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Institutions sociales, hétéronomie et autonomie

Institutions sociales, hétéronomie et autonomie

Qu’est-ce qui donne forme aux sociétés ? Qu’est-ce qui nous permet de distinguer entre la société athénienne du -5è s., la société de l’Ancien Régime et la société française du 21è s. ? Une réponse possible est: les institutions sociales.

Dès lors, une autre question qui peut nous intéresser est celle du rapport que les sociétés entretiennent à leurs institutions. Ce questionnement, nous amène à distinguer entre la situation d’hétéronomie – la société attribue la création de ses institutions à un « autre » extérieur à elle-même – et le projet d’autonomie – la société veut se donner ses institutions de manière lucide et collective.

L’imaginaire social-historique

« Instituer » c’est établir quelque chose, en principe pour la première fois et durablement. Le mot « institution » est souvent utilisé pour faire référence à des instances d’autorité légitime (État, parlement, police, armée…). Mais les possibilités de son usage dépasse largement ce cadre.

Le mot « institution » peut désigner toutes manières d’agir et toutes formes d’organisation socialement stabilisées. Les langages sont des institutions comme le sont aussi les coutumes, les rites, les entreprises, les partis, les lois, etc.

Toutes les institutions ont en commun d’être de l’imaginaire social-historique.

Elles sont imaginaires parce qu’elles ne sont pas épuisées par des références à des éléments du monde « naturel ». L’expression « l’être humain se crée lui-même » signifie qu’il se donne ses propres règles d’existence, ses propres formes d’organisations sociales.

Les institutions sont sociales parce qu’elles sont des créations du collectif anonyme. Ludwig Wittgenstein a cette remarque profondément sociologique. Si j’inventais une nouvelle fête, dit-il, soit elle ne tarderait pas à disparaître, soit elle serait modifiée de façon à correspondre à une tendance générale des gens. C’est, en effet, la collectivité qui accepte une nouvelle possibilité d’agir, de penser ou de s’organiser qui fait sens pour elle.

Cependant, tout être humain est toujours déjà socialisé. Il naît en trouvant posé devant lui une infinité d’institutions sociales. Ce qu’il trouve, à sa naissance, c’est un imaginaire qui est déjà institué (au premier chef le langage qui joue un rôle crucial pour tout le reste).

Il y a donc un mouvement permanent, une influence permanente et réciproque entre l’imaginaire social instituant et l’imaginaire social qui est déjà institué.

L’imaginaire instituant est cet imaginaire qui crée du nouveau, qui ne le crée pas à partir de rien mais à partir des institutions déjà existantes. C’est ainsi que l’imaginaire institué est petit à petit érodé, transformé, remplacé par l’imaginaire instituant.

Toute société est donc historique. L’histoire n’arrive pas aux sociétés. L’histoire est auto-déploiement des sociétés. Le social est toujours en transformation, il est toujours social-historique. Il est faux de prétendre qu’il existe des sociétés sans histoire.

L’infra-pouvoir ou le pouvoir de personne

Le plus généralement les institutions s’imposent aux individus par l’adhésion, le soutien, le consensus, la légitimité et dans quelques cas par la coercition et les sanctions.

Une part importante des institutions s’imposent par simple immersion dans l’univers social, par observation et par répétition. Cette inculcation par ce que Cornélius Castoriadis appelle l’ infra-pouvoir ou « pouvoir de personne » est parfaitement réussie lorsque les individus attribuent une qualité « naturelle » aux institutions.

Les institutions pré-forment des individus capables de reproduire ces mêmes institutions qui les ont pré-formés. Mais cette pré-formation ne peut jamais abolir totalement la capacité d’imagination humaine. Elle peut en revanche l’écraser ou l’encourager, plus ou moins fortement.

Le pouvoir explicite et le politique

Bien que les institutions s’imposent généralement par un infra-pouvoir, il existe aussi et toujours un pouvoir explicite chargé de rétablir l’ordre.

De plus, même dans le cadre social le plus fixe et le plus répétitif, il y a toujours chez les individus un résidu d’ignorance et d’incertitude relatif à la conduite à suivre. Le pouvoir explicite apparaît à chaque fois qu’il y a nécessité de dire ce qui est à faire ou ne pas faire, eu égard à des fins qui sont plus ou moins explicites.

Il y aura toujours pouvoir explicite dans une société à moins de transformer les sujets en automates ayant complètement intériorisé l’ordre institué. Cette transformation est impossible étant donné ce que nous savons de la psyché humaine.

Le politique c’est la dimension de l’institution de la société qui a trait à ce pouvoir explicite. Il fait référence à l’existence d’instances pouvant émettre des injonctions et les sanctionner.

Il faut éviter la confusion qui consiste à identifier le politique et l’État. Les sociétés sans État ne sont pas des sociétés sans politique. Dans les sociétés sans État, il règne aussi un pouvoir explicite qui peut être exercé par les mâles, les groupes des guerriers ou des anciens ou encore par la collectivité dans son ensemble.

L’État doit être considéré comme une instance séparée de la collectivité et instituée de manière à assurer constamment cette séparation. Il est donc préférable de réserver le mot « État » aux cas où celui-ci est institué comme appareil d’État. Un tel appareil implique l’existence d’une bureaucratie séparée qui peut être civile, militaire ou cléricale, avec délimitation de son régime de compétence.

L’hétéronomie des sociétés

La plupart des sociétés connues ont été ou sont hétéronomes, en ce sens qu’elles occultent ou oublient l’origine imaginaire sociale et historique de leurs institutions. Elles imputent leurs institutions à une source extra-sociale.

L’essentiel revient à ceci, écrit Cornélius Castoriadis : « l’auto-occultation de la société, la méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité, lui permet de poser son institution comme hors d’atteinte, échappant à sa propre action. »

L’exemple typique est celui des sociétés religieuses, dans lesquelles les principes, les règles, les lois, les significations sont posées comme données, par une ou des entités divines. Elles sont alors considérées comme intangibles et non discutables. Dans ce type de société, le caractère non discutable des institutions est lui-même garanti par des représentations instituées (rites, livres sacrés, croyances, etc.) qui assurent l’idée d’une source extra-sociale des institutions.

Cette situation est littéralement une situation d’hétéronomie. Un « autre » (hétéros) donne la « loi » (nomos). La collectivité, le groupe, la société ne crée pas ses institutions, celles-ci sont données ou imposées par un dieu, des ancêtres mythique, la Raison, le Marché, etc.

Cette hétéronomie est incorporée par les individus. L’infra-pouvoir les pré-forment de manière à rendre tout questionnement psychiquement difficile. Le pouvoir explicite (le groupe des anciens, le clergé, l’État, etc.) exerce des contraintes et sanctionne les transgressions.

L’autonomie et la politique

L’histoire de la cité athénienne, entre le -8è et le -5è s. est celle de l’émergence d’un projet d’autonomie, comme projet de transformation sociale radicale. Ce qui se passe d’important, c’est la mise au jour partielle de l’imaginaire collectif instituant. Une partie du pouvoir instituant du groupe des citoyens (mâles, libres et autochtones) est explicitée et formalisée. « C’est nous qui faisons nos lois. »

Cette émergence est rupture avec l’hétéronomie. Elle présuppose qu’au moins une partie de l’institution de la cité n’a plus rien de divin ni de naturel mais qu’elle relève des lois humaines.

La politique est donc tout autre chose que le politique. Si « le » politique comme pouvoir explicite est présent dans toutes sociétés, ce n’est pas le cas de « la » politique. « La » politique, précise C. Castoriadis, n’est pas lutte pour le pouvoir à l’intérieur d’institutions données mais lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions.

La politique ce n’est pas les élections municipales ou présidentielles mais l’activité d’institution collective, égalitaire et lucide de la société.

La démocratie est le régime qui rend cette activité possible.

L’autonomie et la liberté

A Athènes, le mouvement qui vise la ré-institution globale de la société s’actualise aussi dans la philosophie. La philosophie n’est pas commentaire ou interprétation de textes traditionnels ou sacrés mais mise en question de la dimension la plus importante de l’institution de la société : les représentation et les normes de la tribu et de la notion même de vérité.

