Démocratie

La démocratie comme mouvement réel

La démocratie comme mouvement réel

Si nous évitons d’essentialiser la démocratie alors nous ne cherchons plus, derrière le mot « démocratie », un mode d’organisation social, homogène et durable, voire intemporel (à la manière des Idées de Platon). La démocratie n’est plus un projet, c’est-à-dire un portrait d’une société fictive qu’il s’agit de faire advenir.

La démocratie devient la direction dans laquelle doit être réalisée une transformation sociale majeure mais dont le résultat n’est jamais déterminé à l’avance et de manière indépendante des circonstances réelles. La démocratie apparaît alors comme un horizon (Philippe Corcuff), une boussole (Erik Olin Wright) ou une visée (Lucien Sève).

Le mouvement réel de la démocratie

Ni un horizon, ni une boussole, ni une visée ne sauraient être atteints. Ils ne tracent pas non plus un itinéraire définitif, jalonné d’étapes nécessaires. Ils offrent seulement des repères pour avancer. Les expériences et les institutions démocratiques seront toujours pour partie insatisfaisantes et elles risqueront toujours d’être érodées, à la longue, par la réapparition de rapports de domination ou d’exploitation.

Friedrich Engels et Karl Marx se sont efforcés de penser le communisme comme « mouvement réel de sortie du capitalisme » (Idéologie allemande). A ce titre, ils l’ont envisagé comme un ensemble de pratiques sociales, soumises à des contradictions et à une pluralité de facteurs, dans le contexte d’une société capitaliste qui elle-même n’est pas une substance homogène, mais qui est mouvante et travaillée par différentes tendances.

De la même manière, la démocratie peut être conçue comme un ensemble de pratiques réelles, situé dans le contexte de nos sociétés telles qu’elles sont et non pas telles que nous les imaginons.

L’individualisation et la démocratie

Une hypothèse forte relative aux caractéristiques marquantes de nos sociétés actuelles concerne l’individualisation croissante des individus. Ce mouvement pluriséculaire mais qui s’accélérerait fortement depuis le siècle dernier entraînerait un fort déplacement du « nous » vers le « je ». Les sociologues qui s’y sont intéressés en fournissent des observations contrastées. Les uns pointent un désir croissant d’autonomie, d’émancipation et de reconnaissance, les autres une érosion du lien social et la multiplication des pathologies narcissiques.

Sur la démocratie, les effets de l’individualisation semblent également contrastés. D’un côté, il y aurait une désaffection pour la représentation (abstention) et pour les formes traditionnelles d’action collective (partis, syndicats..). De l’autre, il y aurait émergence de nouvelles formes d’engagement, valorisant les capacités individuelles et l’action directe, visant des objectifs plus ciblés, sur des durées limitées.

Le désir de participer

Cette question du rapport entre individualisation et démocratie débouche sur une autre qui concerne sa désirabilité. Si nous envisageons la démocratie comme un mouvement de transformation sociale qui implique une plus grande participation des individus aux décisions collectives, alors nous devons nous demander si cette participation est désirable par les individus.

Si nous réussissons à nous débarrasser de rapports inégalitaires et oppressifs et à modifier les agencements sociaux qui font obstacle à la participation, sommes-nous certains que celle-ci augmentera significativement et durablement ? Dans le contexte de l’individualisation, d’autres activités sont peut-être plus désirables par les individus que la participation démocratique.

Comme l’écrit Philippe Corcuff, la démocratisation est peut-être philosophiquement souhaitable mais elle n’est pas anthropologiquement « naturelle ». Et il convient, en la matière, de retenir la leçon de Pierre Bourdieu : une activité ne devient intéressante ou désirable qu’à partir du moment où des agents sociaux ont été prédisposés à la trouver intéressante. Ce goût ou cette disposition nécessitent un travail de socialisation.

Si nous voulons démocratiser la société, poursuit Philippe Corcuff, nous devons partir des individus réels et non d’individus imaginaires. S’ils sont de plus en plus individualisés, il faut faire preuve d’imagination pour rendre la participation démocratique plus désirable, en prenant en compte les aspirations et les rythmes de l’individualité.

La loi de la nécessité historique de l’oligarchie

Le problème de la relation entre individualisation et désir de participation débouche très directement sur la question des organisations militantes. Comme nous l’avons déjà dit, l’hypothèse est forte d’un lien existant entre individualisation croissante et désaffection pour les formes traditionnelles du militantisme (partis, syndicats…).

