou, de l’opossum…) ne se retrouvent pas dans l’autre phratrie. Outre la division en clans, chaque phratrie est aussi divisée en deux classes matrimoniales. Cette organisation a pour objet de réguler les mariages. Une classe déterminée d’une phratrie ne peut contracter de mariage qu’avec une classe déterminée de l’autre phratrie.

Totems, Phratries et Classes Matrimoniales

Tous les membres des tribus australiennes se trouvent donc classés dans des cadres bien définis et qui s’emboîtent les uns dans les autres.

Or dans ce contexte social, la classification de toutes choses reproduit cette classification des Hommes. Les arbres, les plaines, les vents, la pluie, les étoiles, les animaux sont, selon les tribus, répartis entre phratries et classes matrimoniales ou entre phratries et clans.

Dans ce dernier cas, à un clan dont le totem serait, par exemple, le faucon pourraient aussi appartenir la fumée, le chèvrefeuille, l’éclair… Pour être plus précis, les choses ne sont pas seulement classées de manière dichotomique, mais aussi selon une inclusion hiérarchisée.

Si par exemple, une phratrie répondant au nom de Mallera est divisée en classes matrimoniales Kurgila et Banhe alors une chose, comme l’arbre à thé qui appartiendrait aux Kurgila serait aussi automatiquement Mallera. De la même façon, une chose, comme la fourmi qui serait Banhe, serait aussi Mallera. C’est au fond la même procédure logique que celle appliquée en taxonomie : le bouquetin appartient au genre capra, le mouton au genre ovin ; bouquetin et mouton appartiennent à la famille des bovidés qui englobe les genres ovin et capra.

Cette logique classificatoire est si importante, dans les tribus étudiées, qu’elle s’étend aux différents moments de la vie sociale.

Un sorcier de la phratrie Mallera ne peut utiliser que des choses Mallera pour exercer son art. Lors des funérailles Banbey, le bois et les branchages utilisés pour exposer le cadavre doivent provenir d’arbres et de plantes Banbey. Chez les Wakelbùra, les traces laissées par un animal qui passerait sous un échafaudage mortuaire permet de déterminer, par inférence, la classe ou la phratrie d’appartenance de la personne qui a causé la mort du défunt. La même logique s’applique aussi aux interdits alimentaires. Les clans ne peuvent consommer les objets comestibles végétaux ou animaux qui leurs sont rattachés.

Compréhension du Monde et Organisation Sociale

E. Durkheim avec M. Mauss mettent en rapport les principes de classification qu’ils observent, chez les Australiens, avec la structure tribale, au sein de laquelle ces principes se sont constitués. Ils en retirent l’hypothèse générale qu’il existe un rapport génétique, entre les opérations logiques à partir desquelles les Hommes construisent leur compréhension du monde et les organisations ou les agencements sociaux attenants.

Les deux auteurs soulignent que bien qu’étant profondément différentes, les classifications élémentaires peuvent être rapprochées des classifications scientifiques. D’abord parce qu’elles s’organisent en systèmes hiérarchisés. Les choses ne sont pas seulement assemblées en groupes distincts les uns des autres. Les groupes soutiennent des rapports définis les uns avec les autres et forment un tout cohérent.

Les deux types de classification se rattachent aussi parce qu’ils ont tous les deux un objectif spéculatif. Dans les deux cas, l’être humain essaie de rendre raison des relations qui existent entre les êtres. Il tente d’unifier sa connaissance du monde. En partant de concepts qui lui paraissent fondamentaux, il éprouve le désir d’y rattacher toutes les idées qu’il se fait des autres choses.

Chez les australiens, la notion du totem est cardinale. Elle nécessite de situer toutes les choses par rapport à elle. Peut-être pourrions-nous affirmer que la notion de pouvoir sous-tend le même genre de nécessité, au sein de nos sociétés.

C’est ainsi que Pierre Bourdieu pointe qu’une certaine vision globale totale, d’en haut, englobante et théorique est liée à la construction de l’État (« Sur l’État », Ed. Points, p.358).

© Gilles Sarter

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Les larmes sont aussi un fait social

Les larmes sont aussi un fait social

Lorsqu’on nous demande de donner des exemples d’institutions ou de phénomènes sociaux, tout un ensemble de réalités peut nous venir rapidement à l’esprit : le langage, les lois, les valeurs, les traditions… En revanche, peut-être que nous ne pensons pas spontanément aux modalités d’expression des sentiments (larmes, cris, gesticulations…). Pourtant, ces dernières appartiennent aussi à la catégorie des faits sociaux.

L’expression du chagrin

Marcel Mauss démontre à partir de l’exemple des rituels funéraires australiens que différentes manières d’exprimer les sentiments (cris, larmes, gesticulations…) sont fondamentalement des faits sociaux. A ce titre, elles ne sont pas spontanées mais imposées, formalisées et régulées.

Dans les populations autochtones d’Australie, les cultes des morts étaient très élaborés. Outre les chants ou les lamentations collectives, ils pouvaient inclure des séances de spiritisme et de conversation avec les défunts. Ces cérémonies étaient publiques, bien réglées et communautaires. A ce titre, les participants n’appartenaient pas seulement au campement du mort mais aussi aux communautés plus élargies (tribu, fraction de tribu).

Les rites les plus simples qui prenaient l’allure de cris ou de chants n’étaient pas aussi collectifs. Toutefois, nous allons voir qu’ils dépassaient tout-à-fait le cadre restreint de l’expression de sentiments individuels et spontanés.

Tout d’abord, c’était généralement à des moments précis ou à des occasions bien déterminées que les femmes abandonnaient leurs occupations quotidiennes pour s’adonner à des hurlements, des chants ou des invectives, à l’encontre du responsable présumé du décès (la mort était généralement considérée comme résultant d’actes de sorcellerie).

Marcel Mauss, Essais de sociologie, PointsPar exemple, le « cri pour la mort » était généralisé dans la région du Queensland. Il durait aussi longtemps que l’intervalle séparant le premier et le second enterrement du défunt. A des heures précises, notamment juste avant le coucher et le lever du soleil, tous les membres du campement hurlaient et pleuraient. Après ces manifestations ostentatoires, le camp reprenait son train-train habituel.

Parfois, plusieurs campements ayant des morts se rencontraient à l’occasion de foires, de regroupements pour la cueillette de noix ou pour des cérémonies d’initiation.

Ces rassemblements donnaient lieu à de véritables concours de lamentations.

Qui doit s’exprimer?

Ce n’étaient pas uniquement les moments ou les circonstances d’expression des peines et chagrins qui étaient fixés mais aussi les catégories d’individus obligés de le faire.

Généralement, il ne s’agissait pas des parentés de fait comme les pères, les fils ou les sœurs d’un même père… En revanche, les parentés de droit, les cognats, les simples alliés devaient manifester un maximum de chagrin. Chez les Warramunga, les beaux-frères hurlaient en recevant les biens du mort.