Les philosophes grecs créent la vérité comme mouvement interminable de la pensée, qui repousse constamment ses limites et qui se retourne sur elle-même (réflexivité). Et ils créent ce mouvement comme étant démocratique – penser est l’affaire de citoyens qui veulent discuter dans un espace public – et comme liberté – au sens où le penseur n’est pas arrêté par une « vérité » déjà dite et dernière. Tout cela fait partie du projet d’autonomie en tant que forme d’interrogation permanente des institutions établies.

Jusqu’à quel point peut aller cette volonté de reprendre lucidement l’institution de la société ? Il n’y a pas de réponse catégorique. La rupture la plus radicale n’est jamais totale. Elle est le fait de gens qui sont déjà là, qui parlent une langue, qui charrient une infinité de significations historiques. La « table rase » n’est jamais possible. Mais il y a une différence significative entre les institutions de la France de 1793 et celle de Louis XIV, entre les royaumes grecs et la démocratie athénienne. Ce type de changement radical arrive.

La question même des limites de la reprise des institutions sociales est une question politique concrète. Il n’y a pas de limite par principe. Ainsi l’expression tout est politique est fausse. En revanche, l’expression tout peut être ramené à la politique est vraie.

Les sociétés ne sont pas complètement hétéronomes ou autonomes. Généralement les deux tendances s’actualisent de manière contradictoire. Toutefois, dans la grande majorité des sociétés, les activités philosophiques et politiques venant remettre en cause les institutions peuvent difficilement s’exprimer. La raison majeure en est qu’elles s’édifient sur la base de l’occultation de l’origine imaginaire sociale et historique de ces institutions.

En imputant aux divinités ou aux marchés, la création de leurs lois, ces sociétés entravent la réflexion collective sur la nature du pouvoir et sur sa légitimité.

Gilles Sarter

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10 principes pour la démocratie

10 principes pour la démocratie

Nous ne pouvons pas fournir un plan pour une société démocratique. Une telle démarche serait auto-contradictoire. Les institutions sociales d’une société démocratique seront nécessairement le fruit d’un processus d’élaboration démocratique mené par les intéressés eux-mêmes. «C’est nous qui nous donnons nos propres lois ! », disaient les citoyens athéniens. Il est néanmoins possible de réaffirmer quelques principes qui peuvent servir de boussole dans la marche vers la démocratisation de notre société.

1- L’auto-gouvernement

L’auto-gouvernement est le mode d’organisation élémentaire de la démocratie. Il se caractérise par la réunion des fonctions de direction et d’exécution. Autrement dit, ceux qui accomplissent une activité collective décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire.

Sur ce thème, lire aussi « autogestion et démocratie »

L’auto-gouvernement comme mode d’organisation s’oppose à l’organisation hiérarchique. La hiérarchie signifie socialement qu’une couche de la population en dirige une autre qui ne fait qu’exécuter les décisions de la première.

Compris comme domination lucide et réflexive des êtres humains sur l’ensemble de leurs activités sociales, le régime de l’auto-gouvernement est la mise en application des principes de l’autonomie. C’est la traduction en action de l’hypothèse selon laquelle les lois que se donnent la collectivité sont toujours discutables. Il n’y a pas de lois absolues. Elles sont toujours le fruit de l’imagination, de l’expérimentation et de la délibération collectives.

2- L’auto-limitation

Le régime de l’auto-gouvernement s’oppose à l’hétéronomie, situation dans laquelle la loi est donnée par un « autre », extérieur à la collectivité. Le groupe ou la société auto-gouvernée n’acceptent que les limitations internes, celles qu’ils se donnent à eux-mêmes.

Or la démocratie selon Cornélius Castoriadis est le régime de l’auto-limitation et du risque. Les membres de la collectivité doivent savoir qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. Faute de ce savoir, ils s’exposent à des risques.

Quant au régime capitaliste, il refuse de fixer une limite à son « mauvais infini » (Marx) : toujours plus de profit, toujours plus de production, toujours plus de consommation. Sa rationalité limitée à une logique d’ « extrêmisation » (maximiser les gains, minimiser les coûts) ignore les risques d’écocide et d’anthropocide auxquels cette absence de limitation conduit.

En régime démocratique, les droits humains, les droits des animaux ou les droits des choses (forêts, fleuves, océans…) peuvent constituer une auto-limitation. Les constitutions peuvent aussi tracer des limites à l’action collective. A condition toutefois que ces droits et constitutions puissent être à tous moments soumis à la discussion collective. Faute de cette possibilité effective de débat, la collectivité vit une situation d’hétéronomie. Ainsi, une constitution ne saurait être souveraine en démocratie.

3- L’auto-législation et l’auto-juridiction

Dans tous groupes qui s’organisent autour d’une activité commune, surgissent des règles de comportement et une pression collective qui les fait respecter. Le groupe auto-gouverné décide lui-même de sa discipline interne et des sanctions vis-à-vis des transgressions.

Pour aller plus loin, lire un article sur les structures horizontales et les élites informelles

La question de fond n’est donc pas celle du minimum de discipline ou de contrainte, toujours requis dans le cadre de l’action collective. La question fondamentale est : qui décide et contrôle la discipline et à quelle fin ?

L’enjeu consiste donc à élaborer des institutions, des organisations, des modalités de fonctionnement, mais aussi une morale, une pratique de la réflexivité qui permettent de donner une nature démocratique aux relations de pouvoir (« faire faire » ou « faire ne pas faire » quelque chose par autrui).

4- Le refus de la représentation permanente

En régime démocratique, les unités auto-gouvernées décident pour elles-mêmes mais en coordination avec les autres-unités avec lesquelles elles interagissent. Le fonctionnement des structures de coordination nécessite la désignation de représentants ou de délégués. L’existence de délégués est compatible avec l’auto-gouvernement si ces derniers représentent vraiment la collectivité dont ils sont issus et s’ils restent soumis au pouvoir collectif, ce qui signifie que celui-ci les révoque chaque fois qu’il le juge nécessaire.

Il n’est pas question de désigner des gens qui vont décider seuls pendant une période déterminée. Élire un « représentant » irrévocable pendant 5 ans revient à aliéner pendant 5 ans le pouvoir de décision du groupe à un individu qui pour cette même raison ne peut être considéré comme son représentant.

5- Le principe de subsidiarité

Le principe de subsidiarité vise à favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

6- Le refus du gouvernement des experts

Le refus du gouvernement des experts recouvre deux aspects. Premièrement, le refus de l’expertise en politique. La politique, en démocratie, est l’activité collective d’élaboration des lois ou institutions qui structurent la société. Cette activité prend la forme d’un débat, d’un échange d’opinions entre les citoyens. Elle ne saurait être réservée à un groupe de professionnels de la politique.

Voir l’article « Un régime politique de la réflexion collective »

Deuxièmement, le refus du gouvernement des experts s’appuie sur la récusation de l’idée selon laquelle les « experts » ou les « spécialistes » sont les mieux placés pour diriger une collectivité.

Les principes de la démocratie ne contredisent pas l’idée selon laquelle les savoirs, les compétences, les domaines de l’expertise sont par définition spécialisés et le deviennent davantage chaque jour. L’auto-gouvernement nécessite une coopération étroite entre les spécialistes et les non-spécialistes qui assument le travail au sens strict, qui utilisent des services, qui consomment des produits, qui vivent à un endroit donné, etc. Mais en dernier ressort, ce sont les non-spécialistes, informés qui doivent décider démocratiquement.

Le refus de la représentation permanente et du gouvernement des experts sous-tendent le refus d’un appareil d’État surplombant la société.

7- L’égale possibilité de participation

L’égalité de participation signifie rigoureusement parlant l’égale possibilité effective (pas seulement sur le papier) de participer à la délibération, à la décision et à s’assurer que la décision est exécutée. La question de la participation effective nécessite de se pencher sur les conditions matérielles de la participation (temps, revenus, éducation…).