Voir sur ce thème « Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire? »

Cette désaffection s’explique notamment par le fait qu’à partir du début du 20ème siècle, les partis de masse et les grands syndicats ouvriers se sont organisés de manière bureaucratique.

Dès cette époque, Max Weber (Le métier et la vocation d’homme politique) et Roberto Michels (Les partis politiques) ont montré que cette bureaucratisation a engendré un mouvement de spécialisation et de professionnalisation de la politique.

Roberto Michels appelle « loi de la nécessité historique de l’oligarchie », cette tendance qui dans les grandes organisations, s’enracine dans la recherche d’efficacité, conduit à la division du travail, donc à la spécialisation et in fine à la domination des spécialistes sur les non-spécialistes.

Il faut ajouter que la constitution des grands partis et syndicats ouvriers bureaucratisés s’est effectuée dans le contexte de la formation des États modernes, avec leurs grandes administrations publiques et leurs institutions politiques fondées sur le système de l’élection.

Dans les organisations politiques et dans la société en général, il y eut des postes en tout genre à pourvoir, par les dirigeants des partis et des syndicats : secrétaires, délégués, journalistes, administrateurs de coopératives et de caisses de sécurité sociale, élus municipaux, parlementaires, assistants parlementaires, agents d’administrations locales ou nationales…

Pierre Bourdieu résume ce phénomène en rappelant que dans les sociétés modernes, le champ politique est le lieu où s’engagent à la fois des luttes pour des idées ou des idéaux et des combats pour des pouvoirs donc des privilèges. Les conditions y sont réunies pour que la représentation politique tourne à la dépossession des représentés au profit des représentants, des électeurs au profit des élus, des militants au profit des politiciens professionnels, des adhérents au profit des dirigeants.

L’individualisation et la représentation

Le sociologue pointe ici l’existence d’un mécanisme social paradoxal. Les classes ou les groupes dominés ont besoin de la représentation pour affirmer leur présence dans l’espace public et politique mais ils risquent en satisfaisant ce besoin d’être aliénés par leurs propres représentants.

Il y a un autre paradoxe qui demeure souvent à l’état d’impensé mais que Pierre Bourdieu s’efforce de rappeler. La domination des représentants sur les représentés ou des gouvernants sur les gouvernés suppose le plus souvent l’adhésion des dominés. Il faut donc éviter de tomber dans un manichéisme qui oppose deux pôles séparés, jugés positivement et négativement. Et il faut s’efforcer d’envisager les rapports entre dominants et dominés dans toute leur complexité.

Nous comprenons que l’individualisation croissante, avec son cortège d’attentes d’autonomie, d’émancipation et de reconnaissance, puisse provoquer un rejet de la représentation. Ce désaveu est d’autant plus compréhensible quand cette représentation découle d’un processus de spécialisation et de professionnalisation qui a dérivé vers des rapports oppressifs.

Pour autant, cette critique ne doit pas conduire à oublier l’utilité de la représentation et des organisations partisanes, pour la conquête et la garantie des droits individuels et collectifs. En la matière, il faut encore une fois revenir à la question de l’innovation.

La démocratie dans les organisations

A ce titre, la mise en œuvre d’agencements démocratiques qui dépasseraient les contradictions de la représentation (participation et délibération directes, fédéralisme, communalisme…) semble en adéquation avec la tendance à l’individualisation. Pour contrer le processus spécialisation → professionnalisation → domination, l’hypothèse d’un fonctionnement « horizontal » ou « en réseau » ou encore une forme de synthèse autour de la base paraissent satisfaisants.

Lire sur ce sujet « Structures horizontales et élites informelles »

Pourtant des retours sur expériences montrent que ces agencements ne suffisent pas à garantir un accès égalitaire à la prise de parole et à la décision. Jo Freeman, par exemple, a montré comment ils peuvent déboucher sur la constitution d’élites informelles ou sur la monopolisation de la décision par les individus qui s’y sentent autorisés du fait de leurs compétences personnelles.

Il se peut aussi que la tendance à l’individualisation, avec sa plus grande valorisation de la vie personnelle et familiale, entraîne quand même une délégation des tâches militantes à ceux qui acceptent de les prendre en charge.

Encore une fois plutôt que de privilégier une approche substantialiste de la démocratie, il vaut peut-être mieux envisager la démocratie comme un mouvement réel, au sein des organisations militantes.