Le plus souvent, l’obligation d’exprimer du chagrin ou de la colère était dévolue aux femmes bien que le déroulement des cultes religieux était généralement réservé aux hommes.

Pourquoi les rituels funéraires appartenaient-ils aux femmes ? Peut-être parce ces dernières étaient considérées comme plus spécialement en relation avec les puissances malignes. Elles étaient souvent tenues pour être plus ou moins responsables de la mort de leurs maris. Par ailleurs, il était souvent interdit à l’homme de crier quel que soit le prétexte et en particulier la douleur.

Comme nous l’avons déjà dit, parmi les femmes ce n’étaient pas celles qui entretenaient des relations de parenté biologique avec le défunt (fille, sœur en descendance masculine,…) qui devaient pleurer mais celles déterminées par des relations de droit, comme « les » mères et « les » sœurs en général (les campements fonctionnaient en parenté par groupes) et la veuve du mort.

Les femmes en charge des lamentations et des pleurs se soumettaient aussi à des mortifications cruelles qui entretenaient leurs douleurs et leurs cris.

Ces macérations n’excluaient nullement la sincérité des sentiments de chagrin et de colère exprimés.

Expressions symboliques

A tous les éléments conventionnels évoqués (définition des catégories de personnes concernées, moments et modalités d’expression), il faut ajouter la nature et le contenu des lamentations.

L’expression des sentiments était toujours à quelque degré musicale. A minima, elles étaient rythmées et poussées à l’unisson. Mais parfois, elles prenaient la forme de refrains, de chants ou de chœurs alternés.

Cette musicalité témoigne assez l’origine sociale des formes de manifestation  de chagrin. Mais même lorsqu’elles se limitaient à des cris collectifs, elles acquéraient de ce fait une efficacité d’expulsion du maléfice.

Finalement, l’expression des sentiments de chagrin, de colère et de peur liée à la mort était tout-à-fait régulée et conventionnelle, chez les Australiens. Les modalités et les moments d’expression ainsi que les catégories de personnes concernées étaient définies socialement. Toutefois, ce caractère social n’enlevait rien à l’intensité, à la violence et au naturel des sentiments.

Mais de ce fait, ces manifestations sentimentales étaient bien plus que personnelles, elles devenaient symboliques.

Les personnes qui étaient obligées de les manifester les manifestaient certes pour elles-mêmes mais aussi pour le compte des autres, sous une forme d’expression comprise par les autres.

L’expression du chagrin et de la colère lors du deuil était une manière de sentir et d’agir élaborée socialement. C’est dire qu’elle s’imposait aux individus qu’ils le veuillent ou non.

Découvrez d’autres articles d’ethnologieQui doit et ne doit pas manifester son chagrin, sa peur, sa colère, sa frustration…? Selon quelles modalités et quelle intensité? A quels moments, dans quelles situations, en présence de qui? Pour comprendre les sentiments on ne peut se limiter à l’examen de leurs dimensions physiologiques et psychiques.

En accord avec l’enseignement de Marcel Mauss et d’Émile Durkheim, ils doivent aussi être abordés comme des faits sociaux.

© Gilles Sarter

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Pastoralisme et Capital Symbolique

Pastoralisme et Capital Symbolique

Pendant longtemps, le pastoralisme nomade d'Afrique du Nord a été abordé d'un point de vue économiste. Les observateurs en déduisaient que les éleveurs étaient affligés d'un "complexe du bétail". Leur logique aurait été en totale contradiction avec les contraintes écologiques et économiques réelles.

Un examen plus détaillé des pratiques sociales des éleveurs, à l'aune du concept de capital symbolique, a permis d'apporter sur ces dernières un éclairage nouveau.

Un préjugé ethnocentriste

Nous nous représentons souvent les sociétés humaines comme étant découpées en multiples sous-systèmes : économie, politique, enseignement, famille, religion...

Nous concevons ces sous-systèmes comme fonctionnant selon des lois qui leur sont propres. Et nous les envisageons comme interagissant plus ou moins les uns avec les autres.

Lorsque nous considérons que le sous-système économique doit exercer une domination sur les autres, nous adoptons un préjugé économiste.

En appréhendant les activités humaines de cette manière, il arrive que nous nous privions de comprendre leur véritable logique.

Vision économiste du pastoralisme

Un regard économiste a longtemps été porté sur les pratiques des pasteurs nomades d'Afrique du Nord.

Les observateurs qui adoptaient ce point de vue livraient des descriptions de troupeaux immenses (ovins et caprins). Ils reprochaient à ces derniers de dégrader des sols et une végétation déjà fragilisés par l'aridité du climat.

Une autre critique concernait la proportion trop importante d'animaux âgés. L'entretien d'animaux vieillissants était présenté comme contre-productif.

Les principes de zootechnie auxquels adhéraient ces observateurs commandaient de limiter la pression du bétail sur les parcours. Cette limitation avait pour objectif d'augmenter la ration alimentaire des animaux conservés. La production de lait ou de viande de ces derniers devait en être améliorée.

Pour optimiser la taille des troupeaux, ils recommandaient de vendre tous les jeunes mâles, à l'exception de quelques reproducteurs. La vente des brebis trop âgées pour produire des agneaux était aussi encouragée.

Une critique majeure, enfin, concernait l'usage final des animaux. Des jeunes en pleine croissance, des brebis allaitantes ou des mâles reproducteurs faisaient l'objet de dons ou de sacrifices. Au yeux des observateurs, il s'agissait d'un non-sens zootechnique. Ces bêtes étaient, en effet, les plus productives.

De manière générale, ils regrettaient que des animaux échappassent à toute valorisation marchande.

approche ethnologique du pastoralisme

De l'irrationalité supposée des éleveurs

Les auteurs de ces observations concluaient finalement à l'irrationalité des pratiques des pasteurs. En réalité, cette conclusion découlait d'une série d'à priori.

D'abord, le raisonnement tenu reposait sur l'idée que les activités d'élevage constituaient un sous-système économique.

Dans la continuité de ce prémisse, il paraissait logique pour ces observateurs que l'élevage obéisse aux lois économiques. Or ces dernières étaient propres à l'économie capitaliste : finalité marchande des productions, minimisation des coûts et maximisation des profits, optimisation des rendements...

Enfin, les comportements religieux, politiques, familiaux... étaient vus comme constituant eux aussi des sous-systèmes sociaux. Ces derniers étaient considérés comme ne devant pas entraver le développement de l'élevage.

Or, la situation dans laquelle les observateurs trouvaient les sociétés pastorales leur paraissait contredire tous ces principes. L'usage prioritaire des animaux n'était pas marchand. La conduite des animaux paraissait peu optimale.

Ils en concluaient que dans la mentalité des éleveurs le sous-système économique occupait un rôle secondaire. A l'inverse, ils croyaient que les pasteurs donnaient la priorité aux sous-systèmes familiaux, politiques ou religieux.

La tendance des éleveurs à accumuler du bétail aurait eu pour objectif l'acquisition de prestige. Leur attachement aux animaux était expliqué par leur utilisation dans les rituels accompagnant les grands événements de la vie: naissance, mariage, mort...