Et la question de la participation égalitaire nécessite de traiter le problème des inégalités sociales. On ne peut pas parler de participation égale au pouvoir quand la propriété des moyens de production, de financement ou d’information sont concentrés entre les mains d’une minorité.

8- La décision en connaissance de cause

Décider démocratiquement, c’est décider en toute connaissance de cause. La décision démocratique n’est pas un sondage d’opinion. La prétention d’une minorité à posséder le monopole des informations nécessaires et à définir les critères de décision est une caractéristique des organisations hiérarchiques.

Ces organisations tendent en permanence à reproduire une dissymétrie dans l’accès à l’information parce que celle-ci monte de la base au sommet et n’en redescend pas.

Cette privatisation des informations sert à justifier l’idée que le pouvoir doit être exercé par une minorité de « sachants ». Sont aptes à gouverner ceux qui « savent ». C’est-à-dire, dans cette situation, ceux qui ont accès à l’information, qui la monopolisent, la distillent, l’occultent, l’instrumentalisent à leur profit, pour justifier leur position et leurs décisions.

9- La socialisation des moyens de production

La socialisation des moyens de production c’est-à-dire l’abolition du rapport d’exclusion à la propriété et au droit d’usage. Droits à la propriété commune et droit d’usage collectifs deviennent des droits à être inclus dans la décision de ce qui est produit et comment.

A ce propos, consulter « Socialiser les marchés, démocratiser l’économie »

Socialisation signifie donc que le pouvoir de décision économique est distribué de manière égalitaire afin qu’il serve des fins fixées démocratiquement.

Dans le droit de propriété commune, les individus ont directement le droit d’user des propriétés communes (routes, universités, hôpitaux, parcs…). Dans le droit d’usage collectif, la production des produits et des services est soumise à l’auto-gouvernement des producteurs en concertation avec les consommateurs, usagers, habitants, etc.

Les producteurs sont comptables de leurs décisions. Pour les mettre en pratique, ils doivent montrer qu’elles remplissent des standards sociaux qui sont spécifiés dans le cadre de processus démocratiques.

10- La praxis démocratique

La praxis démocratique part du constat suivant. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans éducation à la démocratie. La praxis est donc l’activité qui vise la société démocratique comme fin, en utilisant la pratique de la démocratie comme moyen.

Autrement dit, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société en vue de son organisation démocratique. Pour arriver à cette fin, les acteurs de la transformation s’assemblent de manière démocratique. Et, dans le cadre des activités démocratiquement organisées, les acteurs sont eux-mêmes constamment transformés. Ils apprennent à exercer une réflexivité démocratique.

De même que le capitalisme s’efforce de former un type anthropologique adapté à son mode d’organisation – c’est pourquoi Marcel Mauss écrit dans son Essai sur le don (1924) que l’homo œconomicus n’est pas derrière nous mais devant nous – il est essentiel pour le projet de démocratie, de former en chacun, des dispositions qui favorisent la critique, la réflexion, la délibération collective. Or l’apprentissage de la démocratie se fait en vivant l’expérience démocratique.

Une société démocratique, affirme C. Castoriadis, est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens.

Elle exige :
– de nouveaux systèmes politiques, comportant la participation de tous à la prise de décisions ;
– une autre organisation de la production pour qu’elle devienne le champ du déploiement des pleines capacités humaines ;
– une autre organisation de l’éducation, pour former des individus capables de gouverner et d’être gouvernés démocratiquement.

Gilles Sarter

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Émancipation et Autonomie

Émancipation et Autonomie

La sociologie de l’émancipation se donne pour objectif de fournir des connaissances pertinentes pour la contestation des formes indésirables de domination, d’exploitation et d’oppression sociales. Ce projet peut être précisé à l’aide des notions d’autonomie et de démocratie.

Émanciper, s’émanciper

Le mot « émancipation » vient du latin « emancipatio » qui est construit à partir de « mancipo », « prendre avec la main », c’est-à-dire « posséder » ou « exercer une autorité sur ». Dans le droit romain, le pater familias jouit d’une pleine autorité sur sa famille (femme et enfants) ainsi que sur ses esclaves qui sont « pris dans sa main ».

« Emancipatio », contraction de ex(« sortir de »)-mancipatio désigne la « sortie de la possession » ou la sortie de l’autorité. Dans le contexte romain, l’émancipation désigne l’affranchissement d’une tutelle. Par leur émancipation, l’enfant ou l’esclave passent d’un état caractérisé par l’absence de droit, à l’état d’adulte ou d’homme libre.

Pendant très longtemps, le verbe « émanciper » n’a suivi, en français, que cette forme transitive : le maître émancipe l’esclave, le seigneur émancipe le serf… Vers la fin du 18ème siècle, la forme intransitive « s’émanciper » commence à se diffuser. En lien avec les discours des Lumières, la Révolution Française, la lutte des esclaves dans les colonies (notamment Haïti) se répand la représentation de populations asservies ou dominées qui n’attendent plus d’être émancipées par leurs seigneurs et maîtres mais qui s’émancipent elles-mêmes. Cette conception de l’auto-émancipation finit par s’imposer, dans le contexte des luttes émancipatrices ouvrières, féministes, indépendantistes, etc., tout au long des 19ème et 20ème siècles.

Un projet de transformation sociale

En même temps qu’émerge l’idée d’auto-émancipation celle-ci est complétée par la conception d’une transformation sociale, elle-même associée à l’idée de « progrès », d’un à-venir qui doit être différent de ce que le passé aurait voulu qu’il soit.

Cette nouvelle représentation change profondément le sens du mot « émancipation ». En effet, dans la société romaine, lorsque des esclaves étaient émancipés le régime social n’en demeurait pas moins esclavagiste. Éventuellement les esclaves émancipés pouvaient même acquérir des esclaves à leur tour. Dans la conception moderne, l’auto-émancipation des esclaves signifie au contraire qu’un changement d’ordre social se produit. Le rapport esclavagiste est aboli dans la société concernée.

Il retourne de cette conception qu’un projet d’émancipation ne peut pas être un simple projet de contestation. L’émancipation n’a pas seulement un versant « négatif ». Elle n’est pas seulement négation de la négation : négation de la négation de la liberté des esclaves, des femmes, des ouvriers, des homosexuels, etc.

Le projet d’émancipation affirme la nécessité de faire advenir un nouveau régime social.

Les premiers socialistes, par exemple, veulent remplacer le rapport d’exploitation capitaliste par des rapports démocratiques et solidaires.

L’émancipation du genre humain

Jusqu’à présent nous avons évoqué les projets d’émancipation comme étant à chaque fois caractérisés : émancipation des esclaves, des colonisés, des femmes, etc. Cependant, un point de vue humain et élargi considère qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les différentes formes d’oppression, de domination ou d’exploitation.

Dès lors, si une forme de domination est contestée alors toutes les formes de domination doivent être contestées. C’est ainsi que Marx et Engels parlent de l’émancipation du genre humain.

Cette précision permet d’éclairer un certain nombre de débats qui animent les mouvements d’émancipation. Il y a d’un côté les adeptes d’une conception caractérisée de l’émancipation (émancipation des travailleurs, des femmes, des personnes racisées,etc.). Et de l’autre côté, il y a les adeptes d’une perspective élargie de l’émancipation. Ceux-ci essaient de montrer comment différentes formes de domination peuvent s’enchevêtrer et affirment qu’il faut donc les contester toutes à la fois pour pouvoir s’en débarrasser.

Envisagé d’un point de vue élargi, écrit Federico Tarragoni, le projet d’auto-émancipation commence donc avec l’affirmation qu’il n’y a aucune nécessité naturelle à ce qu’un individu ou un groupe soit sous la tutelle d’un autre individu ou groupe quel qu’il soit. Nous pourrions aussi dire que le projet d’émancipation correspond à l’aspiration des groupes et des individus à la maîtrise de leur vie collective et individuelle.

Cette conception de l’émancipation s’accorde avec le projet d’autonomie et de démocratie, tel qu’il est formulé par Cornélius Castoriadis.