Lire aussi « L’administration démocratique directe et son instabilité »

Plutôt que de dresser le portrait d’un mode d’agencement privilégié qu’il faudrait s’efforcer de faire advenir, il faut peut-être essayer de combiner des agencements (représentation, démocratie directe…) non totalement aboutis mais qui tendent toujours à s’améliorer et à s’adapter aux circonstances réelles.

Gilles Sarter

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Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

L’internationalisme repose, depuis ses origines, sur l’idée que l’action politique émancipatrice doit dépasser le cadre des États-nations.

Pour la démocratie et le socialisme

Au 19ème siècle, les partisans de la démocratie et les premiers socialistes qui voulaient remplacer le capitalisme par une sorte d’économie coopérativiste se rejoignent dans leur combat pour l’auto-détermination. En Angleterre, le mouvement Chartiste né à la fin des années 1830, à l’initiative de l’Association des travailleurs londoniens réclame le suffrage « universel » masculin. Marx et Engels supportent ce mouvement, accordant à la lutte pour la démocratie politique une place centrale dans la lutte pour le socialisme.

En 1848, en Europe occidentale (France, Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie), les démocrates, les socialistes et les organisations de travailleurs s’allient dans une tentative de renversement des régimes monarchiques et des privilèges de la noblesse. L’injonction finale du Manifeste du parti communiste, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !», est dirigée vers ce mouvement européen.

Les auteurs croyaient que les travailleurs et les opprimés pouvaient se rejoindre par-dessus les frontières pour le combat en faveur de la démocratie et du socialisme.

Dans les années 1850, l’internationalisme se manifeste avec la lutte des travailleurs britanniques et continentaux qui empêchent les briseurs de grèves de traverser les frontières. Ce mouvement se développe avec une campagne en faveur de la solidarité internationale des travailleurs. Elle conduit à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs (autre nom de la Ière Internationale), en 1864.

L’idée centrale de l’internationalisme est que les travailleurs de différentes nations doivent se coordonner, dans leur combat pour de meilleurs salaires, pour l’accès à la terre, pour le droit de vote, pour la liberté d’expression et d’assemblée ainsi dans les luttes contre la domination étrangère (impérialisme, colonialisme).

Jusqu’à la victoire du stalinisme à la fin des années 1920, la majorité des organisations socialistes à travers le monde voit dans l’internationalisme un combat à la fois pour la démocratie et le socialisme. Le véritable socialisme n’est pas possible sans démocratie, ni l’inverse.

La question de la communauté politique

Cet internationalisme posait de façon volontariste l’hypothèse de la solidarité internationale des travailleurs. Dans la réalité, l’hypothèse inverse l’a souvent emporté. Aujourd’hui, l’appartenance à la classe des travailleurs est souvent décrite comme n’étant plus un facteur d’identité collective et de cohésion assez fort pour porter un projet d’émancipation.

La gauche radicale se divise sur la question de l’internationalisme. Une tendance voit dans l’État-nation le seul échelon disponible pour l’action collective. A l’autre extrême, le communalisme place son salut dans l’auto-organisation locale et la coopération mondiale entre les communes.

Pour Thomas Coutrot (A propos d’Imperium), la question politique essentielle qui sous-tend ce débat est celle de la définition de la communauté politique :

« Qu’est-ce qui fait qu’au-delà des solidarités locales (village) ou affinitaires (associations) les membres d’un groupe humain nombreux, sans se connaître personnellement ni être d’accord sur grand-chose se reconnaissent un destin commun ? »

Les souverainistes répondent que l’État est le seul opérateur capable d’assurer la durabilité d’une communauté politique de taille significative. Les communautés politiques existent parce que les êtres humains ne peuvent survivre qu’en s’associant. Mais la nécessité nue n’est pas suffisante pour créer des liens durables.

L’État comme producteur ou gardien de formes symboliques (valeurs, mythes, mœurs, passions communes…) et comme seul détenteur de la violence légitime est l’instance qui permet d’imposer verticalement la cohésion et de garantir la sécurité.

Entre cette conception statique et unitaire de l’État et le communalisme qui veut balayer ce dernier d’un revers de la main, il existe une position intermédiaire.

