Socialisation

Sociologie du langage : à propos du « grand oral »

Sociologie du langage : à propos du « grand oral »

Le projet d'introduire un "grand oral" dans la nouvelle formule du baccalauréat a rouvert un vieux débat. Pour les opposants, ce type d'épreuve est discriminatoire. Les classes sociales ne seraient pas égales devant l'expression à l'oral, dans le contexte scolaire. Au contraire, les tenants du projet avancent que celui-ci a justement pour objectif de développer les compétences oratoires de tous les lycéens quelles que soient leurs origines sociales.

En plaçant le débat à ce niveau, on se prive d'aborder des questions plus fondamentales.

Pourquoi discrimine-t-on entre les gens sur la base de leur langage? Qu'est-ce que cela dit sur la manière dont nos sociétés sont organisées ou instituées? A travers ses travaux de sociologie du langage, Pierre Bourdieu a amplement contribué à répondre à ces questions.

Le pouvoir du langage

Le langage officiel ou légitime, c'est celui qui est enseigné à l'école. C'est surtout celui dont la maîtrise est sanctionnée par l'école. Peut-être, dans le futur, par un "grand oral".

Pierre Bourdieu, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Points Essais.De très nombreuses études montrent que les compétences langagières influencent fortement : la réussite dans les études, les chances d'embauche, la promotion professionnelle, l'attention que les médecins portent à l'égard d'un patient, l'inclination des personnes à coopérer avec le locuteur, à l'aider ou à accorder du crédit aux informations qu'il fournit.

Pourquoi un usage spécifique de la langue française détient-il un tel pouvoir, une telle capacité à orienter les actes d'autrui?

Fétichisme du langage légitime

Le langage légitime est paré de toutes les qualités : recherché, noble, choisi, rare, relevé, soutenu, châtié, distingué. Il enferme une référence négative aux autres formes de parlers: commun, courant, ordinaire, familier, parlé ou au-delà, populaire, cru, grossier, relâché, trivial, vulgaire.

Cette opposition tend à faire oublier que la valeur du langage scolaire ne réside pas dans des propriétés intrinsèques.

Elle ne découle pas d'une prononciation "distinguée", ni de la complexité des phrases, ni de la richesse du vocabulaire.

La valeur de la langue légitime résulte de facteurs historiques et sociaux. Si son usage permet d'exercer un certain pouvoir, c'est parce qu'il a partie liée avec l'autorité, c'est-à-dire avec l’État.

Le langage de l’État

Du Moyen-Age jusqu'à la Révolution, le processus d'unification linguistique de la France s'est confondu avec le processus de construction de l’État monarchique.

La langue élaborée à Paris, dans les milieux cultivés, est promue au statut de langue officielle. Utilisée dans la forme écrite et par l'administration royale, elle tend à s'imposer. Elle relègue à l'état de "patois",  les autres langues et dialectes régionaux.

La politique d'unification linguistique du pays est poursuivie par la Révolution. L'enjeu devient la formation de mentalités favorables à la réforme sociale. La langue officielle est promue au statut de langue nationale. Pour les révolutionnaires, il s'agit d'élaborer un nouveau discours d'autorité. Celui-ci comprend un nouveau vocabulaire politique, administratif et idéologique.

La position des bourgeois et des notables provinciaux (curés, maîtres d'écoles, médecins...) a toujours dépendu de la maîtrise des instruments d'expression. En adoptant la langue officielle, ils accèdent au monopole de la politique et de la communication avec le pouvoir central.

A partir, du 19ème siècle, le système d'enseignement gagne en étendue et en intensité. L'école est de plus en plus articulée au marché du travail. Elle permet notamment l'accès aux carrières administratives. Cette articulation joue un rôle déterminant. Elle renforce la hiérarchie entre langue scolaire et dialectes ou usages communs qui perdurent.

Finalement, la langue promue par l’État devient la norme à laquelle toutes les pratiques langagières sont mesurées.

Cette langue possède l'équivalent de juristes: les grammairiens et les Académiciens. Elle bénéficie aussi d'agents d'imposition et de contrôle : les enseignants. Ces derniers sont investis du pouvoir de soumettre à l'examen les performances linguistiques des sujets.

