Elias

Configurations et Dynamiques des Sociétés

Configurations et Dynamiques des Sociétés

La compréhension de la dynamique des sociétés et de leurs transformations est un thème central dans l’œuvre de Norbert Elias. Les notions de configuration et de fonction élémentaire lui permettent d’élaborer un modèle explicatif du processus de développement de l’humanité.

Les deux versants de la sociologie

Les grandes figures des débuts de la sociologie, Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim, essayaient d’éclairer les problèmes sociaux de leur époque, en s’appuyant sur une vaste connaissance du passé des sociétés humaines. Une sociologie qui se concentre uniquement sur l’examen du présent enrichit sa connaissance grâce à de nombreuses enquêtes empiriques. Mais cet enrichissement avance de concert avec une forme d’appauvrissement. En effet, la sociologie en oubliant de s’intéresser à l’histoire des sociétés se prive de la possibilité d’élaborer des théories générales, valables en tous lieux et en tous temps.

Norbert Elias conçoit sa propre œuvre comme une tentative d’élaborer une théorie générale explicative de la société. C’est pourquoi il essaie de tenir ensemble les enquêtes ethnographiques et les recherches macro-historiques. Les premières portent sur des processus locaux et circonscrits dans le temps. Les secondes essaient d’établir les grandes lignes de l’évolution de l’économie, de l’État ou de la connaissance, dans les sociétés humaines.

Les enquêtes ethnographiques constituent autant d’occasions de tester la validité des résultats issus des réflexions théoriques. Par exemple, une étude sur les relations sociales dans un petit village près de Leicester permet de tester un modèle explicatif des conflits entre les groupes sociaux établis (establishment) et les groupes marginaux (outsiders).

Une conception évolutionniste de la sociologie

Norbert Elias prête une grande importance à la dimension évolutionniste de la sociologie. Il pense qu’une théorie qui serait dépourvue de cette dimension ne pourrait pas être d’un grand secours pour élucider les changements sociaux qui se déroulent sous nos yeux.

Sa conception évolutionniste n’est ni mécanique, ni incrustée d’éléments idéologiques (comme la croyance en un « sens de l’histoire » ou en un « avenir meilleur »). Pour le sociologue, il s’agit avant tout de mettre en avant le caractère dynamique et historique des processus sociaux. Toutes les sociétés sont issues de sociétés précédentes et ouvrent sur divers futurs possibles.

Trouver des concepts universels

A travers l’histoire, la population humaine a connu un processus de croissance en nombre d’individus. Dans ce contexte général d’accroissement, les êtres humains se sont toujours regroupés en unités de survie, d’un type ou d’un autre (bandes, tribus, États, municipalités…). Globalement, ces unités ont aussi connu une croissance de leur taille, de petites bandes de chasseurs-cueilleurs à des États-nations de plusieurs millions voire de milliards de personnes. Ces changements de taille ont été accompagnés de changements d’organisation ou de structures. Le mode de vie des humains dans leur ensemble a changé au cours de ce processus.

Pour élaborer des modèles sociologiques qui rendent compte de cette évolution, le sociologue a besoin de concepts qui indiquent des propriétés communes à toutes les formes de sociétés humaines. A ce titre, Norbert Elias rappelle que de tous temps et en tous lieux, les gens qui appartiennent à une unité de survie (village, tribu, ville, pays…) doivent remplir un certain nombre de fonctions élémentaires, pour la survie du groupe. Ces fonctions élémentaires constituent des universaux qui peuvent être utilisés pour construire des modèles sociologiques.

Trois fonctions élémentaires

Norbert Elias évoque précisément trois fonctions élémentaires, tout en précisant qu’elles ne sont pas les seules : l’économie, le contrôle de la violence, l’acquisition et la transmission de la connaissance.

La fonction économique est l’un des universaux les plus élémentaires des groupes humains. Elle concerne la fourniture de la nourriture et des autres ressources de base. La fonction de contrôle de la violence est relative à la gestion des conflits au sein du groupe et à la protection contre les agressions provenant de l’extérieur.

L’acquisition et la transmission des connaissances constituent une fonction non moins vitale que l’économie. Pour s’en rendre compte, il faut imaginer un groupe auquel aucune connaissance n’aurait été transmise par les générations précédentes. Pour lui aucune survie ne serait possible. Pour les humains le besoin de connaissances est aussi vital que le besoin de nourriture car sans connaissance, ils ne peuvent se nourrir.

