Ethnologie

L’ethnologie s’intéresse à l’étude de tous les phénomènes sociaux et culturels, abordés dans leur grande diversité. Si à son origine cette science s’intéressait avant tout aux sociétés « autres » – c’est-à-dire autres qu’aux sociétés occidentales considérées comme moderne – elle s’applique de nos jours par l’emploi de ses méthodologies (observation directe et entretien approfondie) à décrire et analyser tous types de faits sociaux qu’elle qu’en soit la géographie. L’ethnologie se caractérise par ses enquête de terrain bien que ses précurseurs travaillaient surtout sur des archives et des compte-rendus. On pensera en particulier à Marcel Mauss, auteur de nombreux ouvrages et fondateur de l’Institut d’Ethnologie de Paris. Les ethnologues qu’il a formé ont réalisé de nombreuses monographies de terrain : Germaine Tillion en Afrique du Nord, Haudricourt en Asie, Condominas au Vietnam, Marcel Griaule en Afrique Subsaharienne. Les grandes figures de l’ethnologie que sont Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier ont respectivement introduit la méthode structuraliste et œuvré à une meilleur compréhension des grands invariants de la pensée, au sein des cultures humaines.

Pastoralisme et Capital Symbolique

Pastoralisme et Capital Symbolique

Pendant longtemps, le pastoralisme nomade d'Afrique du Nord a été abordé d'un point de vue économiste. Les observateurs en déduisaient que les éleveurs étaient affligés d'un "complexe du bétail". Leur logique aurait été en totale contradiction avec les contraintes écologiques et économiques réelles.

Un examen plus détaillé des pratiques sociales des éleveurs, à l'aune du concept de capital symbolique, a permis d'apporter sur ces dernières un éclairage nouveau.

Un préjugé ethnocentriste

Nous nous représentons souvent les sociétés humaines comme étant découpées en multiples sous-systèmes : économie, politique, enseignement, famille, religion...

Nous concevons ces sous-systèmes comme fonctionnant selon des lois qui leur sont propres. Et nous les envisageons comme interagissant plus ou moins les uns avec les autres.

Lorsque nous considérons que le sous-système économique doit exercer une domination sur les autres, nous adoptons un préjugé économiste.

En appréhendant les activités humaines de cette manière, il arrive que nous nous privions de comprendre leur véritable logique.

Vision économiste du pastoralisme

Un regard économiste a longtemps été porté sur les pratiques des pasteurs nomades d'Afrique du Nord.

Les observateurs qui adoptaient ce point de vue livraient des descriptions de troupeaux immenses (ovins et caprins). Ils reprochaient à ces derniers de dégrader des sols et une végétation déjà fragilisés par l'aridité du climat.

Une autre critique concernait la proportion trop importante d'animaux âgés. L'entretien d'animaux vieillissants était présenté comme contre-productif.

Les principes de zootechnie auxquels adhéraient ces observateurs commandaient de limiter la pression du bétail sur les parcours. Cette limitation avait pour objectif d'augmenter la ration alimentaire des animaux conservés. La production de lait ou de viande de ces derniers devait en être améliorée.

Pour optimiser la taille des troupeaux, ils recommandaient de vendre tous les jeunes mâles, à l'exception de quelques reproducteurs. La vente des brebis trop âgées pour produire des agneaux était aussi encouragée.

Une critique majeure, enfin, concernait l'usage final des animaux. Des jeunes en pleine croissance, des brebis allaitantes ou des mâles reproducteurs faisaient l'objet de dons ou de sacrifices. Au yeux des observateurs, il s'agissait d'un non-sens zootechnique. Ces bêtes étaient, en effet, les plus productives.

De manière générale, ils regrettaient que des animaux échappassent à toute valorisation marchande.

approche ethnologique du pastoralisme

De l'irrationalité supposée des éleveurs

Les auteurs de ces observations concluaient finalement à l'irrationalité des pratiques des pasteurs. En réalité, cette conclusion découlait d'une série d'à priori.

D'abord, le raisonnement tenu reposait sur l'idée que les activités d'élevage constituaient un sous-système économique.

