Reconnaissance

Frustrations relatives et mouvements collectifs

Frustrations relatives et mouvements collectifs

« Frustration relative » est une notion utilisée en sociologie pour expliquer les processus de mobilisation collective, contestataire ou révolutionnaire.

Une frustration relative

Frustrer quelqu’un, c’est le priver des biens ou des satisfactions auxquels il peut prétendre. Dans l’expression « frustration relative », le qualificatif « relative » précise que la frustration n’est pas absolue. Mettons qu’un groupe soit privé de nourriture ou de liberté de circuler, par un autre groupe. C’est une frustration absolue.

La notion de frustration relative désigne plutôt une frustration qui naît d’un décalage, entre ce que les individus s’estiment en droit d’attendre et ce qu’ils reçoivent effectivement. C’est, par exemple, la frustration que peut ressentir un salarié dont le niveau de rémunération ne permet pas de vivre selon les standard matériels socialement établis.

En effet, l’idée de frustration relative est rattachée à l’idée selon laquelle les besoins sont socialement construits. Bien sûr, certains besoins sont physiologiques comme le besoin de nourriture que nous avons déjà évoqué. Mais ils existent une multitudes de besoins qui trouvent leur origine dans la société. Du reste, même le besoin alimentaire comprend cette dimension sociale.

Une approche renouvelée des mouvements collectifs

Il découle du processus de construction sociale des besoins que le niveau d’insatisfaction de certains groupes sociaux peut augmenter, même si le niveau global de richesse de la société augmente.

L’augmentation de l’insatisfaction n’est pas forcément la conséquence d’un appauvrissement. La frustration d’un groupe peut augmenter en même temps que l’amélioration de ses conditions matérielles, si certaines jouissances lui demeurent inaccessibles.

La frustration relative conduit à une approche renouvelée des mouvements contestataires ou révolutionnaires. Elle permet d’expliquer que ces mouvements peuvent surgir dans des périodes de progrès matériels ou sociaux. Certains théoriciens vont même jusqu’à affirmer qu’en général, les révolutions n’éclatent pas en période d’appauvrissement généralisé.

Le piège de la causalité en sociologie

Quoiqu’il en soit, les frustrations relatives de groupes ou de populations ne peuvent mener à des actions collectives que si elles rencontrent des moyens ou des facteurs politiques. Ce processus est parfois théorisé en trois étapes : 1/ frustration 2/ politisation de la frustration 3/ actualisation dans une violence politique, dirigée contre des objets ou des acteurs politiques.

Toutefois, cette vision renferme un piège : le piège de la causalité. Il consiste à expliquer un mouvement collectif en le liant mécaniquement à une cause supposée. Exemples : expliquer le mouvement des Gilets Jaunes par l’augmentation de la taxation du carburant ; expliquer le mouvement social chilien de 2019 par l’augmentation des prix des transports publics. De telles explications occultent toute la complexité des facteurs et des dynamiques qui constituent les phénomènes sociaux.

Pour éviter ces simplifications, les sociologues tentent d’assouplir la conception de causalité. Pour ce faire, ils recourent notamment à l’idée de conditions de possibilité.

Les conditions de possibilité d’un mouvement collectif

Pierre Bourdieu s’est intéressé aux frustrations relatives des diplômés, dans les années 1960-1970. Chez ces derniers, il identifie une désillusion causée par le fait qu’ils se considèrent comme voués à obtenir moins de leurs titres scolaires qu’en auraient obtenu les diplômés de la génération précédente.

Le décalage entre les aspirations des diplômés (aspirations socialement construites) et les chances de voir ces aspirations exaucées (les postes à occuper) crée une frustration relative. Cette frustration aurait conditionné activement la participation étudiante au mouvement contestataire de mai 68.

Face à un mouvement collectif, la sociologie peut donc tenter de mettre au jour les décalages entre les structures sociales intériorisées (ici les aspirations des diplômés) et les structures sociales extérieures (ici le marché de l’emploi des diplômés). Ces décalages forment des conditions de possibilité de déclenchement de mouvements collectifs.

Philippe Corcuff, Frustrations relatives, in Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po 2020

Cependant, là aussi, il faut éviter d’établir un lien mécanique entre les conditions de possibilité et l’explosion contestatrice ou révolutionnaire. La prudence sociologique implique d’identifier aussi précisément que possible le déroulement des événements, les enchaînements des actions concrètes, les « ouvertures » dans les situations qui permettent à ces actions de s’actualiser, ainsi que les différents motifs qui les sous-tendent et parmi ces derniers le poids des frustrations relatives.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Emancipation, Mouvement, Reconnaissance, Sociologie Critique, 0 commentaire
Réification et Théorie de la Reconnaissance

Réification et Théorie de la Reconnaissance

Axel Honneth tente de reformuler le concept de réification du point de vue de sa théorie de la reconnaissance.