Le principe de subsidiarité

L’internationalisme, on l’a vu, est depuis le 19ème siècle un mouvement en faveur de la démocratisation. Dans le contexte actuel qui est celui d’une installation durable des État-nations, une action politique émancipatrice consisterait non pas à vouloir les effacer purement et simplement mais à déconstruire l’unité des fonctions étatiques, pour les redistribuer à la population.

Un mouvement de démocratisation suppose l’élaboration d’agencements institutionnelles complexes.

Une boussole pour tenter d’y parvenir est le principe de subsidiarité : favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

La conception souverainiste va souvent de concert avec une conception essentialiste, voir ethnicisée, de l’identité. Elle est aussi associée à l’idée qu’il y aurait une concurrence intenable entre différents niveaux d’identité. Les attachements à la région, au projet européen ou à l’internationalisme, sans parler de la religion, sont supposés vouloir la disparition de la nation.

La citoyenneté contributive

L’approche internationaliste refuse cette vision excluante de l’identité. Pierre Dardot et Christian Laval (Commun) renverse l’idée selon laquelle l’appartenance au groupe serait le fondement nécessaire de l’action collective. Pour eux, l’appartenance est plutôt la conséquence que la cause de la participation à l’effort collectif. Cette conception contributive de la citoyenneté peut s’articuler avec le projet de démocratisation de la nation.

L’internationalisme ne vise pas le remplacement des États-nations par une sorte d’État-nation planétaire. Il propose d’organiser la coopération entre des communautés démocratiques territorialisées, nations comprises, en fonction du principe de subsidiarité. Décider au niveau local autant que possible. Décider au niveau global quand c’est nécessaire.

Pour T. Coutrot, le changement climatique fournit un nouveau potentiel d’internationalisation de la communauté politique. L’internationalisme écologique se fonde sur l’expérience commune que font les êtres humains, en différents points de la planète, de la crise écologique. Il demande aux États-nation de mettre des éléments de leur souveraineté au service de la lutte contre les effets du changement climatique.

La tâche pour un internationalisme émancipateur consiste à montrer que les trois mouvements de sortie du capitalisme, de démocratisation et de lutte contre les effets du changement climatique sont liés.

L’internationalisme essaie de construire un affect de la cohésion en politique, entre la majorité des habitants de la planète qui vivent les mêmes expériences de l’exploitation, de l’oppression et de la destruction de leur environnement.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

La démocratie consensuelle et la démocratie majoritaire

L’histoire de la démocratie peut être abordée de deux façons. La première est ethnocentrée. Elle s’intéresse à l’histoire du mot « démocratie ». Elle commence par la Grèce antique. La deuxième s’intéresse aux procédures de décisions égalitaires qui ont existé à différentes époques, dans différentes cultures et sous différentes latitudes.

L’examen de ces procédures permet de dégager une césure majeure. D’un côté, il y a les processus qui ont recours au vote. De l’autre côté, il y a ceux qui recherchent le consensus. L’anthropologue David Graeber essaie d’identifier les facteurs qui ont pu orienter les pratiques de décision vers l’une ou l’autre de ces solutions. Cette démarche lui permet en retour de tenter une explication de l’histoire du mot « démocratie » en Europe-Amérique.

L’histoire du mot « démocratie »

Le mot « démocratie » au cours de son histoire, a endossé différentes significations. Il a désigné, notamment dans l’Athènes antique, un système politique dans lequel les citoyens assemblés rendaient leurs décisions par un vote fondé sur un principe égalitaire (un citoyen = une voix). A l’âge des révolutions anglo-saxonnes et françaises, le terme de « démocratie » est devenu synonyme de désordre politique, de régime instable, favorable au développement de l’esprit factieux. Enfin, plus récemment, il en est venu à désigner le système dans lequel les citoyens d’un État élisent des représentants qui exercent le pouvoir étatique en leur nom.

Si nous considérons ces différentes évolutions, il peut nous paraître difficile de raccrocher le mot « démocratie » à un sens univoque. Pourtant, Jacques Rancière l’envisage comme étant indissociable de l’idée d’une remise en cause de la distribution officielle des droits et des ressources, par ceux qui en sont exclus et qui veulent faire entendre leur voix.

Quant à David Graeber, il pense que l’attrait principal suscité par le mot « démocratie » est en rapport avec l’idée selon laquelle les questions politiques doivent être l’affaire de tous et non d’une élite restreinte. Or l’anthropologue relève que si la démocratie repose sur le postulat de la prise en charge collective des affaires collectives, selon un principe égalitaire, alors la démocratie n’est spécifique à aucune culture ou civilisation déterminée.