étude sociologique du pouvoir discriminant du langage

Familiarisation et inculcation expresse

De nos jours, presque tout le monde reconnaît l'existence de la langue légitime. En revanche, sa maîtrise est plus inégalement répartie au sein de la population. Pourquoi ?

Les compétences langagières s'acquièrent de deux manières. Premièrement, par familiarisation ou exposition à la langue, notamment dans la famille. Deuxièmement, par l'inculcation explicite, à école.

Les écarts initiaux dans la maîtrise du langage légitime sont fonction du milieu social d'origine. Ici joue la plus ou moins grande proximité, entre la langue parlée dans la famille et la langue officielle. Cette inégalité tend à se reproduire car l'école peine à la gommer. En effet, le rendement de l'inculcation explicite est moindre que celui de la familiarisation.

Le langage est une technique du corps

La pratique d'un langage ne relève pas uniquement de compétences strictement intellectuelles. Elle est liée à un habitus.

La parole s'enracine au plus profond du corps et engage tout le rapport de l'individu au monde social.

Pour en savoir plus, lire notre article sur le concept d' habitusL'enfant apprend à parler dans le cadre de relations intimes. Les personnes avec qui il interagit ne sont pas simplement des maîtres de langage. Une mère, un grand-père, une grande sœur jouent des rôles "totaux". La dimension langagière n'en est qu'un aspect, jamais isolé comme tel. Ce que ces personnes représentent pour l'enfant est sans commune mesure, avec le parler qu'ils offrent à son imitation.

Naturellement, le langage appris au contact de la famille se charge de toute une atmosphère.

Les mots, les tournures de phrase, les expressions enferment un surplus de sens. Ils sont associés à des visions du monde, à des sentiments et des émotions. Ils sont accompagnés de gestuels et de postures qui s'impriment dans le corps.

De plus, l'enfant n'acquiert pas un langage, seulement en écoutant, mais aussi en parlant. Dans son environnement familier, ses paroles sont en permanence soumises à des appréciations. Les sanctions positives ou négatives n'y sont pas uniquement verbales. Elles prennent différentes formes :  regards (approbateurs ou non), tons de la voix, airs (de reproche ou de satisfaction) ou attitudes corporelles (menaçantes, rassurantes...).

Toutes ces injonctions ou suggestions sont très efficaces et difficiles à abolir car silencieuses, insidieuses, insistantes et insinuantes.

Le sens du placement langagier

A l'école, l'enfant apprend la valeur que reçoit, dans ce contexte, le langage appris dans sa famille. Les renforcements ou les démentis constituent en lui, un sens de la valeur sociale des usages de la langue. Il y a le langage valorisé à l'école, chez le docteur, chez les parents ingénieurs d'un camarade...Et puis, il y a le parler de la famille, des copains, de la rue...

Le "sens du placement" linguistique, c'est la connaissance du langage qu'il faut tenir dans un contexte défini.  C'est finalement ce que l'école enseigne le mieux.

Sans préjudice de la bonne volonté des enseignants, cet apprentissage participe aux mécanismes de discrimination sociale et de reconnaissance de l'autorité.

Dans les situations où l'emploi du langage légitime est de rigueur, il impose à ceux qui ne le maîtrisent pas, des efforts vers la correction. Et c'est tout le corps qui répond par sa posture, ses tensions, ses affects aux exigences de la situation. Dans les cas extrêmes, il conduit à perdre "tous les moyens", à se condamner à l'auto-censure, au silence. Voilà comment des gens se trouvent dépossédés de leur propre langue.

Dans les mêmes circonstances, ceux qui ont eu, dans leurs familles, une fréquentation précoce du langage légitime parlent avec aisance. Les exigences d'expression d'un "grand oral" coïncident avec leur manière habituelle de parler.

Le "sens du placement" langagier commande l'intensité de la contrainte que le contexte fait peser sur celui qui parle. Il génère de l'intimidation chez les uns et de la légitimité à s'exprimer chez les autres.

Langage et institution de la société

Le langage légitime est une création sociale et historique. A l'oublier et à rechercher dans ses propriétés intrinsèques la raison de sa valeur sociale, on sombre dans une forme de fétichisme. On absolutise une manière de parler qui est relative, donc arbitraire.

Ce parler a été élaboré pour signifier l'autorité. Il en est venu à conférer du pouvoir à ses porteurs et à créer de la discontinuité dans le social. Aujourd'hui, il continue à opérer ces deux fonctions.