Consommation de viande et solidarité

Une logique différente commença à se dessiner lorsqu'on s'intéressa dans le détail aux utilisations des animaux.

Dans les sociétés pastorales, les animaux étaient rarement abattus pour le seul objectif de consommer de la viande. Il fallait au contraire des occasions spéciales : fêtes religieuses (Fête du Sacrifice,...), célébration du début d'activités agricoles saisonnières (sacrifice d'ouverture des récoltes ou des pâturages d'altitude...), commémorations annuelles des marabouts (moussem)...

Les sacrifices intervenaient aussi lors des célébrations des moments solennels de la vie: dation du nom, circoncision, mariage, réception d'hôtes... A ces occasions s'ajoutaient les mises à mort d'animaux blessés avant qu'ils n'expirent naturellement.

Toutes ces circonstances pouvaient être ramenées à un phénomène essentiel. La consommation de viande était toujours un acte collectif. Elle prenait la forme d'un repas communautaire ou du partage de la viande de l'animal égorgé.

En Kabylie, le fait de tuer un animal en cachette constituait même un délit punissable (appelé thaseglout).

Le partage de la viande avait lieu entre les membres de la communauté de vie quotidienne (village ou campement). C'était une occasion de témoigner de la solidarité qui unissait les membres du groupe.

C'est ainsi qu'un éleveur tunisien confiait à un anthropologue : "Si on ne partage pas la viande avec les voisins c'en est fini de l'entraide."

Rappelons que cette entraide jouait un rôle de premier plan. D'abord pour la protection, de la communauté et de ces biens (territoires, troupeaux...). Ensuite, pour mener à bien les tâches nécessitant une force de travail importante: récolte, construction de bâtiments, entretien des canaux d'irrigation...

Au Maroc, le partage (ouzia) qui suivait la mise à mort d'un animal blessé exigeait que les personnes conviées soient proches. En effet, l'acte instaurait un engagement de solidarité. Cette solidarité se manifestait parfois immédiatement. La perte de l'animal était alors prise en charge par les bénéficiaires du partage.

anthropologie économique du pastoralisme

Sacrifices, dons et alliances

La consommation agrégative de viande intervenait aussi pour l'établissement de liens à l'extérieur de la communauté de vie.

La spécificité de l'activité pastorale est de ne pas être définitivement cantonnée à une aire géographique bien déterminée. En premier lieu, elle nécessite des mouvements saisonniers. Au Maroc, ceux-ci s'organisaient principalement selon deux axes : sud-nord et plaine-montagne, entre l'été et l'hiver.

Les pasteurs pouvaient aussi être contraints de se déplacer, en raison d'événements naturels : sécheresses, inondations, asséchements de points d'eau... Parfois des groupes plus puissants les repoussaient hors de leurs parcours habituels.

La mobilité impliquait la gestion de relations avec les groupes des régions d'accueil ou de passage. Il y avait en permanence des intérêts à défendre, des avantages réciproques à s'accorder ou à se refuser.

Les éleveurs devaient se constituer un réseau de connaissances ou d'alliés, le plus étendu possible. Ils élargissaient ainsi au maximum leurs possibilités de circulation. Il fallait aussi nouer des alliances militaires. Parfois, des familles se séparaient de leur groupe d'origine. Elles cherchaient alors refuge dans d'autres communautés et devaient s'y faire accepter.

Les sacrifices et les dons d'animaux intervenaient pour : demander l'autorisation de traverser ou de séjourner sur les parcours ; sceller des pactes pastoraux ou militaires ; racheter le prix du sang ; demander la protection d'un groupe ; sceller les mariages qui étaient une autre manière de s'allier...

Générosité des "grandes tentes"

Les ruminants tenaient donc une position centrale dans la gestion des relations sociales. Dans ces sociétés, le sacrifice d'un animal était considéré comme la meilleure hospitalité.

Et l'hospitalité participait à la centralité de l'honneur dans les rapports sociaux. La langue arabe exprime la force de cette relation par la racine karama. Celle-ci connote tout à la fois les notions de noblesse, de générosité et d'honneur.

Pour aller plus loin, lire aussi notre article sur le concept de capital symboliqueLes démonstrations de générosité garantissaient l'obtention de ce que Pierre Bourdieu appelle "capital symbolique". La détention de ce capital caractérisait les "grandes maisons" ou les "grandes tentes". Celles auxquelles on désirait s'allier ou que l'on était disposé à aider.

Liens entre le bétail et le symbolique

En fait, bétail et capital symbolique étaient inextricablement liés. Le troupeau exerçait un effet par sa conversion en capital symbolique. Et le capital symbolique soutenait la reproduction du bétail.

M. Boukhobza, dans L'agro-pastoralisme traditionnel en Algérie (1982), explique que chez les pasteurs tout se passait comme si la richesse matérielle ne se justifiait que parce qu'elle était la récompense d'une conduite vertueuse.

Autrement dit la "grande tente" étant celle qui possède un "grand troupeau", on comprend mieux la tendance à conserver les animaux même s'ils sont âgés.

Mais il fallait aussi faire preuve de noblesse et d'honneur. C'est pourquoi les "grandes tentes" ne manquaient pas d''effectuer de grandes démonstrations de générosité : dons somptueux de nombreuses brebis avec leurs agneaux en dotes ou cadeaux de mariage ; sacrifices de jeunes animaux pour des festins collectifs...

Les éleveurs se séparaient ainsi de la meilleure part de leur troupeau. Pour les observateurs externes, ils altéraient leurs capacités de production.

En réalité, si l'on en croit Pierre Bourdieu, ces exhibitions de capital symbolique coûteuses en animaux constituaient la meilleure garantie de reproduction, voir d'élargissement du groupe.

Finalement il faut garder à l'esprit cette indifférenciation des composantes symboliques et matérielles du patrimoine. C'est ainsi seulement qu'on peut comprendre la logique qui sous-tend le pastoralisme traditionnel.

Les stratégies d'élevage (conservation des animaux âgés, surpâturage...) et les comportements politiques ou familiaux ne relevaient pas de sous-systèmes spécifiques. Au contraire, ils étaient inextricablement liés.

Découvrez nos autres articles d'ethnologie.C'est en les envisageant de la sorte que l'on peut appréhender la rationalité des conduites que l'économisme rejette dans l'absurdité.

© Gilles Sarter


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Socialisation : Intériorisation de Dispositions

Socialisation : Intériorisation de Dispositions

La socialisation est souvent définie comme le processus qui permet d'établir une personne à l'intérieur d'une société ou d'un groupe social. Un courant de la sociologie l'envisage, plus précisément, comme l'intériorisation de manières de faire ou de penser.

De l'importance du passé en sociologie

L'étude des processus de socialisation occupe une place importante dans la sociologie des dispositions. Ce courant de pensée accorde un rôle déterminant au passé des gens. Il considère que la plupart du temps, quand les individus sont amenés à agir, ils le font en étant influencés par leurs expériences antérieures.