Le projet d’autonomie

Pour aller plus loin, lire « Imaginaire social et autonomie »

Qu’est-ce que « autonomie » veut dire ? C’est l’étymologie qui nous éclaire le mieux. « autos » signifie « soi-même » et « nomos », « la loi » ou « la règle ». L’autonomie consiste donc, pour un individu ou pour une collectivité, à se donner sa propre loi ou sa propre règle. A l’autonomie s’oppose l’hétéronomie, situation d’une société, d’un groupe ou d’un individu qui reçoivent leur loi d’un « autre », d’une altérité. L’« heteros », c’est « l’autre ».

Dans autonomie et dans hétéronomie, le mot « loi » s’entend selon un sens très élargi. Le « nomos » c’est essentiellement notre façon de faire mais une façon de faire qui est pour nous obligatoire aussi longtemps que nous n’avons pas rompu tout à fait avec elle. Donc il ne s’agit pas seulement des « lois » que nous trouvons dans les textes juridiques ou les lois que votent les députés. Le « nomos », c’est l’institution sociale au sens élargi que lui donne les sociologues : manières de penser et d’agir socialement déterminées, habitudes, coutumes, traditions, langages, emplois du temps, formes d’organisations sociales, etc.

Ce qui est en jeu, entre autonomie et hétéronomie sociale, c’est la question de l’origine imputée des institutions sociales ou des « lois » qui organisent la vie collective. Sont-elles données par un « autre » (dieu, ancêtre, héros mythique ou idée abstraite comme le Marché, etc) dont elles tirent autorité et légitimité ou sont-elles la création de la collectivité qui se les donne à elle-même, de manière réflexive et lucide ?

Sur cette base, nous pourrions dire que le projet d’émancipation consiste à transformer la société de façon à passer d’une situation dans laquelle les lois sont données par un autre extérieur à la collectivité, à une situation dans laquelle la société se donne elle-même ses propres lois de manière lucide.

Le régime social de la démocratie

Cette phrase « la société, la collectivité, le groupe se donne ses propres lois de manière lucide » n’a de sens que si tous les membres de la collectivité concernée participent à cette élaboration. L’autonomie ainsi définie implique obligatoirement la suppression de la division entre dirigeants et exécutants. Si cette division persiste, nous ne pouvons pas dire que la société se donne ses lois. Il faut, au contraire, dire que ses dirigeants lui donnent ses lois.

L’autonomie implique donc l’auto-gouvernement, l’auto-organisation ou l’auto-gestion collective de toutes les activités sociales par tous ceux qui y participent. Cette forme d’organisation sociale, c’est le régime social de la démocratie proprement dite.

Formulé à partir de ces prémisses, le projet d’émancipation devient le projet de transformation sociale qui permet de passer d’un régime caractérisé par la division entre dirigeants et exécutants à un régime démocratique.

Lire aussi « 10 principes pour la démocratie »

Dans une société démocratique, toutes les femmes et tous les hommes ont un accès égal à tous les moyens nécessaires pour participer de manière significative et consciente aux décisions qui concernent les choses qui affectent leur vie.

En conclusion, le projet d’émancipation collective peut être défini comme étant le projet de réalisation de l’autonomie, par laquelle les femmes et les hommes se donnent eux-mêmes et de manière réflexive et égalitaire leurs propres « lois » ou « règles ».

Le mode d’organisation sociale de l’autonomie ainsi comprise est la démocratie, par laquelle tous les individus participent de manière égalitaire et significatives aux décisions qui concernent leur vie collective (sociale, économique, politique, etc.).

Nous pourrions dire que le projet d’émancipation collective consiste en ceci : partout où il y a une division permanente entre dirigeants et exécutants, la démocratie doit advenir.

La sociologie de l’émancipation s’intéresse au déjà-là du régime social de la démocratie et aux obstacles que rencontre sa pleine institutionnalisation.

Gilles Sarter

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Autonomie et Démocratie

Autonomie et Démocratie

Jeudis 19, 26 janvier et 2 février 2023 de 18h30 à 20h

Maison pour Tous Chopin (1 rue du marché aux bestiaux – Montpellier)

21€ pour le cycle complet (paiement à la première séance)

+7€ d’adhésion annuelle au réseau des Maisons pour Tous (à régler à l’accueil)

Présentation

La sociologie de l’émancipation a pour objectif de produire des connaissances pour comprendre le monde social dans lequel nous sommes pris et qui nous constitue. Elle tente de cerner les rapports de domination qui s’y déploient et d’identifier des pistes collectives pour en sortir.

Nous avons d’autant plus besoin de ces connaissances que le changement global nous oblige à transformer nos organisations sociales actuelles et à les reconstruire sur la base de rapports d’entraide, de coopération et de solidarité.

Dans ce premier cycle de trois conférences, nous abordons ces thèmes à travers les notions d’autonomie et de démocratie, en nous appuyant notamment sur l’œuvre du philosophe et sociologue Cornelius Castoriadis.

Ce sont les institutions (lois, coutumes, règles, traditions…) qui donnent forme aux sociétés et aux individus. Ces institutions sont le produit de l’imaginaire collectif et anonyme. Cependant, leur origine a souvent été attribuée à des causes extérieures à la société : dieux, ancêtres mythiques, « le marché »… Presque toujours les sociétés ont donc vécu dans l’hétéronomie (« les lois sont données par d’autres »), occultant ainsi leur propre créativité. Alors, les institutions semblent s’autonomiser, posséder leur inertie et leur logique propre. Quand elles finissent par être écrasantes, on parle d’aliénation sociale.

A l’inverse, l’autonomie sociale apparaît lorsque les femmes et les hommes se donnent eux-mêmes leurs institutions, tout en sachant qu’ils le font. Toute la responsabilité du choix revient à l’humain et ne peut reposer sur aucun principe absolu si ce n’est la délibération et la décision collective. On comprend, dès lors, que la démocratie proprement dite est le régime de l’autonomie. Elle implique, en effet, la participation active et égalitaire à tout pouvoir social qui décide des affaires communes qu’elles soient de nature politique, économique ou autre.

L’imaginaire social de l’autonomie et de la démocratie traverse l’histoire, depuis l’Athènes antique jusqu’à nos jours, avec des périodes de plus ou moins forte occultation. Dans les sociétés modernes, il entre en contradiction avec une autre forme d’imaginaire social et ses institutions : l’imaginaire d’une expansion illimitée de la maîtrise (pseudo-)rationnelle du monde.

Le régime capitaliste met ce projet au service de la recherche de la maximisation du profit, associée à une maximisation de la production, elle-même tributaire d’une maximisation de la consommation. Ce régime qui prend la forme d’un rapport social d’exploitation s’organise selon un mode bureaucratique qui repose sur la division entre strates de dirigeants et d’exécutants.

Le projet de maîtrise/exploitation illimitée du monde, la division de la société entre dirigeants et exécutants, la production et la consommation comme seules finalités de la vie humaine entrent en contradiction explicite avec le projet d’autonomie qui est remise en question permanente des fins que la société se donne à elle-même et avec la conception égalitaire de la démocratie. En outre, cet imaginaire vient achopper aujourd’hui sur le changement global.

Face à ces différents achoppements et contradictions, la tradition de l’autonomie fournit des propositions théoriques et concrètes permettant d’envisager les transformations sociales qu’appellent le projet de la société démocratique et écologique.

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Autogestion et Démocratie dans la Production et Au-delà

Autogestion et Démocratie dans la Production et Au-delà

L’autogestion est un mode d’organisation élémentaire de la société autonome et démocratique. Qu’est-ce que cela veut dire ? La société autonome est la société qui se reconnaît elle-même comme source et origine de ses lois. La démocratie c’est le régime social de l’autonomie, l’activité collective et réfléchie, par laquelle tous les participants à la société décident de son institution. L’autogestion c’est le mode d’organisation par lequel ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire.

La société hiérarchisée

Dans nos sociétés capitalistes bureaucratiques, le mode d’organisation hiérarchique est quasiment généralisé dans les différentes sphères de l’activité sociale : économie, politique (administrations locales et étatiques), monde associatif (partis, syndicats, clubs, fondations), etc.