La théorie de Lukacs

Dans Histoire et conscience de classes (1923), Georgy Lukacs consacre un long chapitre au concept de réification. Il désigne ainsi le fait qu’un être humain ou une relation entre êtres humains peuvent prendre le caractère d’une chose. S’appuyant sur cette définition, Axel Honneth envisage la réification comme un processus cognitif, par lequel un être humain qui ne possède aucune propriété particulière de chose est cependant perçu comme tel.

Pour le sociologue allemand, la réification ne peut être identifiée à un acte volontaire qui conduit à la violation de principes moraux. Elle doit plutôt être comprise comme une tendance ou une habitude mentale.

Pour caractériser cette attitude mentale, A. Honneth s’appuie sur une idée de G. Lukacs. La réification est sous-tendue par une forme de désintéressement affectif ou émotionnel.

A partir de ces éléments, A. Honneth tisse une théorie de la réification qui s’appuie sur sa propre théorie de la reconnaissance.

Le primat de la reconnaissance

La première thèse de Honneth est celle du primat de la reconnaissance sur la connaissance. La conduite de l’être humain a ceci de spécifique qu’elle est d’abord orientée par une attitude affectivement engagée à l’égard d’autrui. Cette attitude participante ou communicationnelle forme le cœur de ce qu’il appelle la reconnaissance. Elle précède la saisie neutre ou la connaissance proprement dite de la réalité.

Les recherches qui ont été menées sur la socialisation précoce des enfants (G.H. Mead, J. Piaget, S. Freud, D. Davidson…) établissent que l’acquisition des aptitudes cognitives est liée aux relations de communication interpersonnelles. A partir de ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution du neuvième mois », l’enfant commence à acquérir de nouvelles aptitudes. Il devient capable de considérer la personne privilégiée de son entourage, comme un agent doué d’intentions personnelles. Petit à petit, il comprend que le rapport au monde de cette personne est orienté en fonction de buts et que ce rapport est aussi important que celui qu’il entretient lui-même au monde.

En comprenant la perspective de la seconde personne, l’enfant apprend graduellement à considérer les choses comme des entités propres, indépendantes de ses attitudes personnelles. Or des travaux récents (Peter Hobson, Michael Tomasello) tendent à montrer que l’enfant ne pourrait pas réaliser ces progrès s’il n’avait pas développé auparavant un sentiment d’attachement à sa personne privilégiée.

C’est ce mouvement d’attachement sympathique ou affectif qui fait que l’enfant est attiré et motivé par la compréhension des changements de comportements ou d’attitudes de cette personne.

Dans le même ordre d’idées, voir notre article sur l’imitation affectueuse, chez T.W. AdornoLe fait de se placer dans la perspective de la personne privilégiée est précédé par un moment non volontaire d’ouverture ou d’attachement. Il y a donc antériorité de la réceptivité émotionnelle sur la connaissance proprement dite. Ou pour le dire à la manière de A. Honneth, il y a primauté de la reconnaissance sur la connaissance.

La réification comme oubli de la reconnaissance

La seconde thèse du sociologue consiste à dire que le processus de réification correspond à un mouvement d’oubli de la reconnaissance. Sans la forme de reconnaissance préalable, les sujets ne sont plus capables d’adopter les perspectives d’autrui. Ils tendent à percevoir les autres hommes comme des objets dépourvus de sensibilité. La raison en est qu’il leur manque le sentiment d’être liés aux expressions comportementales de leur vis-à-vis. Ils sont dépouillés des sentiments qui sont nécessaires pour être affectés en retour par ce qu’ils observent.

N’étant pas affectés, les sujets ne comprennent plus les attitudes d’autrui comme des incitations à réagir de manière appropriée.

En ce qui concerne les animaux ou les plantes, A. Honneth décrit aussi le processus de réification comme un mouvement d’oubli de la reconnaissance. Au cours de la connaissance que le sujet en acquiert, il cesse d’être attentif aux significations existentielles que les animaux ou les plantes revêtent pour lui-même et pour les autres êtres humains.

Tout comme G. Lukacs, A. Honneth parle de la possibilité d’une auto-réification. Il entend par là que le sujet fait l’expérience de ses propres sentiments et de ses propres désirs sous la forme de choses. Cette situation aussi correspond à un oubli de la reconnaissance. Pour avoir une juste compréhension, non réifiée, de ses désirs et de ses sentiments, le sujet doit d’abord les éprouver comme une partie de lui-même, méritant d’être acceptée et d’être rendue intelligible à lui-même et aux personnes de son entourage.

Le développement des pratiques unilatérales

Dans ces différents processus de réification ou d’auto-réification, comment est-il possible que la reconnaissance préalable soit oubliée ? A. Honneth l’explique comme une forme de restriction de l’attention par laquelle la reconnaissance se déplace à l’arrière-plan de la conscience des individus. Ce déplacement intervient dans au moins deux types de situations spécifiques.

Dans le premier type de situation, les sujets suivent un objectif déterminé qui est si intrinsèquement associé à leur pratique qu’ils cessent d’être attentifs à tout autre motif.