B. Lahire, L'homme pluriel: les ressorts de l'action, 1998Cette approche est notamment défendue, au sein des travaux de Bernard Lahire , qui s'inscrivent dans une forme de continuité avec ceux de Pierre Bourdieu.

La notion de disposition recouvre des manières habituelles d'agir, de penser ou de réagir (affectivement ou émotionnellement).

Elle englobe aussi bien les routines, que les compétences, les savoir-faire, les croyances ou les goûts.

Toutes ces réalités ont en commun d'appartenir à l'intériorité des êtres humains. P. Bourdieu parle du "corps comme dépôt"et B. Lahire utilise la métaphore du "stock" de dispositions.

L'influence des dispositions sur nos actes ou nos pratiques peut être plus ou moins consciente.

Ainsi, une préférence acquise peut orienter consciemment un choix individuel. A un autre extrême, il se peut aussi qu'une personne réitère régulièrement un comportement routinier, mis en place par le passé et jamais questionné depuis.

Précisons que le recours à la notion de disposition n'exclut pas de considérer l'influence de la situation, sur les actes. Les êtres humains ne sont pas appréhendés comme des automates.

Le passé n'agit pas tel un impératif catégorique à chaque moment de la vie des gens.

Au contraire, l'idée qui prévaut est plutôt que, selon le contexte, les dépôts du passé peuvent s'actualiser différemment, se mettre en veille ou se transformer.

Temps et répétition

Considéré du point de vue de ces sociologues, le terme "socialisation" fait référence aux processus d'élaboration des dispositions.

Celles-ci se constituent souvent dans la durée et par la répétition. Toutefois, l'acquisition d'une façon d'être ou d'agir peut aussi résulter d'une expérience unique et brève. Pensons à celles qui découlent d'événements traumatisants ou psycho-affectivement intenses (rites d'initiation ou de passage...).

Parmi les dispositions dont l'installation est plus progressive, il faut aussi opérer une distinction.

En effet, les gestes de la vie quotidienne, les savoir-faire, les raisonnements ou les habitudes morales sont plus ou moins difficiles à acquérir, selon leur degré de complexité.

L'intériorisation est favorisée par la répétition d'expériences similaires, dans des contextes différents. Ainsi, les dispositions sexuées se construisent à la fois, dans la famille, à l'école, au travail mais aussi dans la rue ou par la fréquentation des médias.

On évoque à ce propos, un sur-apprentissage. Il produit souvent une plus grande résistance au changement.

Si une prédisposition se renforce grâce à une sollicitation continue, elle peut, en revanche, s'affaiblir par manque d'entraînement ou si elle n'est pas sollicitée.

l'enfant se socialise dans la société

Socialisations explicite, diffuse et idéologique

Bernard Lahire distingue trois grandes modalités de socialisation : la pratique directe, l'imprégnation diffuse et l'inculcation idéologique.

La pratique directe - Premièrement, les gens intériorisent des dispositions mentales ou comportementales en participant directement à des activités récurrentes. Ce processus de socialisation peut inclure des moments d'incitation, d'interdiction, de sollicitation ou de collaboration explicites.

L'apprentissage de l'écriture et de la lecture s'effectue par entraînement à l'école ou à la maison. Les dispositions sexuées s'acquièrent par la participation à des activités définies explicitement comme "masculinisantes" ou "fémininisantes".

La socialisation diffuse - Elle opère de manière plus suggestive. Elle ne résulte pas d'une inculcation volontaire et explicite. C'est plutôt, l'agencement du contexte qui agit indirectement sur la personne.

Ainsi pour les enfants dont les parents lisent régulièrement et possèdent des livres, la lecture est une réalité familiale avant d'être une réalité scolaire. Leur apprentissage s'en trouve généralement facilité.

B. Lahire, Portraits sociologiques: Dispositions et variations individuelles, 2002.De la même façon, les dispositions sexuées s'incorporent de façon diffuse parce que les enfants évoluent dans des contextes où les gestes, les attitudes, les paroles, les activités des personnes de leur entourage diffèrent en fonction de leur genre.

A propos de la socialisation diffuse, on évoque parfois une "socialisation silencieuse". Toutefois, cela ne signifie pas qu'elle opère totalement hors du langage. L'expression fait plus généralement référence à l'absence de discours explicites ou didactiques.

Mais les pratiques langagières prennent de nombreuses autres formes qui ont leur place dans les processus d'intériorisation. Pensons aux interjections, exclamations, insultes, ponctuations, commentaires rétrospectifs, allusions qui accompagnent nos comportements.

L'inculcation idéologique ou symbolique - On fait ici référence aux croyances, normes, valeurs ou modèles véhiculés par toutes sortes d'institutions et de médias.

L'exposition ou l'inculcation de ces normes culturelles peuvent être tout-à-fait explicites : programmes qui font l'apologie de la culture lettrée ou qui justifient la domination masculine... Mais elles procèdent aussi implicitement, par exemple, lorsqu'un film ou un roman met en scène des personnages dont les comportements sont spécifiques.

Tensions et contradictions

Les différentes situations de socialisation que rencontre un individu, au cours de sa vie, ne poussent pas toujours dans une même direction. Au contraire, des tensions ou des contradictions peuvent émerger.

Par exemple, un hiatus se crée entre l'injonction explicite et la socialisation diffuse, quand des parents incitent leur enfant à lire, alors qu'ils ne lisent pas eux-mêmes. Situation typique rendue par l'expression : "fais ce que je dis, mais ne fais pas ce que je fais".

Un décalage est aussi à l’œuvre, chez les garçons issus de familles dans lesquelles la lecture et l'écriture sont associées à l'univers féminin, intérieur, domestique, intime... Par opposition l'univers masculin s'y conçoit comme physique et tourné vers l'extérieur. Le jeune enfant est alors placé devant le dilemme de se construire en homme ou en élève studieux.

De la même façon, le sujet est soumis à une tension intérieure lorsque que l'inculcation idéologique est contredite par le contexte diffus. Par exemple, on inculque à l'enfant que l'égalité est une valeur officiellement constitutive de la société dans laquelle il vit (valeur objectivement inscrite dans les lois...). Et, au jour le jour, il est témoin des inégalités de traitement ou de la stigmatisation dont souffreson entourage.

la socialisation cocerne la formation des dispositions affirme Pierre Bourdieu

Retour sur deux métaphores

Pierre Bourdieu parle souvent de la socialisation comme d'un processus d'incorporation des structures sociales. B. Lahire avance que cette métaphore peut faire penser qu'il y a comme un transfert, d'une réalité extérieure aux individus, vers leur intériorité.

Bien sûr, il rappelle que ce qui est intériorisé n'existe pas en tant que tel à l'extérieur. En réalité, se sont des habitudes, des croyances, des manières d'agir et de penser, des émotions qui se constituent dans le corps-esprit des gens.

Notre société est structurée selon une inégalité entre femmes et hommes. L'inégalité salariale ; la sous-représentation des femmes, dans les mandats politiques et les postes de direction; l'inégale répartition des tâches domestiques ; la plus grande fréquence des actes de violence sexuelle commis à leur encontre... constituent des phénomènes sociaux vérifiés statistiquement.