La notion de configuration

Norbert Elias insiste sur la nécessité d’envisager les phénomènes sociaux de manière relationnelle et non comme des phénomènes isolés les uns des autres. La notion de configuration lui permet d’appliquer ce principe.

Le sociologue apparente une configuration à la structure d’un jeu, par exemple une partie de football. Au cours de la partie, les positions des joueurs changent en fonction des positions des uns et des autres. Autrement dit les mouvements des participants s’effectuent selon des relations d’inter-dépendance.

Une configuration est donc une sorte de structure sociale dynamique. La stabilité d’une configuration est toujours précaire et involontaire, puisque chaque modification d’une composante entraîne une modification de l’ensemble de la structure.

Dans un texte intitulé The retreat of sociologists into the present (1987), Norbert Elias montre que les sociétés humaines peuvent être envisagées comme des configurations. Les configurations qu’il détaille dans ce texte sont construites à partir des trois fonctions élémentaires décrites plus haut.

L’apparition de groupes spécialisés

Le sociologue commence par rappeler ce fait élémentaire qu’au niveau des unités de survie, les fonctions universelles sont remplies, soit indifféremment par tous les membres, soit par des groupes spécialisés. Dans les bandes de chasseurs-cueilleurs ou dans les campements d’éleveurs nomades, tous les individus participent aux activités économiques. Ces activités peuvent être spécialisées en fonction du genre ou de l’âge. Mais il n’existe pas des groupes de personnes spécialisées dans les activités économiques alors que d’autres en seraient dispensées.

De la même manière, les fonctions de contrôle de la violence et de la connaissance peuvent être l’affaire de tous ou de groupes spécialisés, selon le type de sociétés considéré.

Ensuite, le sociologue affirme que des groupes spécialisés dans un seul type de fonction ne peuvent apparaître que si d’autres membres produisent plus de nourriture qu’ils n’en ont besoin pour leur propre survie et celle de leurs familles. Il note que la configuration dans laquelle se forme un groupe de personnes spécialisées dans la gestion interne et externe de la violence et libérées des fonctions économiques correspond en gros à la formation de ce que nous appelons un « État ».

Depuis 5 ou 6000 ans avec l’apparition à Sumer des premières cités-États et jusqu’à une époque relativement récente, les deux groupes spécialisés les plus puissants et les plus riches ont été les guerriers et les prêtres. Les rois, princes, empereurs avec leurs cours et leurs groupes oligarchiques de guerriers contrôlaient la violence. Les prêtres étaient spécialisés dans le contrôle de la connaissance. Parfois, les deux groupes étaient alliés, parfois ils étaient concurrents. Parfois un seul groupe cumulait les deux fonctions.

Aux 19è et au 20è siècles, deux groupes spécialisés dans la fonction économique imposent leur ascendant sur les guerriers et les prêtres. Il s’agit d’abord des entrepreneurs et de leurs managers et dans une moindre mesure des représentants de la classe ouvrière organisée en syndicats et partis de masse. Ces deux groupes exercent leur ascendant par le biais des élections et des parlements. A notre époque, c’est le nouveau groupe des politiciens de carrière qui concentre les meilleures chances d’accès aux monopoles centraux d’État et aux possibilités de pouvoir qui y sont attachées.

Les luttes pour l’hégémonie

Après avoir montré que les différents groupes spécialisés n’ont pas toujours occupé les mêmes positions dans les différentes configurations sociales, Norbert Elias se demande pourquoi certains groupes en vinrent à prendre place au sommet des hiérarchies de statut et de pouvoir. Pour ce faire, il se demande quelles ressources de pouvoir avaient ces groupes pour imposer leur hégémonie.

La production d’un surplus alimentaire rendue possible par une révolution des pratiques agricoles et notamment par le développement de l’agriculture irriguée a souvent été analysée comme la condition d’émergence de groupes guerriers, spécialisés dans le contrôle de la violence et/ou de prêtres, spécialisés dans le contrôle des connaissances magico-religieuses.

Cependant, il n’est pas possible de faire l’impasse sur le fait que la production d’un excédent alimentaire dépend aussi de contraintes externes. Pourquoi des paysans libres se donneraient-ils la peine de produire des surplus année après année, sans qu’ils soient soumis à un systèmes de fortes récompenses ou contraintes ?