D'un côté, les nouveaux langages de l'autorité (administratifs, juridiques, réglementaires, technocratiques...) ne sont que des versions limites de la langue scolaire.

Par ailleurs, la valeur que les gens attribuent à leur façon de parler est devenue une dimension fondamentale de leur propre valeur sociale, de leur place dans les hiérarchies sociales.

Finalement, l'inculcation de la valorisation d'un registre particulier de langage, joue un rôle déterminant, dans : la structuration de notre société en classes sociales différenciées; l'accaparement de l'autorité par des institutions étatiques et technocratiques autonomisées.

L'introduction d'un "grand oral", dont le nom déjà porte une charge symbolique, s'inscrit dans la continuité de ce modèle de société. Et ce, quelle que soit la proportion des lycéens qui acquerront les capacités oratoires demandée pour réussir cette épreuve.

© Gilles Sarter

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Euphémisation : la domination s’impose mieux masquée

Euphémisation : la domination s’impose mieux masquée

Les relations de domination constituent, selon Pierre Bourdieu, des éléments de base de l'organisation des sociétés. L'exercice de la domination est parfois dissimulé. Il est rendu méconnaissable afin d'être mieux imposé. Ce mécanisme de dissimulation, le sociologue l'appelle "euphémisation".

L'euphémisation de la domination

Rappelons qu'un euphémisme est une figure de pensée. Grâce à un euphémisme, on atténue une idée dont l'expression directe aurait quelque chose de brutal : "rejoindre les étoiles", "s'en aller" pour signifier "mourir"...

L'euphémisation de la domination consiste a rendre inconscient les mécanismes par lesquels cette dernière s'exerce.

Pour être plus précis, l'euphémisation fait passer la domination pour quelque chose d'autre que ce qu'elle est.

Pierre Bourdieu a décrit dans le détail deux exemples de ce phénomène d'occultation.

Le premier concerne la relation entre des propriétaires terriens et des métayers. Il a pour cadre des communautés villageoises kabyles, dans les années 1960.

Le seconde prend place au sein de notre société. Le sociologue l'appelle le "racisme de l'intelligence".

La domination "enchantée" sur le modèle familial

khammes est le terme kabyle (mais aussi arabe) qui désigne une sorte de métayer. Celui-ci cultive une terre qui ne lui appartient pas. En échange de son travail, il conserve un cinquième de sa récolte. Les quatre autres cinquièmes reviennent au propriétaire foncier.

Le khammes est souvent lié par une dette, à celui qui possède la terre. Toutefois ce mécanisme n'est pas suffisant pour que le maître puisse le "tenir" durablement. Il n'y a pas, non plus, de contrat rigoureux qui engage les deux individus.

Par ailleurs, l'exploitation directe et brutale heurte le sens de l'honneur qui prévaut dans ses communautés. La violence ouverte, celle de l'usurier ou du maître sans merci, y est socialement réprouvée.

Le pacte qui unit le métayer et le propriétaire est un arrangement d'homme à homme. Il se passe de toute garantie autre que la confiance, l'obligation et la fidélité personnelle. Toutes ces vertus sont reconnues par le sens de l'honneur.

Elles se concrétisent, au jour et le jour, par des actes qui "enchantent" la relation de domination. Ces comportements donnent à la domination tous les aspects extérieurs d'une relation familiale.

L'occultation au jour le jour

C'est ainsi que le propriétaire prend en charge le mariage du khammes ou de ses fils. Il les installe dans sa propre maison. Les enfants grandissent en commun, dans la communauté des biens (troupeau, champs...).

Le khammes peut "traiter la terre en propriétaire" parce que rien dans la conduite du maître ne le lui interdit.

Quand ce dernier s'absente, il lui confie la garde de ses biens, de sa maison, de son honneur.

Il se peut aussi que les fils des deux hommes aillent travailler en ville. Alors ils rapportent tous leur salaire au maître. En retour, ce dernier,  "protège" ceux qui vivent sous son autorité.

Au final, le propriétaire obtient que son khammes se dévoue durablement, en l'associant à ses intérêts. Il le traite à part entière comme membre de sa "famille".