Des jeunes enfants évoluant dans un tel environnement acquièrent des dispositions qui favorisent la perpétuation des faits sociaux évoqués : tendance au commandement chez les garçons et à la soumission chez les filles, inclination vers l'exercice de certains métiers ou activités...

C'est pour rendre compte de l'ensemble de ces processus, dans une formule ramassée, que l'on dit que les filles et les garçons incorporent les structures sociales objectives.

L'inégalité qui structure la société trouve un écho dans les corps-esprits, sous la forme de dispositions.

La deuxième métaphore qu'utilise Pierre Bourdieu s'explique de la même manière. Le sociologue parle souvent d'héritage ou de transmission du capital culturel. Or hériter d'un patrimoine matériel, c'est recevoir une chose que possédait jusque là une autre personne. La notion d'héritage est sous-tendue par l'idée d'un transfert de la chose concernée.

La réalité qu'évoque la métaphore est d'un autre ordre. On le comprend aisément pour le cas de l'apprentissage de la lecture.

L'enfant qui évolue dans une famille de lecteurs et de possédants de livres incorpore souvent une prédisposition à l'apprentissage ou un goût pour la lecture. Encore une fois, l'usage de l'expression "hériter du capital culturel" peut occulter la complexité et la pluralité des mécanismes de socialisation qui sont à l’œuvre

Pouvoir et socialisation

Si le postulat de la théorie de l'action, tel que décrit par P. Bourdieu et B. Lahire, est exact alors nous vivons constamment sous l'influence de forces intérieures.

Nos dispositions nous orientent, incitent, influencent, poussent, inhibent ou restreignent.

Mais la concrétisation des dispositions en actes est fonction des situations que nous rencontrons. Si bien que le contexte aussi exerce une influence sur nous, en permettant ou non, à nos dispositions de s'exprimer.

Or une observation, même spontanée, de la vie sociale révèle que la socialisation a partie liée avec le pouvoir.

On voit bien que des dispositions - comme la remise de soi à une autorité, le rapport aux formes de cultures légitimes (notamment au langage officiel), l'acceptation de la logique de concurrence et des hiérarchies... - sont construites dès le plus jeune âge (famille, jardin d'enfant, école) puis réactivées et renforcées tout au long de la vie et dans des contextes différents (travail, politique et même loisirs...)

Dès lors l'examen des liens entre socialisation et pouvoir peut concerner tout un tas de questions :

Comment sont élaborés les processus de socialisation ? Quelles dispositions cherche-t-on à construire chez les gens? Qui a intérêt à la construction de ces dispositions ? Dans quels contextes ces dispositions devront-elles être réactivées ? Comment sont agencées les situations qui visent leur réactivation ? ...

Apprendre à voir

A notre échelle d'individu socialisé, la question qui se pose est celle de la part de liberté que nous pouvons conquérir sur nos dispositions. Là, il paraît évident que nous ne pouvons pas éluder la nécessité d'une introspection intime.

Il nous faut apprendre à connaître nos inclinations et nos propensions:
- bien les observer quand elles s'actualisent dans des comportements, des pensées ou des affects.
- identifier l'influence des situations, sur leur expression ou leur inhibition.

Cette démarche est au cœur de nombreuses traditions philosophiques.

Nietzsche, Le crépuscule des idoles : ce qui manque aux Allemands (6) et Humain, trop humain : aphorisme 283. Pour Nietzsche, par exemple, l'apprentissage du voir constitue la première préparation à l'éducation de l'esprit. Il convient, nous enseigne-t-il, de nous doter d'un regard long et lent.

Nous devons nous habituer à laisser venir les dispositions ou les penchants qui veulent s'imposer à nous. S'efforcer d'y être attentif, plutôt que d'y réagir spontanément.

Il s'agit bien d'un processus actif, tout le contraire de la passivité. La vraie paresse consiste à s'abandonner à nos inclinations "comme roule la pierre qui suit la loi brute de la mécanique".

Gilles Sarter

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L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

Le concept d'habitus est central dans la sociologie de  Pierre Bourdieu. Dans cet article, nous en détaillons les tenants. Puis, nous expliquons, comment la notion permet de rendre compte des articulations entre les comportements individuels et l'organisation des sociétés.

Comportements et régularité du monde social

Dans le documentaire La sociologie est un sport de combat, Pierre Bourdieu énonce de façon très simple la question qui fonde le projet sociologique :

Pourquoi les gens agissent-ils comme ils le font et avec une certaine régularité ?

Premièrement, cette question appelle une théorie explicative de l'action humaine, qui puisse rendre compte des relations entre société et individu.

Deuxièmement, le questionnement à propos de la régularité du monde social est au cœur de la réflexion du sociologue. Dans la Domination masculine, il avoue son étonnement devant la perpétuation des ordres établis, avec leurs rapports de domination et leurs injustices.

L'élaboration de la notion d'habitus a permis à Pierre Bourdieu d'investir ces deux problématiques.

Tendances et propensions à agir

Attribuer un habitus à une personne ou à une catégorie de personnes, c'est leur attribuer un système de dispositions à se comporter d'une certaine façon.

Dans une première approche, on pourrait dire qu'un habitus ressemble à ce que le langage commun appelle un trait de caractère. Comme, par exemple, l'ostentation, la discrétion, l'ascétisme ou l'hédonisme...

Une personne disposée à l'ostentation exprime une tendance à se comporter comme un "m'as-tu vu", dans les différents aspects de sa vie : dans ses goûts, sa manière de s'habiller ou de décorer sa maison, dans le choix de sa voiture, dans sa façon de parler, dans ses attitudes corporelles et ses tentatives d'être toujours au centre de l'attention...

La propension ne dit pas qu'à coup sûr, l'individu concerné agira de manière ostentatoire. Mais il y a de fortes chances que cela se produise.

Par ailleurs, une tendance ne détermine pas les actes dans leurs modalités concrètes d'expression. On ne peut prédire exactement ce que le "m'as-tu vu" va faire ou dire, dans une situation donnée. On peut, tout au plus, parier sur le style de comportement qu'il va adopter.

Du social incorporé

L'habitus, à la différence du trait de personnalité, trouve son origine dans le social. Il n'est pas l'apanage d'un individu. Au contraire, il est partagé par un groupe social bien délimité.

L'un des exemples les plus connus, parmi ceux décrits par Bourdieu, est le sens de l'honneur. Dans les communautés villageoises kabyles, cet habitus pré-dispose les gens à se comporter, dans toutes les situations, en femme ou en homme d'honneur.

Pierre Bourdieu écrit que si cet habitus pouvait être condensé en une seule formule ce serait : "Faire face !"

L'injonction s'applique à la posture corporelle : faire face à son interlocuteur, le regarder à la face, parler sans murmurer. Elle concerne les adversités de tous ordres (humaines, matérielles, naturelles) devant lesquelles il ne faut pas reculer. Cet habitus commande encore de faire face à l'hôte en lui témoignant l'hospitalité ou de se montrer généreux, etc.