Par exemple, le propriétaire d’un empire industriel est tellement obnubilé par un objectif d’enrichissement personnel qu’il relègue au second plan la reconnaissance originelle des êtres humains qui travaillent dans son entreprise ou qui vivent à proximité de ses usines.

Quand G. Lukacs décrit l’échange marchand capitaliste comme cause sociale de la réification, il a en vue la généralisation à grande échelle de l’exercice de ce genre de pratiques unilatérales.

Lire aussi notre article sur la réification et la participation engagée, chez G. LukacsPour A. Honneth, il faut voir dans le droit moderne une institution protectrice de la reconnaissance. Et la réification se développe partout où s’autonomisent des pratiques consistant simplement à enregistrer l’existence des êtres humains, sans que ces pratiques soient insérées au sein de rapports juridiques. Le contrat de travail, par exemple, a pour fonction de protéger les salariés des comportements unilatéraux des employeurs. La tendance actuelle qui consiste à le vider de toute substance va donc dans le sens d’une réification des rapports de travail.

Les systèmes de convictions réifiantes

Dans le deuxième type de situation qui favorise la réification, ce sont des schémas de pensée ou des systèmes de convictions qui influencent la façon d’agir du sujet. Ici ce n’est pas une pratique déterminée, mais une idéologie, des préjugés, des stéréotypes (racistes, sexistes…) qui conduisent à une dénégation de la reconnaissance.

Un point demeure obscur. Comment ces constructions mentales acquises tardivement par l’individu peuvent occulter la tendance à la reconnaissance qui est acquise dès la plus jeune enfance ? A. Honneth formule l’hypothèse que les convictions réifiantes se renforcent lorsqu’elles servent de cadre interprétatif à des pratiques déterminées (représentation des femmes et industrie de la pornographie, représentation des personnes racisées et colonisation, esclavage…).

Les causes sociales de l’auto-réification

Les causes sociales de l’auto-réification sont différentes de celles qui concernent une autre personne. Nous avons vu que pour A. Honneth l’auto-réification commence lorsque le sujet saisit les désirs ou les sentiments qu’il éprouve comme des objets à observer, à réfréner ou à produire.

Le sociologue formule donc l’hypothèse que la tendance à l’auto-réification s’accroît avec le développement des institutions qui poussent les personnes à l’auto-présentation.

Les entretiens d’embauche ou d’évaluation professionnelle, les services de « coaching », les rendez-vous organisés (speed dating) et réseaux sociaux de rencontres, les lettres de motivation… sont autant d’institutions qui demandent aux sujets de se présenter publiquement. Ces dispositifs contraignent les individus à prétendre qu’ils éprouvent certains sentiments (désirs, motivations,…), à les fixer artificiellement et à les mettre en scène pour argumenter de leur engagement futur, dans l’entreprise ou dans la relation intime. Plus le sujet est confronté à ce type de situations, plus il a tendance à considérer ses sentiments comme des choses manipulables.

La nouvelle critique sociale

A. Honneth, en conclusion de son livre La Réification (2007), précise que ces réflexions décrivent davantage une logique des transformations possibles qu’une évolution factuelle. Cependant, il entend essayer d’en tirer une conséquence qui concerne la visée de son travail exploratoire.

Selon lui, la critique sociale s’est bornée durant les trois dernières décennies à évaluer l’organisation de nos sociétés, en cherchant à voir si elle était conforme à des principes de justice. En se concentrant sur cette approche, elle a oublié que les sociétés peuvent échouer sur le plan normatif, autrement qu’en ne respectant pas des principes de justice universels. Elles peuvent notamment prendre le chemin de l’oubli de la reconnaissance qui conduit à la réification.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Reconnaissance, 0 commentaire
Désir de Résonance et Sociétés Capitalistes

Désir de Résonance et Sociétés Capitalistes

Contre l’Utilitarisme…

Il existe une multitude de manières d’être un Homme. Ces façons sont autant de constructions sociales et culturelles.

L’émergence et le développement des sociétés capitalistes résultent, entre autres facteurs, de l’élaboration et de la généralisation d’une manière d’être qui est vouée aux fonctions économiques de production et de consommation.

Cette façon d’être repose elle-même sur une conception utilitariste, selon laquelle la motivation fondamentale des actions humaines serait la recherche de la maximisation des intérêts personnels.

Les théoriciens de la critique sociale avancent qu’il n’est pas possible de se défendre indéfiniment contre cette vision utilitariste, par la dénonciation des dégâts qu’elle provoque : autoritarisme, creusement des inégalités sociales, appauvrissement et précarisation d’une part croissante de la population, catastrophes écologiques… Ces penseurs proposent plutôt de lui opposer une autre conception de l’Homme et d’en faire découler les formes d’organisation sociale susceptibles de lui convenir.

le Désir de Résonance…

Les travaux de Rosa Hartmut s’inscrivent dans cette démarche. Il a élaboré sa théorie, en commençant par poser deux idées simples. Tout dans la vie dépend de notre relation au monde. Et le désir constitue un ressort essentiel de ce rapport.

