Parmi les traditions sociologiques, Randall Collins distingue les traditions loyalistes-héroïques et les traditions impersonnelles-anonymes. L’exemple de la sociologie élaborée par Durkheim permet de comprendre comment peut s’opérer le passage d’une tradition loyaliste à une tradition impersonnelle.
Communautés et traditions sociologiques
Une tradition s’entend ici comme une forme de savoir qui est transmise d’une génération à l’autre et à laquelle une communauté s’identifie. Souvent ces traditions sont mises en forme par opposition avec celles qui sont développées par des communautés rivales.
Les sociologues se présentent généralement comme des « iconoclastes » qui abattent les traditions ou encore comme des « hérétiques » qui proposent des explications du monde social qui vont à l’encontre des explications traditionnelles.
R. Collins, Les traditions sociologiques, Enquête, 2-1995, pp.11-38
Or, même s’ils s’opposent aux traditionalistes dans le monde ordinaire, force est de constater que les sociologues s’organisent eux aussi en communautés, sur la base de traditions intellectuelles.
Les traditions loyalistes
Randall Collins désigne ainsi les traditions qui sont centrées autour d’un fondateur héroïque. Ce héros commande la loyauté des disciples à travers des générations successives d’érudits qui font l’exégèse de ses écrits fondateurs. La chaîne de tradition loyaliste se consacre bien sûr à l’étude de problèmes ou de terrains sociaux nouveaux mais elle le fait avec le souci de montrer que la théorie originelle conserve son pouvoir d’explication.
Les loyalistes dépensent beaucoup d’énergie à défendre les idées du fondateur contre les communautés intellectuelles rivales. Les débats sur les hérésies au sein d’une même communauté constituent une autre forme d’action majeure. Des factions peuvent se former, se disputer la position de gardienne de l’orthodoxie, tenter de s’exclure mutuellement du lignage. La tradition loyaliste n’exclut donc pas la possibilité de créativité intellectuelle. Ce qui peut être interprété par les uns comme des hérésies peut conduire à des théories et des résultats innovants.
Le traditionalisme héroïque en sociologie concerne ou a concerné certains des plus grands auteurs, Karl Marx, Émile Durkheim, Max Weber, George Herbert Mead…
Approches théoriques et empiriques
Le traditionalisme peut favoriser une forme de scission entre d’une part une approche plus théorique de la sociologie et, d’autre part, les travaux empiriques fondés sur des enquêtes. Randall Collins relève que des années trente aux années quatre-vingt-dix, le concept de « théorie sociale » a été identifié à l’étude de textes fondateurs.
Talcott Parsons avec The Structure of Social Action (1937) a été le premier à produire une théorie sociale en juxtaposant les écrits de Max Weber, Émile Durkheim, Vilfredo Pareto et Alfred Marshall. Jeffrey Alexander, Jürgen Habermas, Anthony Giddens peuvent aussi être rangés dans la catégorie du « loyalisme de la synthèse ». Cette démarche fondée sur la combinaison peut paraître paradoxale, dans la mesure où elle tente de rester fidèle aux éléments directeurs de différentes traditions.
Par ailleurs, R. Collins observe dans ces approches une contradiction majeure avec la voie qui avait été choisie par les héros fondateurs. En effet, le fonctionnalisme s’affranchit par principe de la confrontation de ses théories avec les résultats d’enquêtes empiriques. Or M. Weber ainsi que E. Durkheim et K. Marx n’ont jamais considéré la théorie comme autonome des analyses fournies par l’observation du monde social.
Les traditions impersonnelles
Dans les traditions impersonnelles ou anonymes, les lignages ne sont plus fondés sur des héros fondateurs mais sur des idées et des techniques. Comme exemple, R. Collins donne la théorie du choix rationnel ou celle de l’analyse du rituel et du symbolisme. Ces théories ont respectivement des racines weberiennes et durkheimiennes mais elles se développent maintenant comme des traditions anonymes.
Comment une tradition héroïque peut-elle se muer en tradition anonyme ? Au tournant des 19è et 20è s., il existait une véritable école durkheimienne. Un réseau d’intellectuels bien organisé autour de la personne d’E. Durkheim poursuivait avec succès une politique de conquête de positions universitaires. Il contrôlait son programme de recherches et de publications. Il alimentait en idées les débats publics et politiques (vers 1920 les travaux de E. Durkheim été cités à la Chambre des députés).
Toutefois à partir des années trente, la lignée connut un déclin. Les facteurs de ce revirement sont multiples. Au cours de la Première Guerre mondiale, plusieurs jeunes chercheurs perdent la vie. Après avoir été considérée comme progressiste, la théorie durkheimienne connaît un retournement de réputation et se voit étiquetée comme dogmatique voire réactionnaire. Le soucis de la solidarité sociale devient un anathème pour les politiciens de gauche qui veulent prendre leurs distances avec le socialisme.
Multiplication des lignages
Malgré tout, la tradition de la sociologie durkheimienne ne meurt pas. Les idées qu’elle véhicule connaissent même une dissémination telle qu’elles fécondent une bonne partie des sciences sociales et historiques. La tradition persiste donc mais en abandonnant la référence prééminente à son fondateur. Elle devient anonyme.
Au sein de cette tradition impersonnelle, R. Collins distingue plusieurs lignages. Une ligne de transmission macro-sociologique s’appuie sur le fonctionnalisme et sur l’idée de l’évolution des systèmes sociaux vers la différenciation (T. Parsons, N. Luhmann, J. Alexander).
Une branche micro-sociologique s’intéresse prioritairement aux rituels, aux solidarités locales et à leurs symboles. A. Radcliff-Brown développe une approche structuro-fonctionnaliste du social. Mary Douglas élabore une théorie de l’influence des institutions sur la construction des identités sociales. Lloyd Warner étudie le symbolisme et le rituel des classes sociales modernes. Son élève, Erving Goffman, décrit les solidarités éphémères, suscitées par les rencontres sociales, en forgeant la notion de « rite d’interaction »…
Quant à la tradition structuraliste, elle veut montrer que l’ordre social est formé en profondeur par les systèmes symboliques. A travers les théories de Claude Lévis-Strauss, elle se rattache aux travaux d’Émile Durkheim et Marcel Mauss sur les formes primitives de classification (1903). Cependant, c’est la référence aux travaux de F. de Saussure qui tend à s’imposer dans le récit de la constitution du structuralisme. Il s’agit là d’un processus classique de l’anonymisation d’une tradition héroïque. L’accent est mis sur une origine au détriment d’une autre.
Chez Pierre Bourdieu, R. Collins observe une autre caractéristique de la tradition impersonnelle. Le sociologue se positionne dès ses premiers ouvrages en attaquant les théories de C. Lévi-Strauss. Comme il organise ses idées en opposition avec celles du structuraliste, sa théorie de l’habitus acquiert un « air de famille » avec l’idée de « structure profonde » qui est au centre de la pensée de C. Lévi-Strauss.
© Gilles Sarter