La recherche du consensus

En effet, les procédures de prise de décision, à travers des discussions publiques, ont existé à travers toute l’histoire humaine. A ce titre, bien des communautés de vie d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique ont même été plus égalitaires que la société athénienne.

Or il est frappant, remarque David Graeber, que ces sociétés n’ont jamais recours au vote. Elles privilégient plutôt le consensus. Et l’anthropologue se demande pourquoi elles préfèrent s’imposer cette procédure qui est plus difficile à mettre en œuvre.

Son explication est que dans les communautés de vie quotidienne, il est plus facile de se représenter ce que la plupart des membres veulent faire, plutôt que d’essayer de convaincre ou de contraindre ceux qui ne sont pas d’accord. Les procédures de compromis et de synthèse produisent des décisions qui sont plus ou moins acceptables par tous ou tout au moins qui ne sont pas totalement rejetables par quelques-uns.

Cette façon de procéder permet de s’assurer que personne ne va s’en aller en éprouvant le sentiment que ses opinions sont ignorées. C’est un bon moyen de préserver la cohésion du groupe.

Sur ce sujet lire l’article « Le chef est un faiseur de paix« 

Pierre Clastres a montré comment dans des communautés amérindiennes les « chefs » ont pour attribution principale de maintenir cette cohésion, en œuvrant par la recherche permanente du consensus.

La prise de décision consensuelle est typique des communautés (mais aussi des groupes de militants horizontaux) qui n’ont pas les moyens de contraindre la minorité à suivre les décisions prises par la majorité. Il n’y a pas, en leur sein, d’appareils disposant d’un monopole des moyens de la coercition légitime (comme la police, l’armée…).

Dans un tel contexte, l’organisation de prises de décision par vote majoritaire serait inconséquente. En effet, la majorité ne serait jamais en mesure d’imposer à la minorité de s’y soumettre.

La démocratie majoritaire

La démocratie majoritaire ne peut donc émerger qu’à deux conditions. Il faut que les participants soient convaincus de participer égalitairement à la prise de décisions. Concomitamment, il faut qu’un appareil de coercition puisse assurer la mise en application de ces décisions.

Ces conditions sont rarement réunies. En effet, là où l’égalité règne effectivement, il paraît difficile d’imposer l’idée d’imposer une coercition. Et, là où il existe un appareil de coercition (police, armée…), ses agents considèrent rarement qu’ils mettent en œuvre la volonté du peuple.

Toutefois ces deux conditions étaient presque réunies dans l’Athènes du -Vè siècle. Il faut d’abord préciser que l’égalité entre citoyens (à l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves) était mâtinée de rivalité. La société athénienne était marquée par l’esprit de compétition dans l’athlétisme, la philosophie, l’art dramatique… et aussi dans la prise de décision politique.

Ensuite, il faut préciser qu’il n’existait peut-être pas, en son sein, un appareil de coercition mais que l’assemblée citoyenne était une assemblée de citoyens en armes (cavaliers, hoplites ou fantassins et marins). Tous les participants étaient donc en mesure d’estimer les équilibres des forces en présence et d’évaluer les dangers relatifs à un affrontement.

A l’issue des votes, le spectre de la guerre civile agissait certainement comme un argument fort en faveur de l’application de la décision majoritaire.

Démocratie et élections

Ces éléments permettent d’expliquer, en retour, pourquoi les détracteurs de la démocratie, aux époques des révolutions euro-américaines, y voyaient quelque chose proche de l’affrontement factieux ou de l’émeute populaire. Jacques Rancière rappelle que cette vision est renforcée par l’étymologie. Cratos, c’est la force, la domination, le pouvoir comme pure puissance.

Lire aussi un article sur la démocratie comme régime de la réflexion collective

Pour les fondateurs des systèmes électoraux aux États-Unis et en Europe, la démocratie était donc dans sa nature même le gouvernement par la violence en faveur du peuple et aux dépends des droits de la minorité des plus riches.

Ce n’est que quand le sens du mot « démocratie » a été transformé de manière à y incorporer l’idée de la représentation qu’il a été réutilisé pour désigner le système politique qui prévaut actuellement dans ces sociétés.