Dans ce contexte, le sens de l'honneur est partagé par tous les membres de la communauté. Et ces derniers sont prompts à sanctionner les conduites qui s'en écartent.

Si la genèse d'un trait de personnalité relève d'une histoire individuelle. L'origine d'un habitus, au contraire, doit être recherchée dans les particularités de l'histoire collective.

L'habitus, dit encore Pierre Bourdieu, c'est du "social incorporé" ou du "social fait corps".

L'habitus, du verbe habeo (avoir), c'est ce qui a été acquis.

Chez les Kabyles le sens de l'honneur agit comme un habitus

Sociétés modernes et classes sociales

Pierre Bourdieu a élaboré la notion d'habitus, dans le cadre de communautés villageoises. Ces dernières sont caractérisées par une relative homogénéité des conditions matérielles et culturelles d'existence. Les gens y sont façonnés par un contexte de socialisation cohérent.

Qu'en est-il dans les sociétés modernes et différenciées ?

Le sociologue appréhende la société française comme étant structurée en classes.

Une classe sociale correspond à un ensemble de personnes qui partagent des conditions d'existence proches.

Deux grands principes établissent une différenciation entre les conditions de vie des agents sociaux. Il s'agit du capital économique (l'ensemble des propriétés financières, mobilières, immobilières) et du capital culturel (niveau scolaire, diplômes, connaissances langagières et culturelles...), détenus par les individus ou les familles.

D'une part, la classe composée de détenteurs d'un fort volume de capital global (capital économique + capital culturel), comme les patrons d'entreprises, les hauts-fonctionnaires, les médecins, les cadres supérieurs... se distingue de celle des plus démunis, ouvriers agricoles et employés sans qualification.

D'autre part, une différenciation opère selon la structure du capital. Les artistes, les professeurs d'université sont plus riches relativement, en capital culturel qu'en capital économique. En revanche, les patrons d'entreprises possèdent relativement plus de capital économique que de capital culturel. De la même façon, à un niveau inférieur de la hiérarchie sociale, les instituteurs s'opposent aux petits commerçants...

A ces différentes positions sociales correspondent des contextes de vie et de socialisation, plus ou moins spécifiques qui engendrent des habitus distincts.

Goûts de classes

Les habitus de classe s'actualisent différemment. Les biens consommés, les activités pratiquées (sports, loisirs...), les lieux habités et fréquentés (commerces, écoles...), les opinions politiques, les manières de s'exprimer ou encore les postures corporelles diffèrent systématiquement, entre les hauts-fonctionnaires et les ouvriers...

Les habitus constituent les goûts. Ainsi, les agents appartenant aux différentes classes sociales opèrent des différences entre ce qui est bon/mauvais, bien/mal, distingué/vulgaire. Mais ces différenciations ne sont pas les mêmes.

Selon la classe d'appartenance, un même objet ou un même acte peut apparaître comme vulgaire, comme prétentieux ou comme distingué.

Finalement, il est important de garder à l'esprit le fait suivant. Quelle que soit la classe d'appartenance des gens, leur sens commun classe et hiérarchise les biens et les comportements: langage "populaire" ou "distingué" ; accordéon ou violon ; belote ou bridge, jeans ou "costard"...

Cette hiérarchisation ne résulte pas de la valeur en soi des objets ou des manières de faire. Elle provient du fait que les gens ont incorporé des dispositions à juger et à hiérarchiser d'une certaine façon.

Ces goûts sont le produit de conditions d'existence, qui sont elles-mêmes dépendantes du volume et de la structure du capital détenu.

Théorie de l'action

En élaborant la notion d'habitus, l'une des intentions de Pierre Bourdieu visait à échapper à deux erreurs.

La première tend à considérer les gens comme agissant mécaniquement, sous l'effet de contraintes externes (règles, structures, modèles...). La seconde les tient pour des sujets pleinement conscients qui agissent par des choix et des calculs rationnels (théorie de l'homo œconomicus et de son action rationnelle).

A l'inverse, le sociologue envisage les comportements comme étant issus de rencontres, entre des situations et des dispositions:

Situation + Habitus = Action

Sa théorie permet de prendre en compte les expériences de socialisation passées, sans omettre le rôle de la situation présente.

En effet, aucune de ces deux réalités ne peut être désignée comme le véritable déterminant des pratiques. La réalité d'une action est toujours relationnelle.

les classes sociales sont marquées par des systèmes de dispositions que l'on appelle goûts

Sens pratique

L'habitus dotent les gens d'un sens pratique. C'est-à-dire du sens de ce qui est à faire, dans une situation donnée. La notion évoque ce qu'on appelle le sens du jeu, dans les sports collectifs notamment.

Les situations rencontrées par une personne peuvent être relativement similaires aux conditions de socialisation qui ont permis l'acquisition de son habitus. Dans ces circonstances, l'agent est comme un poisson dans l'eau. C'est le cas d'un paysan en Kabylie qui a grandi et vécu, au sein de sa communauté traditionnelle.

Ses structures mentales sont ajustées par anticipation aux événements qu'il affronte.

Il peut les évaluer sur-le-champ et y répondre, dans le feu de l'action. Il n'a pas besoin d'y réfléchir, comme s'il était placé face à un problème.

Le concept d'habitus n'exclut pas, pour autant, celui de stratégie.

Les individus peuvent élaborer des projets. Simplement, ils les établissent sur la base des appréciations et des perceptions permises par leurs habitus respectifs.

Ce mécanisme explique notamment les cas d'auto-censure. Une personne renonce à un objectif personnel, parce que son habitus l'envisage comme inapproprié : un jeune homme issu du milieu ouvrier renonce à entreprendre une carrière artistique, parce que son habitus lui fait envisager l'art comme étant le domaine réservé des classes bourgeoises...

Autrement dit, la théorie de l'action de Pierre Bourdieu admet la capacité inventive ou créatrice de l'individu. Mais, elle considère que cette inventivité est délimitée ou bornée par des pré-dispositions qui se constituent en goût, sens du jeu ou encore en espérance aux chances de réussite.

Désajustements

Les habitus des personnes ne sont donc pas toujours ajustés aux circonstances qu'ils rencontrent.

Cela se produit à chaque fois que la situation vécue par l'agent est différente du contexte qui a produit ses dispositions.

Ces cas de désajustements apparaissent lorsque des individus ou des collectivités entières sont transplantées, volontairement ou non, dans des contextes culturels différents : migrations, déportations, exils...

Sans être transplantés, les gens peuvent être amenés à fréquenter des univers sociaux différents voir contradictoires. On pensera à l'agriculteur qui doit évolué, à la fois, dans l'univers traditionnel de l'entre-soi villageois et dans l'univers de l'économie capitaliste qui enserre sa communauté.