Christian Laval, L’Homme économique, Tel Gallimard, 2017

L’utilitarisme attribue aussi une place centrale au désir. Mais, il le réduit à la recherche de la jouissance de biens de consommation, d’expériences ou encore de statuts privilégiés.

Rosa Hartmurt, comme de nombreux penseurs avant lui, voit dans le désir un mécanisme plus profond. De l’analyse d’entretiens biographiques, il retire l’hypothèse qu’un de nos ressorts existentiels repose sur le souvenir d’expériences de résonance avec le monde. La métaphore physique et musicale permet d’envisager la relation des individus au monde, de la même façon que la liaison entre une corde de guitare et le corps de l’instrument, liaison qui amplifie la vibration sonore.

Plus explicitement, la relation résonnante correspond à ces moments de plénitude, pendant lesquels les sujets se sentent comme portés par le monde ou en profonde harmonie avec ce dernier.

Nous connaissons tous ces moments d’unité. Quand le contact avec les éléments naturels engendre un sentiment d’affinité entre la nature et nous. Quand nous découvrons en nous des cordes qui vibrent à l’unisson d’un ami ou d’un amant. Quand la lecture d’un poème ou l’écoute d’une musique s’accompagnent d’une joie créatrice…

Le désir de résonance n’est rien d’autre que le souvenir et l’aspiration à revivre ce type d’expériences existentielles. Cette aspiration trouve son exacte opposition dans ce que Rosa Hartmut appelle la peur d’aliénation. Cette peur-répulsion s’alimente de la remémoration des moments pendant lesquels nous nous sentons livrés à un monde hostile et froid. Dans ces états d’absence totale de résonance, le sujet se vit comme s’il était séparé de toutes choses vivantes par un mur. Le monde lui paraît vide, laid et dénué de sens.

Bien sûr, de tels moments de résonance ou d’aliénation constituent des expériences plus ou moins exceptionnelles. Le quotidien est généralement formé d’états intermédiaires. Mais, les individus conservent quand même une intuition de ces formes extrêmes d’existence.

L’attrait pour les moments de résonance et la répulsion pour ceux d’aliénation constituent une boussole, plus ou moins consciente, pour s’orienter dans la conduite de la vie.

Le Désir et les Convoitises

Il est évident qu’au quotidien le désir paraît orienté vers des objets matériels ou des expériences concrètes : envie de prendre un bain, de boire un chocolat chaud, de bénéficier d’un massage… Il faut cependant distinguer ces convoitises du ressort existentiel plus profond qu’est le désir de résonance.

Selon la perspective adoptée par Rosa Hartmut, le désir de résonance constitue une forme élémentaire de relation au monde. Il y voit avant tout un état émotionnel, ancré dans le corps. A cet état se superpose des convictions et des positions évaluatives qui sont souvent d’origine culturelle ou sociale. Ainsi, la convoitise que suscite une Rolex ou une Ferrari est le résultat de processus complexes de socialisation qui assignent à ces objets spécifiques une place de choix parmi ce qui existe dans le monde et plus précisément parmi ce qui compte ou ce qui importe.

Rosa Hartmut, Résonance: une sociologie de la relation au monde, La découverte, 2018

Mais si la Rolex ou la Ferrari sont désirées c’est avant tout parce qu’elles promettent d’offrir obscurément une certaine manière de résonner avec le monde. L’industrie publicitaire l’a compris. Elle fait de la promesse de résonance un argument de vente.

En témoigne, le clip qui montre une jeune femme sur une plage, les cheveux portés par la brise et le visage inondé de soleil qui, tout en dégustant son yaourt semble résonner avec les éléments naturels.

Résonance et Sociétés Capitalistes

Toutefois cette promesse de résonance est rarement tenue. La publicité soutient un processus de consommation. Par définition, la consommation consiste à contrôler et à détruire des choses.

Les rapports de contrôle et de destruction sont par essence inhibiteurs des rapports de résonance.

Les sociétés capitalistes dépendent, pour leur stabilité et  pour leur développement, de la production en chaîne de convoitises marchandisables. De ce fait, elles ont une tendance inhérente à contrarier la réalisation du désir de résonance des sujets. Si ce désir est effectivement inhérent à la nature humaine alors il faut en tirer la conclusion que les formes d’organisations capitalistes sont pathogènes pour l’être humain.

Une autre observation semble renforcer ce diagnostic. Nos sociétés sont animées par la peur. Les agencements sociaux capitalistes forcent les individus à entrer dans des rapports d’exploitation et de concurrence (à l’école, au travail, pour l’obtention d’un logement ou pour se distinguer des autres…). La dynamique concurrentielle entretient la crainte permanente de ne pas pouvoir suivre ou de ne pas être à la hauteur, de rester sur le carreau ou d’être exclu.