Qu’est-ce que la hiérarchie signifie socialement ? Une couche de la population en dirige une autre qui ne fait qu’exécuter les décisions de la première.

Généralement, dans le cadre des activités salariées, la hiérarchie du commandement coïncide avec une hiérarchie des salaires. Les couches qui perçoivent les plus gros salaires profitent donc davantage du travail de la société que les autres couches.

Hiérarchies du commandement et des salaires sont si bien instituées que beaucoup de gens peuvent difficilement s’imaginer qu’il pourrait en être autrement. De la même manière, ils imaginent difficilement qu’ils pourraient eux-mêmes se définir autrement que par leur position sur l’échelle hiérarchique.

L’autogestion et la décision collective

Dans une organisation autogérée, les décisions ne sont pas prises par une couche dominante mais par l’ensemble des femmes et des hommes qui sont concernés par l’objet de ces décisions. L’autogestion est donc un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire. Elle réunie les fonctions de direction et d’exécution.

Sur le plan social, une unité collective autogérée n’admet comme limites à ses propres décisions que celles tracées par sa coexistence avec d’autres unités collectives.

Par exemple, les décisions qui concernent un atelier sont prises par les travailleuses et travailleurs de cette unité. Mais les décisions qui engagent ou qui concernent plusieurs ateliers à la fois au sein d’une entreprise sont prises par l’ensemble des travailleuses et travailleurs de l’entreprise, etc. Les décisions qui engagent les consommateurs, les usagers et les habitants sont prises en concertation avec eux.

Sur le plan écologique, une unité autogérée pose à ses décisions des limites qu’elle trace à la lumière de la compréhension de ses interactions avec l’environnement naturel.

La coordination et la délégation

Dans l’autogestion, décider signifie bel et bien décider par soi-même. Bien sûr, dans une foule de cas, l’existence de structures de concertation et de coordination entre unités collectives nécessite la désignation de représentants ou de délégués. Par exemple, la désignation de représentants d’ateliers pour leur coordination au sein de l’entreprise ou la désignation de représentants des entreprises pour la coordination dans la branche industrielle…

Toutefois, la désignation de délégués n’est compatible avec l’autogestion que si ces derniers représentent vraiment la collectivité dont ils sont issus. Il n’est donc pas question de désigner des gens qui vont décider, pendant une période déterminée. Des électeurs qui élisent tous les cinq ans un « représentant » irrévocable aliènent, pendant ces cinq années, leur pouvoir de décision à un individu qui, pour cette raison même, ne peut être considéré comme leur représentant.

L’autogestion implique que les délégués restent soumis au pouvoir collectif. Ce qui signifie que celui-ci les révoque chaque fois qu’il le juge nécessaire.

L’accès à l’information et la place des spécialistes

La prétention d’une minorité à posséder le monopole des informations nécessaires et à définir les critères de décision est une caractéristique des organisations hiérarchiques. Elles tendent en permanence à reproduire cette dissymétrie parce que les informations y montent de la base au sommet et n’en redescendent pas.

L’organisation hiérarchique est parfois justifiée par l’idée que les fonctions de direction ou de décision doivent être réservées à « ceux qui savent » ou à « ceux qui sont compétents », aux « experts » ou aux « spécialistes ». Dans ce système, les spécialistes habilités à diriger sont nombreux dans leurs domaines respectifs : spécialistes du management, de l’économie, de la gestion, de la politique, des sciences et techniques, de la guerre, etc.

Les principes de l’autogestion n’entrent pas en contradiction avec l’idée selon laquelle, les savoirs, les compétences, les domaines de l’expertise sont par définition spécialisés et qu’ils le deviennent davantage chaque jour.

En revanche, l’autogestion récuse totalement l’idée selon laquelle les « experts » ou les « spécialistes » sont les mieux placés pour diriger une collectivité.

Sorti de son domaine de savoir, un « expert » n’est pas plus capable de prendre une bonne décision qu’un non-spécialiste. De plus, les conditions ou les processus réels d’activité ne sont jamais mieux connus que par les intéressés eux-mêmes.

Les savoirs et les expertises ne peuvent être utilisés de manière optimale que si leurs détenteurs sont plongés au sein des collectivités de travail. L’autogestion nécessite une coopération étroite entre les « spécialistes » et ceux qui assument le travail au sens strict. L’autogestion est incompatible avec la séparation entre les catégories d’acteurs.

La contrainte et la discipline

Un argument en faveur de l’autogestion est que la hiérarchisation de toutes les activités sociales est à la fois le résultat et la cause du conflit qui déchire la société.

En effet, une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie est d’imposer la contrainte. Cette nécessité provient du fait que les strates subordonnées ne manifestent pas en général un enthousiasme spontané pour faire ce que les strates dirigeantes veulent qu’elles fassent.

Dans le mode capitaliste, la résistance des travailleuses et des travailleurs provient de ce qu’ils peuvent se sentir exploités et aliénés. Ni leur travail, ni le produit de leur travail ne leur appartiennent. Ils ne décident pas eux-mêmes ce qu’ils ont à faire, comment le faire, ce qu’il advient de ce qu’ils ont fait et des profits tirés de leur travail.

La légitimation de la hiérarchie présente celle-ci comme « nécessaire », pour régler les conflits entre individus ou entre groupes.

En réalité, la hiérarchie est, à la fois, la source d’un conflit permanent entre exécutants et dirigeants et le résultat d’un conflit non moins permanent généré par le fait élémentaire qu’une minorité se réserve le droit de propriété et le droit d’usage des moyens de production.

Autrement dit, la question de fond n’est pas celle du minimum de discipline ou de contrainte qui est toujours requis dans le cadre d’une action collective. La question de fond est celle de qui décide et contrôle cette discipline et à quelle fin. Moins les gens sont associés à l’élaboration des règles collectives moins ils sont enclins à les suivre et plus il y a besoin de les contraindre.

Dans tous les groupes qui s’organisent autour d’une activité commune surgissent des règles de comportement et une pression collective qui les fait respecter. Un groupe autogéré est un groupe dont les membres décident eux-mêmes de leur discipline et éventuellement des sanctions à l’encontre de ceux qui ne la respectent pas.

Le « management » capitaliste sait comment instrumentaliser certains avantages de l’autogestion et comment s’en prévaloir. Par exemple, dans le « management par projet », les unités bénéficient d’une liberté relative dans leur organisation et dans le choix des moyens pour atteindre des objectifs donnés. La duperie réside bien sûr dans le fait que ces objectifs ne sont pas déterminés par les intéressés. Plus fondamentalement, les possibilités d’action des travailleurs et travailleuses sont toujours contraintes par l’impératif de maximisation du « produit » et de minimisation des « coûts ».

La pseudo-rationalité du capitalisme

Aucune organisation d’une chaîne de fabrication, aucun service ou politique publics ne peut être considéré comme rationnel ou acceptable, si il a été décidé sans tenir compte du point de vue de ceux qui y travailleront.

Il y a pléthore de situations dans lesquelles la continuation de la production d’objets ou de services ne tient que parce que les travailleurs s’organisent entre eux, en transgressant les procédures « officielles » sur l’organisation du travail.

Ce n’est pas parce qu’on suppose qu’une forme d’organisation ou des décisions sont « rationnelles » du point de vue étroit de l’efficacité productive ou de la minimisation du ratio coût/produit qu’elles sont rationnelles en général.

Ces décisions doivent au contraire être considérées comme irrationnelles si elles tendent à subordonner complètement les travailleuses au processus de fabrication et à les traiter comme des pièces du mécanisme productif. De la même manière doivent être considérées comme irrationnelles les règles de fonctionnement des services publics qui rêvent de rentabiliser les besoins élémentaires des populations.

Cette irrationalité résulte précisément du fait que les décisions sont prises par d’autres que ceux qui doivent les mettre en application.