Dans les sociétés modernes différenciées, les sujets connaissent souvent des ruptures biographiques. L'enfant qui entre à l'école, le jeune adulte qui rejoint le monde professionnel peuvent être confrontés à des univers sociaux dont les codes sont éloignés de ceux de leur milieu d'origine.

Sont aussi concernés tous les gens qui connaissent une "ascension" sociale ou, a contrario, un déclassement vers le "bas". Dans ces circonstances, ils sont contraints d'adopter des manières de s'exprimer, de se comporter, de penser auxquelles ils ne sont pas pré-disposés.

Ces décalages génèrent des tensions, voire des souffrances, psychiques et corporelles.

le concept d'habitus permet d'envisager pourquoi les gens font ce qu'ils font

Stabilité des habitus

Bien sûr les habitus évoluent en fonction des nouvelles expériences. Mais Pierre Bourdieu avance que leur mode de fonctionnement tend à prévenir les changements radicaux.

En effet, les dispositions initiales opèrent des sélections, dans l'acquisition des nouvelles informations. Elles tendent à rejeter celles qui sont capables de mettre en question les informations accumulées préalablement.

Surtout, l'habitus défavorise l'exposition à des conditions propices au changement.

Comme les dispositions sont à l'origine du choix des personnes et des lieux susceptibles d'être fréquentés, les personnes évoluent généralement, dans des univers sociaux, relativement adaptés à leur habitus et peu déstabilisants.

Reproduction de l'ordre social

La relative stabilité des habitus et la relation qu'ils entretiennent avec les structures sociales objectives expliquent comment l'ordre social se perpétue.

A travers l'habitus, les structures du monde social sont présentes dans les catégories de pensée que les individus mettent en œuvre pour comprendre leur société.

Dans les villages kabyles, le sens de l'honneur est objectivé, "rendu palpable" : par la manière dont les relations entre hommes et femmes sont organisées ; par les expressions langagières ; par les postures corporelles ; par les pratiques et rituels, d'hospitalité, de vendetta, de générosité...

Dès l'enfance, dans ce contexte, les manières de penser sont structurées selon le sens de l'honneur. Et les comportements reproduisent les structures objectives qui conditionnent les mentalités.

Dans la société française, la structuration en classes sociales s'observe dans des réalités concrètes. Elle est rendue tangible : par la géographie des quartiers urbains ; par les différences entre établissements scolaires ou d'enseignements supérieurs ; par la nature des biens consommés (aliments, vêtements,...) ; par les activités de loisirs ; par la nature des relations qui prévalent entre les gens...

Cette différenciation objective trouve son pendant dans les habitus de classe. A leur tour ces goûts s'actualisent dans des préférences, des choix, des classements qui contribuent à perpétuer un monde structuré en classes sociales différenciées.

Le processus de naturalisation

Cette reproduction du monde social s'appuie sur ce que le sociologue appelle le processus de naturalisation.

Les porteurs d'un habitus ne sont pas conscients de ce que leurs manières d'agir ou de penser doivent aux conditions sociales objectives.

Ils vivent leurs goûts comme étant "naturels" ou comme allant de soi et non pas comme résultant de leurs conditions d'existence.

Finalement, une société est le produit des représentations que s'en font des femmes et des hommes. Mais ces représentations sont elles-mêmes le fruit des structures sociales pré-existantes.

Sans le savoir, la plupart du temps, les gens tendent à reproduire l'ordre social, qu'ils occupent une position de dominant ou de dominé, au sein de la société.

Possibilité de changement

L'explication "en boucle" de la relation de détermination, entre structures mentales et objectives, distille une forme de pessimisme.

L'esprit des gens est structuré de manière à reconnaître la légitimité de l'ordre dominant. Dès lors par leurs agissements, ils reproduisent la structuration objective de la société, selon le même ordre. Ce qui renforce encore leur habitus et leur position de dominé, etc.

S'il en est ainsi, comment peut-on gagner en liberté ? Et notamment comment peut-on envisager d'imposer un nouveau modèle de société, reposant sur moins de domination ?

Un premier enjeu concerne la prise de conscience du caractère arbitraire de tous les modèles d'organisation sociale. Là réside la vocation de la sociologie critique.

Toutefois, la simple prise de conscience, bien que nécessaire, n'est pas suffisante. La domination est soutenue par des habitus pré-réflexifs. Ces derniers, on l'a vu, sont peu impactés par les nouvelles informations.

Pour induire un changement, il faut donc, aussi, combattre les instruments sociaux qui permettent l'inscription des habitus dans les corps.

Il faut conjuguer le dévoilement de l'arbitraire de la domination, à l'action sur les structures sociales objectives.

Finalement, les perspectives de changement semblent résider, dans la multiplication des expériences et des contextes de vie, d'éducation et de socialisation qui valorisent les nouvelles valeurs et qui sont susceptibles de les inscrire, dans les corps, sous la forme de dispositions.

Gilles Sarter

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Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les rites d'institutions ou rites de passage possèdent une fonction importante dans l'organisation des sociétés traditionnelles et modernes.

Les analyses qu'en donnent Pierre Clastres et Pierre Bourdieu peuvent paraître différentes, à première vue.  Mais finalement, elles convergent vers l'idée que ces rituels ont pour objectif de déposer la loi sociale au sein des corps et des esprits.

Les rites d'institutions chez les amérindiens

Le livre de Pierre Clastres, La société contre l’État est devenu un classique de l'anthropologie politique. Un chapitre y traite des rites de passage.

P. Clastres, "De la torture dans les sociétés primitives", L'Homme, XIII (3), 1973.Dans les sociétés amérindiennes traditionnelles, les jeunes hommes qui vont devenir des guerriers de plein droit sont soumis à rude épreuve.

Presque toujours les rituels de passage virent à la torture.

Les chairs sont déchirées, lacérées, percées, écorchées... Les techniques et les ustensiles employés sont conçus pour maximiser les douleurs. Souvent les sévices infligés ne cessent qu'avec l'évanouissement de celui qui les subit.

Tout au long de ces épreuves, les victimes doivent afficher l'impassibilité la plus tranquille. Aussi, une interprétation commune veut que ces supplices aient pour objectif de démontrer la valeur morale des futurs guerriers.

Sans récuser complètement cette analyse, Pierre Clastres propose cependant de ne point s'y limiter. Et il engage sa propre interprétation un peu plus loin.

Marquer l'appartenance à la communauté

L'anthropologue s'interroge notamment sur la nécessité de porter atteinte à l'intégrité physique des postulants. Après tout, il existe d'autres façons de démontrer sa valeur ou sa bravoure que d'endurer la torture.

Dès lors, l'objectif qui sous-tendrait l'usage des supplices pourrait bien-être le marquage des corps.

Les rites de passage seraient conçus de manière à laisser des traces ineffaçables. Et, les cicatrices sur les corps tiendraient lieu de mémoire.

Mais de quoi s'agit-il de se souvenir ? De manière indiscutable, les marques témoignent de l'appartenance à la communauté. Ainsi, l'anthropologue rapporte une scène à laquelle il lui fut donné d'assister.