Or comme nous l’avons dit plus haut, la peur apparaît comme la tueuse de résonance par excellence. Elle rend les sujets inaptes à la rencontre, à l’ouverture à l’autre et au monde, empêchant toute possibilité de vibrer avec lui.

Finalement, Rosa Hartmut formule l’idée que le maintien du régime d’accroissement capitaliste dépend de sa capacité à inhiber notre relation de résonance au monde. Il y parvient par l’élaboration de craintes et de convoitises, qui portent sur les sphères de la production et de la consommation.

(c) Gilles Sarter

Si vous souhaitez soutenir mon travail, vous pouvez acheter le Livre-pdf

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Reconnaissance, Sociologie du Capitalisme, 0 commentaire
De la Reconnaissance à la Parité de Participation

De la Reconnaissance à la Parité de Participation

En partant d'une réflexion sur la question de la reconnaissance, Nancy Fraser aboutit à une conception de la justice sociale qui est fondée sur le principe de la parité de participation.

La reconnaissance et le problème du déplacement

Nancy Fraser s'interroge sur les relations entre reconnaissance et redistribution.

La reconnaissance fait référence aux inégalités identitaires (entre femmes-hommes, blancs-noirs, nationaux-immigrés, hétérosexuels-homosexuels...). La redistribution renvoie aux inégalités matérielles ou économiques.

A ce titre, la philosophe constate que depuis les années 1980, les combats pour l'émancipation se concentrent principalement sur des questions identitaires. Les luttes pour la reconnaissance des différences de religion, de genre, de sexualité, de couleur ou d'ethnie aspirent à faire reconnaître des identités qui sont déniées.

Nancy Fraser, Rethinking recognition, New Left Review, n°3, May-june 2000.Parallèlement, la demande pour une redistribution égalitaire des richesses semble avoir décliné, à la fin du 20ème siècle.

Les causes avancées sont multiples : assauts répétés des partisans du néolibéralisme contre l'égalitarisme ; discrédit jeté sur toutes les expériences socialistes; rejet du modèle de l’État-keynésien...

Alors que les inégalités sont en progression, les revendications strictement identitaires éclipsent encore davantage la demande redistributive. Nancy Fraser appelle ce phénomène le "problème du déplacement".

Le modèle identitaire

De nombreux combats pour l'émancipation se fondent sur le "modèle identitaire". Ce modèle découle d'une proposition de Hegel. Les identités des individus ou des groupes se construisent au cours de processus de reconnaissance mutuelle.

La reconnaissance désigne ici une relation réciproque idéale. Deux sujets ou deux groupes se voient l'un et l'autre à la fois comme égaux et comme séparés.

La non-reconnaissance d'un individu par un autre ou d'un groupe par la culture dominante provoque une atteinte à l'identité de la victime. Elle se traduit par une souffrance d'ordre psychique. A ce titre, elle peut être assimilée à une forme d'oppression.

Ce modèle débouche sur une forme particulière de lutte pour l'émancipation.

D'une part, celle-ci propose de rejeter les images négatives de la culture dominante. D'autre part, elle engage à leur substituer une culture auto-générée et auto-affirmée par le groupe opprimé. Black is beautiful en constitue un exemple.

Cette forme de combat repose sur l'hypothèse qu'en s'affichant publiquement, l'identité auto-générée forcera le respect et l'estime de l'autre.

Le problème de la réification

En insistant sur la nécessité de construire et de valoriser une identité propre au groupe, la lutte identitaire exerce parfois une pression morale sur les individus. Ceux-ci sont contraints de se conformer à la culture collective. Les dissidences, les expérimentations personnelles, les affiliations multiples sont découragées, voire réprouvées.

Dès lors, la lutte pour la reconnaissance peut facilement conduire à des formes répressives de communautarisme, de conformisme, d'autoritarisme ou de patriarcat.

C'est ce que Nancy Fraser appelle le problème de la réification. Il s'agit d'une tendance à simplifier et à figer une identité collective.

L'absence du facteur économique

Concernant la position des luttes identitaires vis-à-vis de la question de la redistribution, la philosophe observe deux tendances principales. La première se situe uniquement sur le terrain culturel. L'autre prend en considération la question de la distribution inégalitaire. Toutefois, les deux conduisent au problème du déplacement.

Le premier type de luttes manque d'apercevoir le jumelage existant entre les conditions socio-culturelles et l'injustice de la distribution.

Un tel jumelage s'observe par exemple dans l'oppression de genre qui combine des éléments économiques et culturels :

A lire aussi, un article sur la reconnaissance et le mépris chez Axel HonnethDans notre société patriarcale, le monde féminin est généralement moins valorisé que le monde masculin (culturel). Les activités domestiques sont associées au monde féminin (culturel). Elles ne sont pas rémunérées (économique) et garantissent un meilleur accès des hommes au monde professionnel (économique). Dans le monde du travail, à positions équivalentes les femmes sont moins bien rémunérées que les hommes (économique). Les professions connotées fémininement (culturel) comme le soin et l'assistance à la personne, le nettoyage, l'éducation des jeunes enfants sont mal valorisées économiquement...