Le capital économique et le capital culturel

Dans les sociétés modernes, la situation qui prévaut est différente. Les ressources des personnes déterminent l'accès aux positions dominantes.

Parmi ces ressources, Pierre Bourdieu en distingue deux principales : le capital économique (la fortune, les salaires et les autres revenus) et le capital culturel (les diplômes, mais aussi l'éducation transmise au sein de la famille).

La détention de capital économique et culturel permet d'accéder au pouvoir et à ses privilèges.

D'après le sociologue, la distribution de ces ressources tend à se perpétuer d'une génération à l'autre : "le capital va au capital".

Autrement dit, notre société est caractérisée par la reproduction de la domination, au profit de classes dominantes.

Le racisme de l'intelligence

Le racisme de l'intelligence est l'un des mécanismes qui visent à occulter cette reproduction de la domination :

"Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants, qu'ils se sentent d'une essence supérieure."

Plus précisément, le racisme de l'intelligence permet à la classe dominante de justifier la perpétuation de sa domination. Il y parvient en masquant le fait que cette reproduction repose notamment sur la possession de capital culturel.

La brutalité du discours raciste

Dans notre société, les censures se sont renforcées, à l'encontre des formes brutales du discours raciste. Ainsi pour mieux s'exprimer, le racisme de l'intelligence doit adopter une forme "euphémisée".

On le comprendra mieux à travers un exemple.

En 2010, Foxconn (nom commercial de Hon Hai) a connu une vague de suicides, au sein de ses usines dortoirs. Voir le livre, "La machine est ton maître", Ed. Agone.Hon Hai Precision Industry Company, entreprise de sous-traitance de l'électronique, emploie un million et demi de salariés, principalement en Chine.

En 2012, son PDG M. Gou a invité le responsable du zoo de Taïpei (Taïwan), à tenir une conférence sur le management animalier, devant l'assemblée générale de ses directeurs.

Fatigué de "gérer plus d'un million d'animaux", Gou demanda au conférencier de se mettre à sa place. Et, il lui demanda quels conseils il pouvait lui donner.

On voit que quand on renforce l'intensité du discours raciste, on risque de choquer. On perd alors de la communicabilité.

Au contraire, il faut rester conforme aux normes de censure en vigueur, pour augmenter les chances de faire passer un message.

L'euphémisation du discours raciste

Pierre Bourdieu montre que le recours aux classements et aux hiérarchies scolaires permet d'atténuer l'aspect brutal du racisme de l'intelligence.

En effet, sous couvert de la science, il est demandé au système scolaire d'évaluer l'intelligence des élèves. L'école doit aussi la garantir, en délivrant des diplômes.

Or le système scolaire est le produit des mêmes déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence.

La culture qui y est valorisée correspond à celle qui est transmise au sein des familles dominantes: connaissances et pratiques culturelles.

Ce sont aussi des manières d'être, acquises depuis la petite enfance qui sont valorisées : des habitudes de jugement et de relation au monde, une aisance linguistique et comportementale.

Pour aller plus loin, lire notre article sur le concept d'habitus.Toutes ces dispositions sont constitutives d'un habitus qui permet de réussir à l'école. Elles apportent en prime l'apparence du "don", de la "finesse d'esprit", par opposition au caractère "laborieux" ou "trop scolaire".

La reproduction de la domination

Au sein de notre société qui se prétend construite sur la science et la raison, le recours à la notion d'intelligence légitime l'accès aux positions dominantes : dans l'économie, l'administration, la politique...

L'accès à une Grande École institue une différence de rang qui est définitive. Les élus sont marqués pour la vie par leur appartenance : "ancien élève" de l’École Normale, de Polytechnique, de l'ENA...Les dominants se sentent fondés par l'intelligence. Cette légitimité leur est fournie par les classements scolaires et la hiérarchie des diplômes.

Le recours à la notion d'intelligence sert à dissimuler l'importance des ressources familiales, dans la reproduction de la domination. A l'inverse, elle met en avant l'idée que l'accès aux positions de dominants repose principalement sur une différence de "don".

L'euphémisation consiste à faire passer une différence de ressources familiales pour une différence de "nature".

En guise de conclusion. L'euphémisation de la domination est un mécanisme qui s'applique dans différents contextes sociaux et selon différentes modalités.