Lors d'un séjour, chez des Guayaki, un groupe dévêtit complètement une jeune Paraguayenne, pour s'assurer de sa "nationalité". Des tatouages découverts sur sa peau attestèrent que les Blancs l'avaient kidnappée durant son enfance.

Cependant, la même question surgit une fois encore. Pourquoi la torture ? Pourquoi recourir à des méthodes particulièrement cruelles? Des techniques de scarification ou de tatouages moins douloureuses sont tout aussi efficaces, pour générer des marques ineffaçables.

secession site consacré à la sociologie et la critique sociale de bourdieu

 

Le message politique du rituel

La réponse de Pierre Clastres à cette question est particulièrement intéressante.

Le rituel recourt à la torture parce qu'il délivre un message politique : chaque prétendant guerrier est semblable à tous les autres. Aucun ne vaut moins que les autres et inversement aucun n'est plus que les autres.

L'égalité entre les individus est scellée par le fait que tous ont enduré la souffrance sans gémir, jusqu'au point de rupture de l'évanouissement. Ainsi, nul ne peut prétendre à une supériorité dans la valeur.

Les traces corporelles seront là pour témoigner à vie, de la valeur égale de tous ceux qui ont surmonté l'épreuve.

Dans le contexte de communautés sans écriture, le corps devient support de la loi. Et la loi ici est loi d'égalité. En effet, ces sociétés ignorent le pouvoir d'un seul sur tous les autres. Si l'institution de la chefferie y existe, elle est, dans les faits, dénuée de tout pouvoir politique et de tout moyen de coercition.

Consacrer la distinction

Pierre Bourdieu analyse les rites de passage, en adoptant une perspective qui peut paraître diamétralement opposée à celle qui précède.

Le sociologue postule, en effet, que ces rituels ont pour fonction première de créer, non pas de l'égalité, mais de la différence entre les gens.

L'objectif qui les sous-tend serait avant tout de légitimer ou de consacrer une séparation : pas entre ceux qui ont subi les épreuves et ceux qui ne les ont pas encore surmontées ; mais bien plutôt entre ceux qui vont les subir et ceux qui ne les subiront jamais.

Par exemple, la circoncision aurait pour but de marquer la distinction entre hommes et femmes, plus qu'entre les garçons circoncis et non-circoncis.

C'est l'idée centrale de Pierre Bourdieu. Ce que l'on appelle communément "rite de passage" a pour fonction de consacrer un état de fait, plus que de marquer un passage.

A ce titre, la circoncision consacre le statut masculin de l'homme, même le plus efféminé. Par opposition, toutes les femmes (même les plus "masculines" dans leurs attitudes ou leurs morphologies) sont cantonnées dans le genre féminin, car elles ne sont pas soumises au rituel.

Appliquée au cas amérindien, cette interprétation signifie que les épreuves rituelles légitiment la différence entre ceux qui vont devenir des guerriers (les jeunes hommes) et celles qui ne le deviendront jamais (les jeunes filles).

C'est pourquoi, plutôt que de parler de rites de passage, le sociologue préfère évoquer des rites de légitimation ou d'institution.

Des rites d'institution plutôt que des rites de passage

En adoptant la dénomination "rite d'institution", Pierre Bourdieu indique que les rituels visent à faire reconnaître comme légitime, des différences qui ne vont pas de soi, mais qui sont des constructions sociales.

L'efficacité symbolique des rites d'institution réside dans leur pouvoir d'action sur le réel. Ils transforment les représentations que les gens consacrés se font d'eux-mêmes. Ils changent aussi le regard et les comportements des autres, à leur égard.

L'acte d'institution impose une identité, une position, un statut. A la personne qui est instituée, il notifie ce qu'elle a à être : "Tu seras un homme, un guerrier, ..."

Dans cette optique, les épreuves que les postulants doivent surmonter sont destinées à produire des gens hors du commun ou des "élites".

la sociologie et l'anthropologie de pierre bourdieu

 

La création sociale des élites

A ce titre, nos sociétés modernes ne sont pas dépourvues de rites d'institution : cérémonies d'investiture, de nomination, de remise de titre ou de décoration...

P. Bourdieu, 1981, "Épreuve scolaire et consécration sociale", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.39.Pierre Bourdieu a livré une étude particulièrement approfondie de l'un de ces rites d'institution modernes : la réussite aux concours d'entrée dans les Grandes Écoles (ENA, École Normale Supérieure, École Polytechnique...).

Le passage par les classes préparatoires aux grandes écoles (CPG) en constitue l'épreuve. Le sociologue montre ce qui distingue les CPG des autres établissements de formation. Il s'agit notamment d'y réduire l'existence des élèves à une succession ininterrompue d'activités scolaires intensives.

Tout se déroule comme si la fonction des CPG consistait à générer une situation d'urgence, voire de panique. Les capacités à faire un usage intensif du temps, à travailler de manière soutenue, rapide et même précipitée y deviennent la garantie de survie des candidats. A ce titre, les classes préparatoires visent la constitution d'un véritable habitus:

L'inculcation de dispositions durables – comme les manières de parler, de se tenir, de gérer l'urgence et la tension, d'organiser et d'exposer les idées,… - devient une composante de l'opération de légitimation des futures élites.

Pour aller plus loin, lire un article sur le concept d' habitus.Si le passage par les classes préparatoires constitue l'épreuve, le concours agit comme le véritable rite d'institution. Le premier candidat "collé" deviendra polytechnicien ou énarque, avec tous les avantages matériels et symboliques afférents. Le dernier ne sera rien :

"Le concours crée une différence du tout au rien, pour la vie."

Déposer la loi sociale dans les corps

Les analyses de P. Clastres et de P. Bourdieu convergent sur l'idée que les rites dits de "passage" opèrent comme des consécrations. Le premier met en avant la consécration d'une égalité indépassable. Pour le second, c'est avant tout une séparation, une distinction entre les gens qui est consacrée.

En y réfléchissant un peu, on ne peut que constater que, chez les Guayaki, le rite institue aussi une inégalité entre les membres de la communauté.

Nous avons vu que d'après P. Clastres, le rite de passage sert à prévenir l'appropriation du pouvoir par un seul guerrier, au détriment des autres. Or les femmes ne participent pas au rituel.

Tout se passe donc comme si la possibilité qu'une femme s'approprie le pouvoir est exclue d'emblée. Le rite qui ne concerne que les garçons consacre donc bien une inégalité entre les deux sexes.

P. Bourdieu, 1982, "Les rites comme actes d'institution", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.43De même, pour Pierre Bourdieu, les rites d'institution légitiment avant tout des distinctions. Mais l'observation montre aussi que le passage par les Grandes Écoles crée des formes d'identités et de solidarités collectives indéfectibles. George Pompidou, par exemple, évoque ses condisciples normaliens en termes d'"princes de l'esprit".

Finalement, les deux analystes se rejoignent sur un autre point essentiel.

L'efficacité d'un rite d'institution repose dans sa capacité à déposer les lois qui organisent le social, dans les corps et les esprits des gens.

© Gilles Sarter


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