Le culturel conditionne l'économique

Le deuxième type de luttes identitaires prend en considération le problème de la redistribution. Mais il voit les inégalités économiques comme étant l'expression des hiérarchies culturelles. Il en déduit qu'en réglant le problème de la reconnaissance, il va régler celui de la distribution. Dès lors, aucune politique explicite de redistribution n'est nécessaire.

Une telle vision pourrait avoir du sens dans une société dans laquelle les valeurs culturelles réguleraient à la fois les questions de reconnaissance et de distribution.

Imaginons que la planète Mars soit peuplée de petits bonhommes verts. Les uns "verts-foncés" et les autres "verts-clairs". Imaginons que la culture locale associe le vert-foncé aux valeurs de noblesse et de beauté. Le vert-clair serait associé aux idées de vilenie, de bassesse et de laideur.

Découvrez nos autres articles de critique socialeDans la société martienne, tout individu quelque soit sa couleur aurait accès à tous types de professions. Quant aux principes fixant les rémunérations, ils ne seraient pas fonction du poste occupé mais uniquement liés aux valeurs de noblesse et de beauté. Il en résulterait que les verts-foncés seraient toujours mieux rémunérés que les verts-clairs quelles que soient leur position ou leur profession : un ouvrier vert-foncé gagnerait plus qu'un PDG vert-clair...

Dans cette société, la dépréciation identitaire se traduirait parfaitement et immédiatement en injustice économique. Les problèmes de la reconnaissance et de la redistribution pourraient y être réglés en un seul même coup.

Si l'appréciation des couleurs évoluait vers l'idée que verts-foncés et verts-clairs sont également nobles et beaux alors il ne manquerait pas d'en résulter une distribution égalitaire des revenus.

Cette idée d'une société où les relations économiques sont entièrement soumises à des dimensions culturelles est très éloignée de la réalité.

Dans les sociétés capitalistes, les marchés et les structures économiques génèrent des inégalités économiques qui ne sont pas seulement l'expression de hiérarchies identitaires : à fonctions égales les femmes sont moins payées que les hommes ; mais les femmes PDG gagnent beaucoup plus que les hommes ouvriers.

De la non-reconnaissance à la subordination

Pour éviter les écueils des approches identitaires, Nancy Fraser propose de traiter la reconnaissance comme une question de statut social.

Ce ne sont pas les identités des individus qui nécessitent une reconnaissance. Ce qui doit être reconnu c'est leur statut de partenaires à part entière de la vie sociale, économique et politique.

Abordée de la sorte, la non-reconnaissance ne signifie plus dépréciation de l'identité. Elle s'entend plutôt comme un empêchement de participer aux interactions sociales, sur un pied d'égalité avec les autres participants.

En situation de reconnaissance inadéquate, l'individu est considéré comme valant moins que ses partenaires dans l'interaction sociale. De ce point de vue, la non-reconnaissance n'engendre plus un tort sur le plan psychologique mais place les gens dans une position de subordination.

Cette subordination est généralement perpétrée et entretenue par les institutions qui régulent les relations sociales.

Les lois qui interdisent le mariage des gens de même sexe comme illégitime et pervers ; les politiques sociales qui stigmatisent les mères-célibataires comme sexuellement irresponsables ; les contrôles policiers au faciès qui associent la couleur de peau avec la délinquance...

Ces institutions (lois, politiques, actes administratifs...) se fondent sur des valeurs culturelles. Dans le même temps, elles rendent ces valeurs palpables en constituant des catégories de personnes déficientes, inférieures ou anormales.

La parité de participation

La lutte pour la reconnaissance ne doit plus s'orienter vers la valorisation des identités de groupes (homosexuels, mères-célibataires,...). Mais elle doit viser le dépassement de la subordination.

Nancy Fraser parle de la "parité de participation" qui rétablit les individus subordonnés, dans la position de partenaires à part entière de la vie sociale.

Par exemple, dans le cas du mariage, la parité de participation à la vie sociale des personnes homosexuelles implique : soit d'autoriser les gens de même sexe à se marier ; soit d'abolir totalement l'institution du mariage et ses avantages socio-culturels.

Toutefois, les valeurs culturelles et les institutions qui les défendent ne constituent pas les seuls obstacles à la parité de participation.

En effet, dans les sociétés capitalistes, les possessions matérielles ou économiques pèsent aussi sur les interactions sociales.

Dans la plupart des contextes, les personnes en situation de pauvreté ne sont pas à même d'interagir à égalité avec les personnes riches. Dans les entreprises, les travailleurs sont généralement subordonnés aux personnes qui détiennent les ressources matérielles : ce qui implique la possibilité de leur donner des ordres sur ce qu'elles doivent faire, de leur imposer des conditions de travail, de les embaucher ou de les licencier...