Dans les sociétés kabyles, elle se joue au jour le jour, dans les relations directes entre les individus. Elle nécessite un travail d'entretien personnel et permanent.

Dans notre société, le racisme de l'intelligence est médiatisé par des institutions. Comme tel, les mécanismes de domination échappent aux critiques et aux prises des individus.

© Gilles Sarter

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Penser le féminin et le masculin

Penser le féminin et le masculin

Comment est pensée la différence entre féminin et masculin, à travers le Monde? L'ethnologue Françoise Héritier expose les grands invariants qui sous-tendent le préjugé de l'inégalité des sexes.

La suprématie masculine

Ethnologue et anthropologue, Françoise Héritier (1933-2017) a notamment consacré ses recherches à la violence et aux rapports entre les sexes.Nous ne disposons pas d'une recension exhaustive de toutes les sociétés humaines qui ont existé. Pour celles d'entre elles qui ont été étudiées, nous ne possédons pas toujours, une description précise de l'organisation des relations entre femmes et hommes.

Toutefois, à partir de l'examen des études existantes, Françoise Héritier conclut qu'il y a une forte probabilité, que la suprématie masculine soit universelle.

Chaque société offre une configuration particulière de cette domination.

Malgré ces spécificités culturelles, l'anthropologue pense qu'il existe des invariants de la pensée qui servent à justifier la domination masculine.

La différence des sexes: "butoir ultime" de la pensée

Dès l'émergence de la pensée, la réflexion des hommes a dû porter, sur ce qu'ils pouvaient observer de plus proche : le corps et le milieu dans lequel il est plongé.

Or le corps présente un trait remarquable. Il s'agit de la différence sexuée et de la différence des sexes, dans la reproduction (émission de sperme, menstruations, gestation...).

Ce constat constituerait, selon Françoise Héritier, le "butoir ultime de la pensée". Autrement dit, il serait au fondement d'une manière fondamentale de penser. Celle qui oppose l'identique au différent et que l'on retrouve dans toutes séries d'oppositions dualistes : féminin/masculin, vrai/faux, chaud/froid, inférieur/supérieur, nouveau/ancien...

Une structure dualiste et hiérarchisée

Notons que cette manière de penser n'implique pas forcément, la notion de hiérarchie. Pourtant les observations montrent que culturellement un élément du couple de termes est toujours plus valorisé que l'autre.

Selon les sociétés, le froid ou le lumineux sont associés à une valeur positive. Le chaud ou le sombre prennent une valeur négative ou vice versa.

Françoise Héritier constate que l'idée de la valeur supérieure du masculin par rapport au féminin est toujours enserrée, dans des systèmes de pensée dualistes et hiérarchisés.

La "cuisson du sang" en sperme

Illustrons ce mécanisme avec l'exemple de la pensée grecque, telle qu'elle s'exprime chez Aristote ou Hippocrate. Les couples de valeurs centraux y sont chaud/froid et sec/humide. Le féminin est directement associé au froid et à l'humide, le masculin au chaud et au sec.

Le chaud est affecté d'une valeur positive, le froid d'une valeur négative. Il y a une certaine ambivalence du sec et de l'humide qui prennent leur valeur, selon les contextes.

Dans l'ordre du corps, le chaud et l'humide sont du côté de la vie, le froid et le sec de la mort. Mais, dans l'ordre des saisons, le sec est positif avec le chaud de l'été. L'humide est négatif avec le froid de l'hiver.

Dans l'ordre sexuel, le masculin chaud et sec est associé au feu. Son sperme résulte de la transformation de son propre sang, par un processus interne de "cuisson".

Le féminin est froid et humide, associé à l'eau.

La femme ne peut donc pas réussir la "cuisson du sang" en sperme. Ceci explique l'existence de ses menstruations.

Lorsqu'elle enfante la femme se réchauffe. Malgré cela, elle ne réussit qu'imparfaitement à "cuire le sang", en lait.

Une sensibilité "exquise"

Plus proche de nous, la vision des anatomistes et des moralistes français du 19ème siècle est structurée de manière identique.

Leur justification de la domination masculine est fondée sur des oppositions qui perdurent encore de nos jours : intérieur/extérieur, passivité/activité, sensibilité/raison.