L’autogestion ne suit pas cette pseudo-rationalité. Sa logique est toute autre. Les collectivités de travailleurs peuvent très bien décider pour elles et en concertation avec les consommateurs, usagers, habitants ce qui vaut la peine d’être produit et comment le produire, ce qui vaut la peine d’être aménagé et comment, ce qui vaut la peine d’être enseigné à l’école, ce qui vaut la peine d’être préservé dans les paysages, la faune et la flore naturelles, etc.

Le domaine d’application des principes de l’autogestion est donc plus vaste que celui des activités de production. L’autogestion comprise comme domination consciente des êtres humains sur l’ensemble de leurs activités sociales est la mise en application des principes de l’autonomie et de la démocratie. Elle est la traduction en action de l’hypothèse selon laquelle rien n’est indiscutable. Il n’existe pas de règle et de modèle absolus. Ils sont toujours le fruit de l’imagination, de l’expérimentation et de la délibération.

Gilles Sarter

Lire aussi:

-> Le projet d’autonomie individuelle et collective

-> Socialiser les marchés, démocratiser l’économie

-> Pouvoir social et démocratisation de la société

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Place de la légitimité organisée dans la reproduction sociale

Place de la légitimité organisée dans la reproduction sociale

Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu ont utilisé le concept de reproduction sociale pour rendre compte des rapports entre les caractéristiques sociales de l’action scolaire et la reproduction de la structure de classe.

En fait, les sociologues (La reproduction: éléments pour une théorie du système d’enseignement, 1970) élaborent deux modèles de reproduction sociale. Leur objectif est de rendre compte des liens tissés, depuis le 19ème siècle, entre l’autoreproduction du système scolaire et la continuité de la société de classes.

Leur modèle de l’autoreproduction de l’École insiste sur le parallélisme entre l’institutionnalisation de l’enseignement et le renforcement de la culture scolaire. La construction de l’institution scolaire repose sur la création d’un corps spécialisé (académique) et sur la formalisation de son action pédagogique (la formation des enseignants, les techniques de transmission et de contrôle des savoirs, les mécanismes de la sélection…). L’élaboration et la stabilisation de la culture scolaire comme culture légitime consolide le monopole des enseignants sur sa diffusion.

Le deuxième modèle de système de reproduction sociale décrit l’ensemble des processus et des stratégies par lesquels les agents et groupes occupant les positions sociales dominantes tendent à s’assurer la reconduction intergénérationnelle de leurs avantages et profits (et a contrario des exclusions et contraintes pesant sur les agents et les groupes occupant les positions dominées).

La rencontre et les ajustements entre ce système de la reproduction sociale et celui de l’autoreproduction du système scolaire tendent à les stabiliser tous les deux.

La thèse centrale de Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu est que la contribution la plus spécifique de l’École à la reproduction des inégalités est d’abord une contribution idéologique. Elle consiste dans la « légitimation » des différences de rang dans la hiérarchie sociale. Cette « légitimation » est opérée, par l’institution scolaire, sous le couvert d’une idéologie égalitaire et de l’utilisation de critères de sélection apparemment neutres. Or selon, la thèse bien connue des deux sociologues, ces critères sanctionneraient en réalité la détention d’un capital culturel qui est transmis avant tout à l’intérieur des familles des classes sociales dominantes.

L’École agirait donc comme une instance de sélection et de « certification » sociale. Son fonctionnement pédagogique reproduirait invisiblement les différences de chances que les individus héritent par leur origine de classe. Finalement, elle légitimerait ou dissimulerait la reconduction des structures de l’inégalité sociale et culturelle. S’il en est ainsi alors les agents et les groupes qui occupent les positions sociales dominantes ont un intérêt à la légitimation et à la reproduction du système scolaire, institution de légitimation et de reconduction intergénérationnelle de leur domination.

Sur le même thème lire l’article Sociologie du langage: à propos du « grand oral »

Selon Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, il existe un mécanisme de renforcement mutuel entre l’autoreproduction du système scolaire et la reproduction des structures de l’inégalité sociale et culturelle, dans notre société de classes.

De manière générale, la force et la durabilité d’une légitimité organisée tient à la circularité de son fonctionnement et au caractère cyclique de sa reproduction.

Gilles Sarter

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Bureaucratie, domination légale et démocratie

Bureaucratie, domination légale et démocratie

L’étude de la bureaucratie est une pièce centrale de l’œuvre de Max Weber. Dans la conception wébérienne, le type idéal de la bureaucratie et son articulation à la domination légale et à la démocratie de masse permet de mieux cerner un certain nombre de caractéristiques des sociétés modernes.

Domination légale et rationalité formelle

Max Weber associe l’étude des formes d’administration à celle des formes de domination. Un type d’administration est abordé à partir du type de domination auquel il est intrinsèquement lié. « Toute domination se manifeste et fonctionne comme administration. Toute administration a besoin d’une forme quelconque de domination. » Le type idéal de la bureaucratie est la forme d’administration adaptée à l’exercice de la domination légale. C’est donc par référence à celle-ci qu’il se comprend.

Par ailleurs, l’étude de la bureaucratie trouve sa place dans la réflexion de Max Weber sur la modernité. Elle est menée en comparaison avec les moyens prémodernes d’administration, les structures patriarcales associées à la domination traditionnelle et l’administration patrimoniale associée à la domination charismatique. Cette analyse comparative aide à clarifier les « traits distinctifs du rationalisme occidental ». Et ce d’autant plus que, dans les sociétés modernes, la bureaucratie est présente, à la fois, dans les institutions étatiques, en tant qu’ « autorité constituée » et dans les entreprises capitalistes. Elle transcende donc les frontières du public et du privé.

Les raisons du succès de la bureaucratie tiennent à celui de la rationalité formelle dont elle applique les principes. Cette dernière est fondée sur l’application méthodique de règles et de procédures qui permet la calculabilité et la prévision. Instrument privilégié de la domination légale, la bureaucratie fonctionne par obéissance à des principes généraux et non à des personnes. Elle prospère donc sur la base d’un droit écrit. Ce mode de fonctionnement méthodique et légal fait de la bureaucratie un outil particulièrement bien adapté au monde technico-économique moderne et à l’entreprise capitaliste qui réclame « calculabilité du résultat » (comptabilité) et prévisibilité.

Comme une machine

A ce stade, il est important de préciser que Max Weber ne dit pas seulement que la bureaucratie bénéficie d’une supériorité technique. Il précise que cette supériorité est « purement technique » et , non pas, adéquate à toutes les tâches. Sa perfectibilité technique est liée à l’idée de « maximum de rendement ». Le « mécanisme bureaucratique pleinement développé » se compare aux autres formes d’administration comme une « machine » se compare « aux modes non mécanique de production des biens ».

Max Weber évoque la rationalisation bureaucratique comme opérant « une révolution de l’extérieur ». Elle va des choses et des ordres aux hommes. Elle s’oppose ainsi au charisme qui provoque une « transformation révolutionnaire » partant de l’intérieur des hommes eux-mêmes. La bureaucratie est d’autant plus propice au capitalisme qu’à l’inverse du charisme, elle se déshumanise davantage. Elle exclut dans l’accomplissement de ses fonctions l’amour, la haine et tous les éléments d’ordre affectif qui échappent au calcul. La culture moderne prétend à l’expertise non impliquée personnellement. Cette description du type idéal de la bureaucratie sert à cerner une tendance profonde de la modernité. Elle attire ainsi l’attention sur une dimension cruciale de la civilisation occidentale.

Une autre originalité cruciale de la bureaucratie en tant que mode d’administration typique de la « modernité » concerne la séparation entre la sphère privée et la fonction. Cette dissociation des fonctions et des ressources est consubstantielle au monde moderne. Déjà signalée par Karl Marx au sujet des ouvriers dépossédés des moyens de production, elle s’applique, en réalité, à tous les travailleurs dont l’activité professionnelle s’exerce dans une organisation hiérarchisée qu’elle soit publique ou privée. Ces travailleurs sont séparés des ressources effectives d’exploitation à l’usine mais aussi à l’école, à l’armée, dans les laboratoires de recherche ou dans les partis politiques. Cette séparation est un principe décisif de structuration des sociétés occidentales modernes.