La politique aussi est dominée par les élites économiques. Les citoyens ordinaires ont peu d'opportunités pour exercer significativement l'idéal démocratique de gouvernement par le peuple.

Dès lors on comprend que la parité de participation dépend aussi d'une plus juste distribution des ressources économiques.

Vers une société juste

En guise de conclusion.

Premièrement, Nancy Fraser envisage la reconnaissance comme une catégorie sociale et politique plutôt que psychologique ou morale.

Deuxièmement, la philosophe défend une approche statutaire de la reconnaissance. Le statut des individus recouvre deux dimensions : identitaire (inter-subjective) et matérielle (objective).

Troisièmement, elle pose l'application du principe de parité de participation comme condition première d'une société juste.

Dans une telle société, les institutions garantissent à tous les individus la possibilité d'interagir en tant que pairs dans les domaines social, politique et économique.

© Gilles Sarter


Publié par secession dans Reconnaissance, 3 commentaires
Enjeux autour du mépris et de la reconnaissance sociale

Enjeux autour du mépris et de la reconnaissance sociale

L'usage du mépris est généralement considéré comme moralement injuste. Le philosophe Axel Honneth a analysé les enjeux qui se nouent autour du mépris social dans les sociétés néolibérales.

La charge affective et morale du mépris

Témoigner du mépris à l'égard d'une personne, d'un groupe, d'une communauté, c'est exprimer qu'on les considère comme indigne d'estime ou de reconnaissance.

Victimes du mépris nous ressentons cette expérience comme étant offensante ou humiliante. Et puisqu'ils sont blessants, nous tenons les comportements méprisants pour injustes.

Pourquoi l'expérience du mépris est-elle aussi chargée affectivement et moralement ? Pour le comprendre, il convient de s'interroger sur ce qui se passe lorsqu'on nous prive de reconnaissance.

Le mépris est privation de reconnaissance

Le sociologue G.H. Mead (1863-1931) explique que la reconnaissance joue un rôle primordial dans la formation des identités individuelles.

Chaque idée de qui nous sommes, nous la construisons en interaction avec autrui. Il en est de même de toutes les évaluations que nous portons sur nos qualités ou nos comportements.

Par exemple, un individu se construit pour lui même une identité de "bon père". Sur la base de ce qu'il pense être un "bon père", il tente de se comporter en tant que tel. Si son entourage reconnaît ses actes comme étant conformes à ceux attendus d'un "bon père", il sera conforté dans son identité. A l'inverse, si on lui témoigne du mépris, il va remettre celle-ci en question.

Parce qu'elle menace les identités personnelles, la privation de reconnaissance est vécue comme une agression psychique. C'est pour cette raison que le mépris est si chargé moralement et affectivement.

Le mépris social

Pour les individus, il y a un enjeu psychologique à éviter le mépris. Mais quels sont les enjeux sociaux qui se nouent autour de ce sentiment ?

Pour être en mesure de se réaliser pleinement, les individus doivent se savoir reconnus pour leurs capacités ou leurs actions. Parmi ces dernières, il en est qui concernent la réalisation d'objectifs communs à la société. Par exemple, en temps de guerre, les qualités guerrières d'un individu servent un objectif commun de victoire. La reconnaissance sociale constitue ce type d'estime qui est accordé sur la base de fins collectives.

A l'inverse, le mépris social dénie aux personnes toutes qualités utiles à l'atteinte d'horizons communs.

Le mépris comme instrument du néo-libéralisme

Axel Honneth est un philosophe et sociologue allemand : La lutte pour la reconnaissance (2000), La société du mépris (2006)
Honneth s'est intéressé à la manière dont les tenants du néolibéralisme manipulent le mépris social afin d'asseoir leur influence.

Pour qu'il y ait reconnaissance sociale, il faut qu'il y ait un projet commun. Dans L'esprit du capitalisme, Boltanski et Chiapello définissent le capitalisme comme une "exigence d'accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques". Les deux sociologues soulignent que le caractère "illimité" du projet d'accumulation est sans fondement, ni justification sociale.

En effet, pourquoi faudrait-il accumuler indéfiniment du capital sachant que les besoins humains sont limités ?

Pourtant, pour fonctionner le système capitaliste requiert que les gens s'engagent dans la production et la bonne marche des affaires. Aussi ses promoteurs ont besoin de trouver une justification ou un esprit auquel les personnes puissent adhérer.

Cet esprit qui n'est pas intrinsèque au capitalisme doit posséder une dimension morale. Pour que les gens puissent se l'approprier, il faut, en effet, qu'ils puissent le considérer comme bon.

Le détournement de l'idéal de réalisation de soi

Selon Honneth, le néolibéralisme aurait trouvé un esprit, dans l'aspiration à l'émancipation et à la réalisation individuelle de soi. Hérités du romantisme, ces idéaux se sont développés rapidement dans la deuxième moitié du 20ème siècle.