Au fondement de cette idéologie se situe l'observation d'une différence naturelle. Les organes sexuels de la femme sont orientés vers l'intérieur. Ceux de l'homme vers l'extérieur.

De l'influence interne et externe dérivent les traits les plus saillants des caractères féminin et masculin.

Du fait de sa physiologie, la femme possède une sensibilité "exquise" qui la prédispose à l'inflammation des passions et à la jouissance. En revanche, cette sensibilité contrarie la concentration, la réflexion et la maîtrise de soi.

La prévalence de la sensibilité sur la raison caractérise le féminin. De même, la soumission à la tyrannie des passions et des émotions constitue une forme de passivité typiquement féminine.

A l'inverse, l'orientation vers l'extérieur du sexe masculin trouve une correspondance, dans son tempérament extériorisé et actif. L'énergie du sperme procure même de l'assurance et de la hardiesse à la femme mariée.

Toujours sur le registre de l'opposition passif/actif, le sexe féminin peut physiquement être forcé. Le masculin non.

La nature permet à l'homme "d'attaquer". A la femme, il incombe de se protéger.

Le corps masculin, enfin, se caractérise par sa fermeté et sa robustesse. Moins sensible que la femme, l'homme est réfléchi et maître de soi.

Légitimation de la domination

A partir de la vision dualiste du féminin et du masculin, un glissement est opéré, vers les registres moral et social.

La disposition à la passivité est encouragée chez la femme lorsqu'elle prend la forme de la soumission à l'autorité du mari.

Elle doit, en effet, accepter cette contrainte, afin de ne pas sombrer dans la débauche et pour maintenir l'ordre de la famille et de la société.

La rationalité, la constance et le caractère actif du masculin justifie son autorité.

Sur le plan de la sexualité, le même schéma opère. La passivité-soumission féminine et la hardiesse masculine sont encouragées. Le jeu de la séduction est assimilé à un combat où la femme veut sa propre défaite. Le trouble et la résistance simulés doivent donner à l'homme l'illusion "délicieuse" d'une lutte dont il ressort victorieux.

En même temps qu'elle est encouragée chez la femme, la passivité est chargée d'une valeur négative quand elle est opposée au dynamisme masculin.

La dévalorisation des caractéristiques associées au féminin renforce encore la prévalence de l'homme.

L'apparence de la raison

Dans les deux systèmes de pensée que nous venons de présenter, la domination masculine est légitimée par l'argument de la nature différente des sexes.

"Le discours symbolique légitime toujours le pouvoir masculin en arguant de l'impossibilité "naturelle" ou biologique dans laquelle [la femme] se trouve d'accéder au rang supérieur."

Il s'agit là d'un invariant que Françoise Héritier a mis au jour, dans des contextes aussi différents que ceux des Inuits, des Baruva de Nouvelle-Guinée ou des Samo du Burkina-Faso. De plus, l'anthropologue avance que:

"Le discours idéologique a partout et toujours toutes les apparences de la raison"

Cette apparence se fonde, en premier lieu, sur l'observation de différences que chacun peut voir : intériorité et extériorité des sexes, les émissions de sang, de sperme...

Cette dualité initiale et irréfutable est ensuite transférée, par une série d'analogie, à tous les domaines de la vie (biologique, psychologique, social, moral). Même si elle n'y présente pas de réalités objectives.

Enfin, la justification opère par un raisonnement tautologique. Les caractéristiques qui justifient la prédominance masculine (chaud, sec, rationalité, activité...) sont dès le départ associées à une valeur positive.

Extirper les racines

Découvrez nos autres articles d'ethnologieLes représentations que nous venons d'évoquer jouissent d'une grande longévité.

Dans un article de l'Encyclopoedia Universalis, Françoise Héritier a relevé que la fécondation est présentée comme la rencontre d'une matière inerte, végétative (l'ovule) qui a besoin d'être animée, avec un principe actif, une énergie qui apporte la vie (le spermatozoïde).

De nos jours, en France, les femmes violentées rencontrent d'extrêmes difficultés pour porter plainte, être protégées et obtenir que justice leur soit rendue.