Sur ce sujet, lire aussi l’article Tribu, Ethnie, ÉtatLe processus de transition des villages tribaux aux cités-États a certainement nécessité plusieurs siècles voir plus d’un millier d’années. Pour rendre possible la vie commune d’un très grand nombre de personnes, il a fallu imposer de nouvelles règles de comportement, des nouveaux contrôles de soi et des autres. Il a fallu inventer des nouvelles formes de gouvernement, de coordination des activités, de maintien de la paix et de défense contre les attaques extérieures. Les guerriers ont probablement exercé leur ascendant par l’exercice conjoint de la contrainte physique et de la protection militaire.

Pour comprendre l’ascendant des prêtres, il faut se rappeler qu’à l’époque des premières cités-temples de Sumer, le fond de connaissances valides était considérablement restreint par rapport au notre. Le besoin social d’un savoir expliquant le monde et organisant les rapports entre les gens n’était pas moins crucial que de nos jours. Ce savoir était d’ordre magico-religieux et les prêtres étaient spécialisés dans sa préservation et sa transmission. Il faut aussi noter que ce type de savoir était plus facile à monopoliser que ne l’est le savoir scientifique à notre époque.

Les fonctions de contrôle de la violence, d’organisation et de transmission de la connaissance devinrent des spécialités permanentes. Ceux qui les remplirent furent libérés du besoin d’assurer leur propre subsistance. Un tel processus généra une distance sociale d’une ampleur inconnue au niveau des villages. Les groupes spécialisés dans les activités économiques finirent par être exclus de la participation aux fonctions de direction de la nouvelle société à État.

Une définition sociologique de l’humanité

Le développement des savoirs scientifiques, d’un côté, la pacification interne des sociétés combinée à une plus grande sécurité physique et légale, de l’autre, ont permis d’augmenter le niveau de pouvoir des groupes de spécialisation économique (capitalistes, travailleurs) par rapport aux prêtres et aux guerriers. Aux 19è et 20è siècles, la lutte entre ces deux groupes a occupé le devant de la scène, sans que l’un ou l’autre l’emporte de manière décisive.

Dans les pays qui ont connu la révolution au nom des travailleurs, ce sont les directions des partis politiques qui ont monopolisé le pouvoir aux dépends des autres groupes, y compris des travailleurs. La direction du parti unique y a contrôlé la violence, les moyens de production et la connaissance.

Finalement, les conflits de pouvoir entre groupes spécialisés (entre établis et concurrents ou entre établis et prétendants) forment l’une des plus puissantes forces motrices de la dynamique des sociétés. Les configurations dessinées par ces luttes ne produisent de la stabilité que par accident. Pour Norbert Elias, « humanité » devient un autre mot, qui permet de désigner la totalité des sociétés humaines ainsi que le processus de transformation permanente de leurs configurations.

© Gilles Sarter

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Contraintes sociales comment les expliquer?

Contraintes sociales comment les expliquer?

Les contraintes sociales orientent notre vie quotidienne. L'un des enjeux de la sociologie consiste à rompre avec les opinions et les idées reçues, qui circulent à leur sujet.

En effet, ces dernières tendent souvent à masquer la nature réelle des contraintes et à y substituer des pseudo-explications métaphysiques . Trois questions simples permettent de déjouer ces fausses explications.

Des forces contraignantes mais abstraites

De nombreux noms servent à désigner des phénomènes qui semblent peser sur nous tels des contraintes :

le marché - l'économie - la mondialisation - la libre concurrence - l’État - la nation - la France - le libre échange - la numérisation - la robotisation - l'Islam - la religion - le sous-développement - la communauté internationale - la finance - la société - l'école - l'Europe - la crise - etc.

Ces mots font partie de notre langage quotidien, de celui des médias et des politiciens. Malheureusement, leur usage donne souvent l'impression qu'ils désignent des entités indépendantes, par exemple:  la robotisation des usines est responsable du chômage des ouvriers; la mondialisation de l'économie agro-alimentaire ruine les petits paysans; l’État n'a pas à tout payer...

Autant de phrases qui sonnent comme si les contraintes exercées sur les gens l'étaient par des forces abstraites.

Norbert Elias, Qu'est-ce que la sociologie?, Agora, Pocket.

Ces pseudo-explications relèvent de ce que Norbert Elias appelle la pensée métaphysique. Elles ont pour conséquence de masquer la réalité humaine et sociale des phénomènes qu'elles prétendent expliquer. La robotisation n'est pas responsable du chômage des ouvriers. Mais les personnes qui ont décidé d'implanter des robots dans les usines le sont.