Gilles Sarter

Sources :

– David Graeber, La démocratie aux marges, Flammarion, 2018
– Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995

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Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Il y a dans la pensée de Max Weber comme une thématique téléologique qui concerne le devenir de l’humanité, marqué du sceau de la rationalisation instrumentale et de la bureaucratisation.

Développement du capitalisme et bureaucratisation

Max Weber soutient que le développement du capitalisme moderne repose sur la généralisation du travail « libre » et sur la généralisation d’une classe d’entrepreneurs capables de distinguer entre leur fortune privée et le capital de leur entreprise.

Pour le sociologue, ces deux facteurs jouent un rôle essentiel dans l’organisation rationnelle du travail et de la production. Avec l’abolition du servage, les travailleurs libres vendent leur force de travail pour subsister. Ils cherchent à optimiser la rémunération de leurs capacités. Les entrepreneurs capitalistes, de leur côté, essaieraient d’employer cette force de travail et de combiner l’ensemble des facteurs de production de la manière la plus économique possible.

La rencontre sur les marchés de ces intérêts individuels et collectifs favoriserait la calculabilité et la prévisibilité des comportements.

Du côté des entrepreneurs, l’action rationnelle et instrumentale combine hiérarchisation des objectifs et ajustement des moyens à cette hiérarchie. La bureaucratie est une forme d’organisation et de division du travail qui permet le déploiement de cette manière d’agir. Elle se caractérise notamment par l’application de relations de domination, voire despotiques, qui garantissent aux entrepreneurs la mise en application de leurs décisions.

Généralisation de la bureaucratie à la vie sociale et politique

Les organisations bureaucratiques publiques (administrations ou institutions publiques) présentent les mêmes caractéristiques que la bureaucratie d’entreprise. Les fonctionnaires ne possèdent pas leurs outils de travail et ils sont insérés dans des hiérarchies fonctionnelles.

Du point de vue de Max Weber, ces modalités de travail génèrent des rendements supérieurs à ceux que peuvent donner l’appropriation du métier par l’artisan, la participation des travailleurs à la gestion ou l’organisation démocratique de la production de biens ou de services.

Jean-Marie Vincent, Max weber ou la démocratie inachevée, editions du Félin, 1998

Max Weber pense que compte-tenu de leurs rendements, les organisations ayant un mode de fonctionnement autoritaire et rationnel en finalité ne peuvent que se généraliser dans les différentes sphères de la vie sociale (associations, syndicats…) et de la vie politique (partis).

Bien sûr, la bureaucratisation suscite des résistances mais, en dernière analyse, celles-ci peuvent contribuer à son renforcement. En effet, les individus ou les groupes qui en contestent le mode de fonctionnement (travailleurs, usagers, membres des associations ou des partis…) revendiquent souvent l’élaboration de règles précises et explicites concernant les échanges interindividuels, afin de réduire la part d’arbitraire et d’imprévu. Une telle exigence entraîne une formalisation supplémentaire des procédures et des relations interindividuelles.

Rôle de la bureaucratie dans la démocratie formelle de masse

La rationalisation et la bureaucratisation, selon Max Weber, concernent donc l’économie mais aussi la vie politique. Le modèle de la démocratie formelle de masse repose sur la concurrence réglée (élections) entre des organisations bureaucratiques. Ces partis ont pour rôle de représenter les dominés. Ils cherchent à tirer profit de leur participation à cette concurrence, au bénéfice le plus concret possible de leurs dirigeants, voire de leurs membres, qu’ils parviennent au pouvoir ou pas.

Les appareils partisans encadrent et dirigent la foule en ordonnant, filtrant et canalisant de manière bureaucratique ses aspirations et ses désirs. Finalement, ils servent avant tout d’intermédiaires entre l’État et les masses. Ils font connaître aux gouvernements les limites de l’acceptable pour ces dernières. Et ils tentent de faire accepter aux masses les impératifs du fonctionnement de la puissance étatique.

La légitimité démocratique, dans la démocratie formelle de masse, serait donc essentiellement une légitimité bureaucratique. Pour Max Weber, elle garantit, au travers de la bureaucratie des appareils, que les citoyens peuvent espérer un minimum de prévisibilité et de régularité dans l’usage de la violence « légitime » par l’État.

Pour le bon fonctionnement de ce système, il faut que les partis soient solidement implantés et capables de désamorcer les poussées révolutionnaires qui pourraient engager des transformations du système. C’est ainsi qu’au cours de la révolution allemande de 1918-1919, Max Weber, contre une grande partie des conservateurs, défendit les syndicats et la social-démocratie, voir les socialistes indépendants (Bernstein, Kautsky) car il voyait en eux le meilleur rempart contre les révolutionnaires.