Ils se fondent sur le droit pour chacun de choisir sa vie et sur l'injonction à devenir soi-même : "deviens ce que tu es". Ainsi, tout individu est considéré comme étant le seul propriétaire de lui-même et le décisionnaire de son devenir.

Sous l'influence des néolibéraux, ces idéaux d'émancipation ont été si bien détournés qu'ils servent paradoxalement de nouvelles formes de domination.

Premièrement, la valorisation de la liberté dans la conduite de l'existence a été altérée en exigence de flexibilité.

Les employés doivent être disposés à adapter leur vie aux attentes et aux tendances qui sont valorisées dans leur milieu professionnel. La mobilité géographique constitue l'une des modalités de cette flexibilité attendue des travailleurs.

Ensuite, l'idéal d'auto-réalisation a été travesti en réalisation de soi par le travail.

La carrière et les projets professionnels tiennent lieux de projets de vie. Et, les individus sont censés faire preuve de motivation et d'accomplissement de soi, dans et par leurs activités professionnelles.

Enfin, le discours sur la responsabilité individuelle a été renforcé.

Il est demandé aux individus de prendre uniquement sur eux-mêmes la responsabilité de leurs conditions de vie respectives.

Avec cette surenchère de la responsabilité les personnes sont invitées à percevoir leurs succès et leurs échecs de manière individuelle. Toute référence à des facteurs sociaux ou économiques indépendants de leur volonté est rejetée.

Par exemple, les délocalisations d'entreprises, les plans de licenciements résultant de politiques de rétribution de l'actionnariat ne constituent pas des excuses recevables.

De la même manière, l'explication des inégalités sociales par des conditions initiales qui dépassent la bonne volonté des gens est rejetée.

Chacun est invité à "rebondir" pour mieux franchir les obstacles qui surgissent sur son parcours.

Le mépris comme tentative de supprimer un adversaire

Flexibilité, mobilité, exigence de réalisation de soi par le travail, discours sur la responsabilité individuelle constituent, selon Honneth, des catégories de la pensée néolibérale. Elles lui permettent d'établir quels sont les comportements ou les individus dignes d'estime sociale.

Dès lors que ces catégories tendent à être survalorisées, elles sont susceptibles de pousser les individus à adopter les modes de vie qui les accompagnent, par désir de valorisation sociale.

A l'inverse, les personnes qui refusent d'y adhérer ou de les subir s'exposent au mépris social. Cette logique est mise en application quand, par exemple, les opposants à la destruction des garanties légales de la protection des salariés sont envisagés comme manquant de flexibilité. Il en est de même quand ceux qui s'inquiètent de la pérennité de leur entreprise sont renvoyés à un prétendu manque de mobilité.

Ces deux exemples illustrent parfaitement le processus du mépris social tel que le décrit Honneth.

En effet, il s'agit de dénier aux opposants à la logique néolibérale, la capacité de participer à tout projet global de société.

Dès lors, il n'y a plus aucune nécessité de prendre en considération leurs aspirations, leurs arguments ou de les intégrer dans une forme de dialogue.

Ainsi envisagé, Honneth souligne que l'usage du mépris ne constitue ni plus ni moins qu'une tentative de supprimer son adversaire. On peut penser qu'Albert Camus partageait cette vision lorsqu'il écrivait que :

"Toute forme de mépris, si elle intervient en politique prépare ou instaure le fascisme."

La lutte pour la reconnaissance

Lisez aussi un article sur la reconnaissance et la parité de participation chez Nancy FraserLes hérauts du néolibéralisme ont un intérêt évident à maintenir vivace la fiction que les personnes sont entièrement responsables de leurs conditions de vie. Pour eux, il s'agit bien sûr de masquer le fait que le malheur de nombreux individus est inhérent aux modalités de fonctionnement du système. Mais le travail de Honneth met au jour un autre enjeu.

Le discours sur la responsabilité individuelle cherche à désactiver les possibilités de résistance collective.

En effet, l'émergence de révoltes contre les injustices et les exploitations dépend de la possibilité d'interpréter des difficultés individuelles en termes collectifs. Autrement dit, pour que la révolte advienne il faut que les gens comprennent que leur condition ne leur est pas particulière. Au contraire, elle est typique d'une multitude de personnes.

Explorez nos autres articles de critique socialeParadoxalement, l'usage du mépris risque finalement de se retourner contre ceux qui pensaient l'utiliser à leurs propres fins. Le mépris devient, en effet, une expérience commune partagée par tous ceux qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas s'adapter aux exigences du monde néolibéral.

Quand cette idée gagne en influence chez les individus qu'ils ne sont pas seuls à subir une forme de mépris social, mais qu'au contraire il partage cette condition avec toute une population,  alors leur expérience personnelle du mépris devient un motif moral pour se révolter.

© Gilles SARTER


Publié par secession dans Reconnaissance, Sociologie du Capitalisme, 0 commentaire