Dilemmes de la bureaucratie et de la démocratie

La bureaucratie entretient des rapports complexes avec la démocratie de masse. D’un côté, elle participe à son développement. D’abord, son principe de fonctionnement basé sur l’application de règles générales exclut, en principe, les privilèges et le traitement des problèmes au cas par cas. Ensuite, le mouvement de démocratisation de masse tend à imposer la bureaucratisation de l’État et des partis politiques, en mettant fin à l’administration par les notables et à la prépondérance de leurs cercles locaux. Enfin, il y a une affinité entre la bureaucratie et la démocratie relativement à l’expansion d’un système éducatif qui sanctionne l’acquisition d’une formation professionnelle par un examen spécifique.

Lire aussi l’article L’administration démocratique directe et son instabilité

Ce développement cependant aboutit à des effets contradictoires. Quand le diplôme prend la place de la preuve de noblesse, il devient la base de différences de statuts. En effet, le prestige qu’il confère s’accompagne de la monopolisation de positions socialement et économiquement avantageuses. Une « couche privilégiée » finit par émergée dans l’administration publique et les entreprises capitalistes. Si l’on prend en considération la durée et les coûts induits par la préparation des examens, ce phénomène conduit à désavantager « les talents au profit des possédants ». Les différences d’éducation deviennent le principal facteur d’apparition des inégalités. Et l’examen produit des effets contraires à la démocratisation.

Régime des fonctionnaires

Max Weber formalise sa vision de l’opposition entre bureaucratie et démocratie par la description du « régime des fonctionnaires ». Dans ce régime, les fonctionnaires occupent des postes de direction. Cet accaparement du pouvoir politique induit de lourdes conséquences parce que le fonctionnaire n’est pas préparé à assumer ce rôle. Pour Max Weber, les aptitudes attendues du bureaucrate s’opposent à celles du politique. Alors que le premier est tenu par son devoir d’obéissance à sacrifier son avis et ses convictions lors de l’exécution d’un ordre, le second doit se sentir personnellement responsable des mesures qu’il prend quitte à renoncer à ses fonctions s’il ne parvient pas à faire prévaloir ses vues.

Mais le « régime des fonctionnaires » ne se réduit pas au cas de l’occupation des fonctions dirigeantes. Il s’instaure dès que la faiblesse de la direction politique laisse les fonctionnaires déterminer les grandes orientations. C’est le cas, par exemple, quand un Parlement se trouve désarmé face à la bureaucratie, en raison d’un accès insuffisant à l’information pertinente. Or Max Weber avance que la bureaucratie se caractérise par une tendance à éliminer toute publicité donnée aux affaires traitées. Si la confidentialité est légitime dans certains domaines, elle s’étend cependant au-delà et exprime « les purs intérêts de puissance de la bureaucratie ».

A ce sujet voir l’article La cage d’acier une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

L’extension du pouvoir des bureaucraties publiques et privées n’est pas sans solution. Le principe fondamental consiste à les soumettre de manière effective à une ou des autorités qui n’émanent pas d’elles-mêmes. Toute bureaucratie exige d’être confrontée à des formes de contre-pouvoir. Max Weber pose comme principe que dans un monde où elles ne cessent de se développer l’un des moyens les plus efficaces pour les juguler consiste à en opposer les diverses composantes entre elles : bureaucraties privées contre publiques, étatiques contre partisanes et partisanes entre elles pour la suprématie électorale… Jean-Marie Vincent (Max Weber ou la démocratie inachevée, 1998, p.105) avance même qu’il y a chez le sociologue allemand « une théorie de la démocratie de masse comme concurrence oligopolistique entre des partis bureaucratisés ».

Source: François Chazel, Aux fondements de la sociologie, Presses Universitaires de France, 2000

Gilles Sarter

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Le projet d’autonomie collective et individuelle chez C. Castoriadis

Le projet d’autonomie collective et individuelle chez C. Castoriadis

Le projet d’autonomie pour Cornélius Castoriadis, c’est le projet d’une société dans laquelle tous les citoyens ont la possibilité effective et égale de participer au gouvernement, à la législation et à la juridiction.

Dans cet état de chose, tous les citoyens contribuent à l’institution de leur société. Ce projet est révolutionnaire, au sens, où il appelle une démarche collective et volontaire qui induit un changement radical des formes d’organisation et de fonctionnement de nos sociétés actuelles.

Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive, Éditions du Seuil.

Pour décrire l’organisation générale de ces sociétés et penser les changements qu’appellent le projet d’autonomie, Cornélius Castoriadis recourt à trois catégories de la pensée grecque antique, qui délimitent trois sphères de la vie sociale.

L’oikos est l’univers de la maison et de la famille qui l’occupe. Il correspond à la sphère privée, celle de la vie étroitement personnelle des individus. L’ekklèsia est l’assemblée des citoyens, le lieu de la délibération et de la décision concernant les affaires communes. C’est la sphère publique ou politique. L’agora, enfin, est le lieu de rencontre où les gens discutent, échangent des nouvelles, achètent, vendent… C’est la sphère publique-privée.

Sur la démocratie grecque vue par C. Castoriadis, lire aussi Le germe de la démocratie

Dans la cité athénienne, la participation des citoyens à la prise de décision démocratique est effective et égalitaire dans la sphère publique. Dans la sphère privée, c’est l’autorité du pater familias qui s’impose aux membres de l’oïkos (femmes, enfants, esclaves). Enfin, les activités de la sphère publique-privée et de la sphère publique sont cantonnées à leurs domaines respectifs.

Nos sociétés contemporaines sont organisées différemment. Il y a d’abord une exclusion prononcée des citoyens de la politique. La population n’y participe pas, sauf à élire de loin en loin des personnes qu’elle ne connaît pas, sur des programmes et des problèmes mal connus. La sphère publique y perd donc son caractère public. Les décisions qui impactent la collectivité sont prises par une minorité et sans transparence. L’État contemporain acquiert un caractère privé et secret.

La population étant écartée de la politique, elle est cantonnée à la sphère privée et à la sphère publique-privée, principalement dans la consommation, le loisir et le travail.

Une autre caractéristique majeure, des sociétés de type de capitaliste concerne la domination plus ou moins nette de la sphère « publique » (qui en réalité n’est plus publique) par une autre composante de la sphère privée-publique qui est l’économie de marché.

Oligarchie libérale est la formule qui, selon Cornélius Castoriadis, désigne le mieux nos sociétés dans lesquelles la sphère publique a presque complètement perdu sa qualité publique et où elle est plus ou moins subsumée par une partie de la sphère privée-publique (l’économie, le « marché »).

Dès lors, le projet d’autonomie exige une ré-articulation correcte des trois sphères de la vie sociale. Il exige aussi de redonner sa qualité publique à la sphère publique. Pour ce faire, les institutions doivent inciter les gens à participer à la détermination des affaires communes et elles doivent leur permettre de le faire. Le vrai sens de l’égalité est celui de la participation effective et égale, à tous les pouvoirs institués au sein de la société.

La réalisation de l’autonomie soulève de nombreux problèmes qui ne pourront être résolus que si un mouvement collectif d’ampleur suffisante s’en empare de manière volontaire. Par exemple, l’autonomie n’est pas compatible avec la concentration de la propriété patrimoniale et de la propriété d’usage des moyens de production, dans les mains d’une minorité de grands capitalistes. Elle n’est pas non plus compatible avec une organisation bureaucratique déconnectée des processus de décision démocratique.

Sur ce thème, voir l’article La légende de la libération du travail

Il y a aussi la question de l’autonomisation du travail par rapport à sa mise sous-tutelle du profit. De manière générale, l’autonomie implique que les activités économiques soient orientées vers la satisfaction des besoins réels des gens, décidés démocratiquement.

Pour Cornélius Castoriadis, ces transformations vont de pair avec une transformation anthropologique des individus. Autonomie collective et individuelle sont inséparables. Pour le dire rapidement, la passion pour les affaires communes, telle qu’elle l’a emporté à des moments ou des époques passées, doit l’emporter sur les intérêts et les attitudes promus par l’imaginaire capitaliste : la production et la consommation, l’accumulation matérielle, la course au profit… comme buts de la vie humaine.