Un destin dont on ne peut se soustraire?

La bureaucratie, selon Max Weber, n’est pas autre chose qu’une forme d’organisation compétente pour l’exécution d’une tâche ou d’une directive qui lui est donnée. Que ce soit la bureaucratie d’entreprise, d’État ou de parti, elle est par elle-même incapable de faire face à l’imprévu ou d’innover.

Les bureaucrates tirent leur autorité de leur capacité à traiter rationnellement des problèmes instrumentaux. Ils ne peuvent pas prendre une distance réflexive par rapport à leur action et poser la question des fins et des orientations.

Comme la rationalisation de l’agir et la bureaucratisation gagnent l’ensemble des sphères économiques, sociales et politique, tous les individus sont entravés dans le déploiement de leurs capacités créatives et expressives. Afin de ne pas succomber, au sein de la société de la compétition, ils sont obligés de se soumettre à des activités routinières.

Dans la démocratie formelle qui est conçue pour empêcher toute expression radicale de la volonté populaire, les appareils partisans ne peuvent se permettre de confronter véritablement des programmes et des orientations nouvelles.

Sur le plan économique et matériel aussi, Max Weber pense que la bureaucratie est difficile à dépasser. Selon lui, toute autre logique sociale et organisationnelle, appliquée au monde d’aujourd’hui, impliquerait pour une large frange de la population privilégiée un « retour en arrière » inacceptable.

Bien que n’étant ni libératrices, ni la traduction d’un progrès croissant de l’humanité, la rationalisation et la bureaucratisation semblent difficilement maîtrisables par la volonté collective. Pour Max Weber, elles conduisent les êtres humains vers une négation active du monde.

Gilles Sarter

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Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Les dimensions révolutionnaires du « peuple »

Le mot « peuple » est l’objet d’un conflit politique. Dans les « démocraties modernes », il est utilisé comme un opérateur de sujétion. L’État revendique d’agir au nom d’un peuple qui n’est invité à s’exprimer qu’au moment des élections. En revanche, dans les moments révolutionnaires, le mot « peuple » permet à une fraction sociale dominée de revendiquer en masse la démocratie sociale pour tous.

Ambiguïté d’un mot

Le mot « peuple » est ambigu. Dans des expressions comme « le peuple français » ou « le peuple kurde », il véhicule l’idée d’une identité trans-historique, culturelle ou ethnique. C’est l’ethnos grec ou le Volk allemand. Mais « peuple » désigne aussi la multitude, la masse, la foule, le plêthos grec qui constitue une force physique capable de modifier le cours de l’histoire.

« Peuple » supporte encore une autre ambivalence. Le peuple, c’est le peuple social, fraction des dominés et c’est aussi le peuple politique, composé de tous les citoyens. Cette ambivalence est présente dans le mot grec démos, sur lequel est construit « démocratie » qui signifie à la fois « le pouvoir des plus pauvres » et « le pouvoir de l’ensemble des citoyens ».

Cette ambivalence, nous permet de comprendre que « peuple » convient parfaitement pour exiger la transfiguration d’une partie en tout. Le mot est un opérateur révolutionnaire par lequel une fraction sociale dominée peut revendiquer en masse de jouer un rôle politique. Le peuple (social) n’est rien, mais il veut devenir tout (peuple politique).

Les révolutionnaires soutiennent que la démocratie universelle n’est pas atteignable si le « peuple social » en est exclu. La seule démocratie véritable ne peut être que la démocratie sociale.

Forçage sémantique lors de la Révolution

Gérard Bras explique qu’en langue française, ce forçage sémantique autour du mot « peuple » a eu lieu au 18ème siècle.

A cette époque, le mot est devenu si péjoratif que Jaucourt écrit dans L’Encyclopédie qu’il n’y a plus que les laboureurs et les ouvriers qui se disent du peuple. Rousseau cependant s’en revendique à titre personnel. Il dit de lui-même qu’il « est peuple ». Et dans Du Contrat social, il réinstalle le peuple social, méprisé par les Grands, comme concept politique, en affirmant qu’en République, c’est le peuple qui est souverain.