L'anthropologue David Graeber avance que si les procédures bureaucratiques paraissent souvent absurdes, ce n'est pas parce qu'elles sont absurdes en elles-mêmes. C'est plutôt parce qu'elles ont été établies pour gérer des situations sociales qui sont fondées sur une violence structurelle. Françoise Héritier écrit que:

"Les éléments principaux qui constituent notre monde ne sont jamais remis en question, dans la mesure où n'étant pas perçus comme premiers, ou n'étant pas perçus du tout, ils ne peuvent être questionnés ni mis en cause."

Les représentations contre lesquelles il est le plus difficile de lutter sont celles dont nous ne sommes pas conscients. C'est pourquoi, afin de les extirper, il faut d'abord les exposer aux regards.

© Gilles Sarter

Publié par secession dans Ethnologie, Socialisation, 3 commentaires
L’illusio de Bourdieu : êtes-vous pris par le jeu?

L’illusio de Bourdieu : êtes-vous pris par le jeu?

Honneur, richesse, prestige, postes, titres, carrières, pourquoi les gens courent-ils, après ce pour quoi ils courent ?

Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, l'illusio c'est le fait d'être pris par un jeu social, d'être pris au jeu, de croire qu'il vaut la peine d'être joué. Or, cet illusio est acquis par socialisation. L'individu croit que tel enjeu social est important, parce qu’il a été socialisé à le croire.

Le sens de l'honneur comme illusio

Un exemple de jeu social est celui qui engage des villageois algériens autour de la question de l'honneur. Pierre Bourdieu décrit ce phénomène, à partir d'observations réalisées au début des années 1960. Bien que concernant des communautés kabyles, son analyse est aussi valable, pour les sociétés traditionnelles arabophones.

Si le jeu pour l'honneur pouvait être résumé par une seule règle, ce serait l'injonction à "faire face".

L'expression désigne d'abord une posture corporelle. Faire face à autrui, le regarder au visage. Mais aussi, faire face à toutes formes d'adversité, en démontrant son courage physique et moral. Faire face par la parole, relever l'insulte et répliquer aux assauts de politesse. Faire face, encore, à la visite d'un hôte, en déployant les largesses de l'hospitalité...

Dans le contexte de ces sociétés, l'honneur des personnes est mis en jeu dans presque toutes les situations de la vie sociale.

Le prestige récompense les conduites conformes à l'honneur. A l'inverse, la défaillance du "faire face" est sanctionnée par la honte. Voila ce que Bourdieu appelle un jeu social.

Pluralité de jeux dans les sociétés différenciées

Dans les sociétés modernes, le phénomène de différenciation sociale engendre la coexistence de différents univers sociaux : artistique, scientifique, économique, politique... Chacun de ces univers est le terrain d'un jeu qui lui est propre.

Les différents jeux sociaux s'organisent autour d'enjeux spécifiques : "art pour l'art", élargir le champ du savoir, "faire de l'argent", conquérir le pouvoir…

Les participants sont soumis à des règles qui définissent et délimitent le champ de leurs activités. Les jeux sont structurés en différentes positions, fonctions, postes, destinés à être occupés par les joueurs. Les conditions d'accès à ces positions sont réglementées. On y accède en fonction de la détention de titres, de diplômes, d'ancienneté dans le jeu ou du mérite.

Les critères d'évaluation et de classements des joueurs sont propres à chaque jeu. Les scientifiques sont classés en fonction de leurs "découvertes" et de leurs publications. Les hommes d'affaires sont jugés selon des résultats économiques ou des parts de marché conquises. Les hommes politiques sont évalués  en fonction de leurs scores aux élections...

Enfin, chaque jeu possède son propre système de récompense. Il entretient le sentiment que le jeu vaut d'être joué : titres boursiers, académiques ou sénatoriaux,...

Le plus souvent la récompense consiste en distinction ou prestige et en richesses. De plus en plus la richesse est directement convertible en prestige.

Illusio et ajustement au jeu

L'illusio, c'est donc croire qu'un jeu présente une importance telle qu'il faille le jouer. Et même, qu'il n'y a rien de plus important que de jouer ce jeu.

La formule - "il y a des gens qui seraient prêts à tuer pour avoir ta place" - exprime cette croyance en la primauté du jeu.

Mais l'illusio n'est pas simplement une croyance consciente. La personne qui est totalement saisie par l'illusio, c'est celle qui est parfaitement ajustée au jeu. C'est le participant pour qui tout paraît évident, y compris l'intérêt de jouer. La personne dont les structures du jeu ont structuré l'esprit.