Gilles Sarter

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Subjectivation politique et émancipation

Subjectivation politique et émancipation

La notion de subjectivation politique est une notion de théorie politique. Elle désigne les processus par lesquels les individus se découvrent une liberté ou une capacité d’action à l’égard des assignations sociales qui régissent leur vie.

Subjectivation politique

Contrairement à ce que l’expression pourrait laisser à penser, les processus de subjectivation politique n’ont pas trait spécifiquement au « monde de la politique ». Ils relèvent plutôt des manifestations du politique dans la vie sociale en général.

Ainsi, ces processus peuvent prendre naissance dans n’importe quelle sphère d’action sociale (travail, éducation, art, consommation…) qu’ils finissent par déborder en ouvrant sur des conflits d’ordre politique. En la matière, ce qui est politique, ce n’est donc pas la sphère sociale où se déroule les actions mais c’est la qualité des actions produites par les sujets.

Des femmes au foyer, des ouvrières et des ouvriers, des étudiantes et des étudiants deviennent des sujets politiques à partir du moment où, à titre individuel et collectif, ils remettent en question, par delà le foyer, l’usine ou l’université, les assignations sociales qui régissent leur vie, en tant que femmes, ouvriers, étudiantes…

Federico Tarragoni, Du rapport de la subjectivation politique au monde social, Raisons politiques, 2016/2, n°62

La subjectivation politique s’actualise alors obligatoirement par la combinaison de processus individuels et collectifs.

Ainsi, c’est par une transformation subjective que des femmes ou des ouvriers reconfigurent leur rapport à soi, en s’autonomisant vis-à-vis des représentations sociales et des normes qui disent ce que « sont » ou ce que « doivent être » une femme et un ouvrier. La formation de collectifs permet de porter le conflit sur un plan politique. Ce conflit remet en question la distribution des positions et des statuts qui échoient aux unes et aux autres, au sein de l’organisation sociale.

Sujet et peuple forment donc les deux pôles indispensables de la subjectivation politique. En l’absence de constitution d’un peuple porteur d’un conflit, les résistances individuelles à des ordres sociaux oppressants ne peuvent déboucher sur des processus de subjectivation politique.

Quant aux mouvements sociaux, ils ne peuvent pas être considérés comme des agrégats de sujets politiques, si les individus n’effectuent pas un travail réflexif sur eux-mêmes. Ces précisions permettront d’identifier les mésusages des concepts de subjectivation, d’empowerment, de résistance ou d’émancipation.

Le concept d’émancipation et celui de subjectivation politique peuvent être considérés comme des synonymes, dans la mesure où s’émanciper et devenir un sujet politique présupposent, tous les deux, une remise en question des certitudes et des dispositions qui conditionnent les rapports des individus aux assignations et hiérarchies sociales.

Approches sociologiques

La question de l’articulation entre l’individu et le collectif constitue une problématique centrale de la sociologie. Il paraît donc naturel que cette discipline s’intéresse aux processus de subjectivation ou d’émancipation.

L’écueil qu’elle doit éviter est celui du sociologisme qui ramène toute explication, en dernière instance, à des contraintes sociales extérieures pesant sur les individus. Ce réductionnisme est présent dans les théories qui conçoivent la « société » comme une totalité cohérente et intégrée qui écrase les individus et annihile toute possibilité de créativité politique. Dans cette vision « sociocratique », précise Federico Tarragoni, le social devient l’horizon d’un dispositif d’invisibilisation du politique.

A l’encontre de cette démarche, s’oppose une sociologie qui tente de montrer les ancrages sociaux des processus de subjectivation politique, en analysant les rapports entre domination et émancipation, dans des contextes socio-historiques précis.

Les individus qui s’émancipent ou se construisent comme sujets politiques ne le font pas « hors du social ». Ils demeurent, tout au long du processus, plongés dans des rapports de domination ou d’exploitation. La sociologie de l’émancipation s’intéresse aux mécanismes par lesquels des individus parviennent à mettre en question ces rapports, individuellement et collectivement, et par là à se créer de nouvelles identités politiques.

Gilles Sarter

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Organisations de classe : structure et culture

Organisations de classe : structure et culture

Dans la théorie marxiste classique, la structure de classe engendre la formation d’une conscience de classe qui impulse la création d’organisations de lutte des classes. A l’inverse pour les théoriciens qui conservent une analyse en terme de structure de classe mais sans négliger l’importance de la culture, c’est la construction d’organisations de classe qui donne naissance à la conscience de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Selon la théorie marxiste classique, le mode économique capitaliste repose sur un rapport social d’exploitation. Les détenteurs des moyens de production s’approprient une part des efforts des travailleurs qui pour survivre doivent vendre leur force de travail. La relation d’exploitation détermine donc deux positions de classe au sein des sociétés où le capitalisme est prédominant : la position de classe des exploiteurs ou des capitalistes et la position de classe des exploités ou des travailleurs.

Toujours selon cette théorie, les actions sociales des individus qui occupent des positions de classe identiques sont soumises aux mêmes types de déterminants. Leur position sociale détermine ce qu’ils doivent faire pour obtenir ce qu’ils obtiennent, qu’ils doivent battre le pavé pour trouver un travail rémunéré ou qu’ils doivent décider de la manière de répartir leurs investissements pour maximiser leurs profits. Étant soumis aux mêmes types de déterminants, les agents qui occupent les mêmes positions sociales partagent des intérêts de classe.

Si cette description est correcte alors l’intérêt principal de la classe des travailleurs doit consister à abattre le rapport d’exploitation qui lui cause préjudice. Autrement dit, si la structure de classe détermine la conduite des agents, elle doit conduire les travailleurs à construire des organisations collectives pour mener la lutte des classes.

En fait, cette conclusion est erronée, même si la description du régime capitaliste par Karl Marx est correcte. Il est, en effet, réaliste de dire que l’expérience de l’exploitation incite les travailleurs à la résistance. Mais, il n’est pas possible d’en inférer que cette résistance sera organisée collectivement. Il y a plus de chances que la résistance des exploités soit individuelle plutôt que collective.

La raison principale en est que sous les conditions du travail salarié, il peut être très risqué et coûteux de s’engager dans une action collective (licenciement, pertes de revenus lors des grèves, blocage dans l’avancement…). Les stratégies individuelles de résistance (absentéisme, ralentissement du rythme de l’activité, sabotage…) peuvent constituer des alternatives qui apparaissent comme plus sécurisantes.

Vivek Chibber, The class matrix: social theory after the cultural turn, Harvard University Press, 2022

Un obstacle majeur à la participation aux actions collectives est celui dit du « passager clandestin » ou « free riding ». Tous les travailleurs, qu’ils participent ou pas à des actions revendicatives collectives (création d’un syndicat, grève, manifestation…) profitent des conquêtes sociales ou salariales qui peuvent en résulter. Cela donne envie aux individus de laisser aux autres les coûts et les risques associés à la participation à ce type d’action. L’effort de création d’un pouvoir collectif doit donc constamment lutter contre la tendance des travailleurs à refuser d’y participer.

La stratégie du passager clandestin est une réponse rationnelle des salariés à leur situation. Finalement, la structure de classe qui engendre un antagonisme entre les travailleurs et les capitalistes incline les premiers à résister aux seconds, mais individuellement et non collectivement.

La structure de classe capitaliste tend à inhiber la formation d’une contestation organisée. Une question stratégique à laquelle doit tenter de répondre la théorie critique est donc : comment les travailleurs ont-ils réussi à surmonter les obstacles à la formation d’organisations de lutte des classes, à chaque fois où ils ont réussi à s’organiser ?

Sur ce sujet lire aussi « La naissance d’une classe sociale »

Un élément de réponse est que c’est la culture qui aide les travailleurs à transformer les résistances individuelles en résistances collectives, en étant un ingrédient dans la création d’une identité commune politique, alignée sur les intérêts matériels.

Gilles Sarter

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