Adoptant une perspective similaire, Mirabeau soumet, en juin 1789, une motion à l’Assemblée des Communes. Il propose aux députés du Tiers de se constituer en « Assemblée du peuple français ». Dans le cadre des États Généraux, convoqués par Louis XVI, ces derniers ont refusé le vote par ordres séparés et réclamé un vote par tête, dont la noblesse et le clergé n’ont pas voulu pas.

Les députés du Tiers tentent de comprendre comment ils peuvent se constituer en représentants d’un tout alors qu’ils sont représentants d’une fraction. Pour Gérard Bras, Mirabeau a saisi que parler au nom du peuple permet d’engager la configuration politique de ce dernier.

Gérard Bras, Les voies du peuple, Éléments d’une histoire conceptuelle, Éditions Amsterdam, 2018.

Le sens social de « peuple » (avili et méprisé par la noblesse) ne fait pas obstacle à la possibilité de sa promotion politique. La tâche des députés consiste à s’en revendiquer pour l’ennoblir alors même qu’un peu partout dans le royaume la contestation de la foule qui est la seule force effective gagne en intensité.

La motion proposée par Mirabeau est rejetée. Mais de 1789 à 1794, le mot « peuple » devient un élément majeur du langage révolutionnaire. De péjoratif, il finit par désigner le nom de la masse configurée en sujet politique. Le peuple s’est donc élaboré comme corollaire de la représentation.

La volonté populaire s’est donnée à entendre par la voix de ceux qui se sont constitués comme ses représentants. Les révolutionnaires ont forgé de nouvelles institutions, à la fois en s’autorisant de la force de la multitude et en se soumettant à sa pression (pétitions, manifestations, insurrections…).

Principe de droit et affect

La promotion du peuple à travers la séquence révolutionnaire repose sur une double ambivalence. Premièrement, le même mot désigne à la fois le tout et la partie. Deuxièmement, il sert de nom à un principe de droit et réalise une union en suscitant des affects.

« Peuple » devient un principe de droit en fondant le pouvoir des députés. Il permet aux députés, qui ne sont que représentants du Tiers, de se constituer en représentants du peuple tout entier. En s’autorisant à parler et à agir au nom du peuple, les députés réalisent un double geste. Ils constituent le peuple comme principe de la décision politique. Et ils constituent l’Assemblée comme lieu de la décision effective. Juridiquement, parler au nom du peuple, c’est constituer un peuple.

Mais la parole énoncée au nom du peuple est aussi chargée affectivement. Elle rend sa fierté à la fraction dominée qui se reconnaît comme composant le peuple. L’auto-proclamation des députés en représentants du peuple permet aux représentés de passer du sentiment d’indignité à l’indignation et de l’indignation à la fierté d’être soi, du mépris à la reconnaissance sociale et politique.

Gérard Bras reconnaît, dans cette invention du peuple en politique, la matrice qui organise la politique moderne, entre les deux pôles constitués par les masses et les institutions, la protestation hors du pouvoir légal (manifestations, grèves, insurrections…) et le parlementarisme. Les « démocraties modernes » se définissent principalement comme des régimes de la représentation, occultant ainsi la contestation « par la rue » et la participation comme mécanismes importants de la démocratie véritable.

Politique du peuple

Le concept politique de « peuple » n’a pas par soi de vertu émancipatrice, ni l’inverse. Il peut devenir un opérateur de sujétion quand le pouvoir l’accapare pour parler et agir en son nom. C’est le cas lorsque le « peuple » est posé face à l’étranger et qu’il est pris dans des frontières. A ce titre, il n’existe que par l’État qui le représente.

C’est aussi le cas lorsque le discours hégémonique sur « l’État de droit » le réduit à l’Un du corps électoral, maintenu sous le pouvoir étatique: « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où? Comment? (…) c’est tout simplement la négation de la France! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » (allocution du président de la République du 31 décembre 2018)

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A l’inverse, le concept de « peuple » peut libérer une force d’émancipation. Il le peut s’il devient le nom d’un agir collectif et si la politique conduite en son nom ne se réduit pas à une simple stratégie de prise des commandes de l’organisation étatique.

Une véritable politique du peuple se manifeste quand une multitude de citoyens-sujets se soustrait à la sujétion, pour viser la liberté à travers l’égalité (la liberté de la puissance collective et non celle de la concurrence entre individus) et que, ce faisant, elle pose la question de la délibération publique, de chacun à égalité avec chacun.

Gilles Sarter

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