La force apparente des contraintes

Norbert Elias explique pourquoi nous adhérons facilement à ces pseudo-explications métaphysiques. Les formations sociales (l’économie, l'Europe, le marché...) sont constituées d'individus en interrelations. Nous sommes nous-mêmes reliés à ces réseaux de personnes et il en résulte que des contraintes pèsent sur nous.

Parfois, ces contraintes s'appliquent avec une telle force qu'il nous semble impossible de pouvoir y résister. Souvent, elles résultent d'actions ou de décisions de personnes qui sont très éloignées de notre propre position, dans le réseau social concerné.

Dans ces circonstances, nous avons tendance à croire que ces contraintes échappent à l'emprise humaine et nous les attribuons à des entités métaphysiques.

Comme l'explique l'anthropologue David Graeber, attribuer des objectifs et des intérêts à la France relève de la métaphysique. Si le roi de France avait des objectifs et des intérêts, en revanche la France n'en a pas. Par contre, il nous semble réaliste de croire qu'elle en a. En effet, les personnes qui la gouvernent ont des pouvoirs bien concrets. Ils peuvent, aux noms des intérêts nationaux, lever des armées, bombarder des villes ou réprimer des manifestants. Et ce serait folie d'ignorer ces différentes possibilités.

3 questions sur les contraintes sociales

La pensée métaphysique nous empêche de comprendre clairement les contraintes sociales qui pèsent sur nous. Adopter un questionnement sociologique constitue le meilleur moyen de la briser en esprit.

C'est pourquoi, face à une pseudo-explication métaphysique, il convient de se demander ou demander à celui qui la soutient :

Quels sont les réseaux de personnes engagées dans les contraintes sociales considérées ?

Vous me dites que les salaires sont fixés par les contraintes qu'exerce le marché du travail. Vous prétendez que le marché a ses propres lois auxquelles nous ne pouvons pas nous opposer. Reprenons plutôt le problème à la racine. Qui sont tous les acteurs impliqués dans ce phénomène social que vous appelez "marché du travail" ? De quelles façons interagissent-ils ? Qui fait quoi ? Qui négocie avec qui ? Qui fixe les limites ? De quels moyens de coercition, de quelles informations disposent ces personnes pour faire peser la décision en leur faveur ?...

Quelle est ma propre position dans ces réseaux ?

La mondialisation est responsable de la ruine des petits paysans. Voyons voir ! Quelle est ma place dans ce réseau d'êtres humains qui constitue la contrainte appelée mondialisation ? Qu'est-ce que je consomme ? Qu'est-ce que j'aime ? Où est-ce que je m'approvisionne ? D'où ces produits proviennent-ils ? Qu'est-ce que je suis prêt à abandonner ?...

Quels sont les intérêts ou les responsabilités masqués par les abstractions métaphysiques ?

Henry Kissinger qui fut Secrétaire d’État sous Nixon a déclaré un jour que "la mondialisation n'est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine." C'était déjà fournir un élément à l'encontre de la pensée métaphysique que de le dire ainsi. Bien sûr, si vous aviez été présents à ce moment là, vous l'auriez certainement interpellé en ces termes : "Monsieur, quel est exactement le réseau de personnes à qui profite toutes ces contraintes que vous rassemblez sous le nom de "politique hégémonique américaine" ?"

Garder ces 3 questions à l'esprit

Le sexisme n'est pas responsable des inégalités salariales entre femmes et hommes. Le sous-développement n'est pas responsable de la misère des gens en Afrique. La pollution atmosphérique n'est pas responsable du réchauffement climatique.

Chacune des pseudo-entités invoquées occulte la réalité qui est constituée d'êtres humains qui interagissent.

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Ces personnes peuvent avoir des intérêts à agir comme elles le font. Elles peuvent vouloir dissimuler ces intérêts pour pouvoir continuer à tirer profit de leurs actions. Il est aussi possible qu'elles tentent de se masquer à elles-mêmes leur part de responsabilité, en invoquant l'action de forces abstraites. Il est même possible que nous fassions partie de ces gens.

Garder ces trois questions à l'esprit. S'exercer à les poser le plus souvent possible. Et ainsi, ramener ces contraintes qui pèsent sur nous à leur véritable nature qui est sociale.

© Gilles Sarter


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