Les natifs du jeu

Ce cas de figure concerne tout particulièrement ceux que Bourdieu appellent les "natifs".

Les "natifs" sont nés et ont été socialisés dès l'enfance, dans l'univers du jeu.

Ainsi, l'enfant qui a été éduqué dans un village kabyle a incorporé un habitus qui fait qu'il ne joue pas le jeu de l'honneur par calcul ou par intérêt. Le sens de l'honneur est pour lui comme une seconde nature. Il n'a pas besoin de réfléchir, pondérer, décider chacune de ses actions. Il n'agit pas comme un sujet placé face à un problème. Au contraire, il évalue les situations sur-le-champ. Il y répond opportunément, dans le feu de l'action, en "faisant-face".

Dans les sociétés très différenciées, Bourdieu évoque l'existence de mécanismes similaires.

Les enfants subissent dès leur prime enfance, des conditionnements. Ceux-ci les entraîne souvent à partager l'illusio de leurs parents.

Par exemple, dans les familles de cadres supérieurs ou de hauts-fonctionnaires, les fonctions des parents sont très valorisées. Leurs parcours professionnels sont considérés comme exemplaires. La réussite scolaire y est encouragée. Le choix des études s'oriente vers les institutions de formation des cadres. Au cours de ces différentes étapes de socialisation, les individus acquièrent des goûts, des manières de se comporter et de penser. Mises bout à bout, elles impliquent qu'il n'y pas, pour eux, de jeu plus digne d'être joué que celui pour lequel ils ont été façonnés.

Agent plus qu'acteur

Une série d'entretiens avec Pierre Bourdieu sur le site www.homme-moderne.org.Les personnes sont d'autant plus saisies par l'illusio, qu'elles y ont été pré-disposées. Elles ont l'impression d'avoir choisi de jouer. En réalité le jeu s'est fait corps à travers elles, sous la forme de dispositions et de préférences.

Dans la sociologie de Bourdieu, les personnes sont donc "agies", tout autant qu'elles agissent.

C'est pour insister sur cette vision qu'il utilise l'expression "agent social" préférentiellement à "acteur social".

La consolidation de l'illusio par son déni...

Au sein de nos sociétés actuelles, l'existence d'un mécanisme social tel que l'illusio est généralement démenti. C'est une croyance inverse qui est entretenue et valorisée.

Cette croyance prétend que nous sommes des individus-sujets autonomes, uniques et rationnels. Que nous maîtrisons notre vie et que nous sommes tenus de la déployer, sous la forme de trajectoires calculées.

Ironiquement, cette croyance sert à renforcer notre illusio. Elle nous conforte dans l'idée que les jeux économiques et politiques, tels qu'ils existent, valent d'être joués, puisqu'elle affirme que nous choisissons en toute conscience de jouer le jeu.

Pour que le jeu continue

Nous adhérerions à la croyance que le jeu vaut d'être joué sur la base d'intérêts personnels. Cette idée est inculquée dès l'enfance. Son inculcation est perpétuellement renforcée par l'idéologie ambiante. Chacun est invité à l'intérioriser. C'est qu'elle sert ceux qui ont intérêt à ce que le jeu perdure.

En premier lieu, elle permet de justifier et d'entretenir les inégalités, l'existence de dominants et de dominés.

Puisque nous entrons dans le jeu et que nous le jouons pour réussir, alors nous entretenons le principe de la compétition. Car tous les joueurs ne peuvent être gagnants : «Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places » dit Vautrin dans le Père Goriot.

La comparaison et la concurrence permanentes banalisent l'usage de la violence, sous ses différentes formes. Elle justifie l'instrumentalisation d'autrui.

Or les instruments de la violence sont avant-tout entre les mains des dominants.

Si nous sommes des individus-sujets autonomes, la réussite résulte exclusivement d'efforts personnels. Ceux qui réussissent sont les plus méritants.

La part du contexte social d'origine dans la réussite est minimisée. La reproduction de la domination est masquée.

Enfin, si tout le monde est convaincu de l'intérêt du jeu. Si tout le monde y entre de son plein gré. Alors pourquoi en changer ?

La perpétuation du jeu bénéficie aux dominants.

La concentration croissante de la détention des richesses en témoigne.

Gilles Sarter

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