Dans la continuité de ce prémisse, il paraissait logique pour ces observateurs que l'élevage obéisse aux lois économiques. Or ces dernières étaient propres à l'économie capitaliste : finalité marchande des productions, minimisation des coûts et maximisation des profits, optimisation des rendements...

Enfin, les comportements religieux, politiques, familiaux... étaient vus comme constituant eux aussi des sous-systèmes sociaux. Ces derniers étaient considérés comme ne devant pas entraver le développement de l'élevage.

Or, la situation dans laquelle les observateurs trouvaient les sociétés pastorales leur paraissait contredire tous ces principes. L'usage prioritaire des animaux n'était pas marchand. La conduite des animaux paraissait peu optimale.

Ils en concluaient que dans la mentalité des éleveurs le sous-système économique occupait un rôle secondaire. A l'inverse, ils croyaient que les pasteurs donnaient la priorité aux sous-systèmes familiaux, politiques ou religieux.

La tendance des éleveurs à accumuler du bétail aurait eu pour objectif l'acquisition de prestige. Leur attachement aux animaux était expliqué par leur utilisation dans les rituels accompagnant les grands événements de la vie: naissance, mariage, mort...

Consommation de viande et solidarité

Une logique différente commença à se dessiner lorsqu'on s'intéressa dans le détail aux utilisations des animaux.

Dans les sociétés pastorales, les animaux étaient rarement abattus pour le seul objectif de consommer de la viande. Il fallait au contraire des occasions spéciales : fêtes religieuses (Fête du Sacrifice,...), célébration du début d'activités agricoles saisonnières (sacrifice d'ouverture des récoltes ou des pâturages d'altitude...), commémorations annuelles des marabouts (moussem)...

Les sacrifices intervenaient aussi lors des célébrations des moments solennels de la vie: dation du nom, circoncision, mariage, réception d'hôtes... A ces occasions s'ajoutaient les mises à mort d'animaux blessés avant qu'ils n'expirent naturellement.

Toutes ces circonstances pouvaient être ramenées à un phénomène essentiel. La consommation de viande était toujours un acte collectif. Elle prenait la forme d'un repas communautaire ou du partage de la viande de l'animal égorgé.

En Kabylie, le fait de tuer un animal en cachette constituait même un délit punissable (appelé thaseglout).

Le partage de la viande avait lieu entre les membres de la communauté de vie quotidienne (village ou campement). C'était une occasion de témoigner de la solidarité qui unissait les membres du groupe.

C'est ainsi qu'un éleveur tunisien confiait à un anthropologue : "Si on ne partage pas la viande avec les voisins c'en est fini de l'entraide."

Rappelons que cette entraide jouait un rôle de premier plan. D'abord pour la protection, de la communauté et de ces biens (territoires, troupeaux...). Ensuite, pour mener à bien les tâches nécessitant une force de travail importante: récolte, construction de bâtiments, entretien des canaux d'irrigation...

Au Maroc, le partage (ouzia) qui suivait la mise à mort d'un animal blessé exigeait que les personnes conviées soient proches. En effet, l'acte instaurait un engagement de solidarité. Cette solidarité se manifestait parfois immédiatement. La perte de l'animal était alors prise en charge par les bénéficiaires du partage.

anthropologie économique du pastoralisme

Sacrifices, dons et alliances

La consommation agrégative de viande intervenait aussi pour l'établissement de liens à l'extérieur de la communauté de vie.

La spécificité de l'activité pastorale est de ne pas être définitivement cantonnée à une aire géographique bien déterminée. En premier lieu, elle nécessite des mouvements saisonniers. Au Maroc, ceux-ci s'organisaient principalement selon deux axes : sud-nord et plaine-montagne, entre l'été et l'hiver.

Les pasteurs pouvaient aussi être contraints de se déplacer, en raison d'événements naturels : sécheresses, inondations, asséchements de points d'eau... Parfois des groupes plus puissants les repoussaient hors de leurs parcours habituels.

La mobilité impliquait la gestion de relations avec les groupes des régions d'accueil ou de passage. Il y avait en permanence des intérêts à défendre, des avantages réciproques à s'accorder ou à se refuser.

Les éleveurs devaient se constituer un réseau de connaissances ou d'alliés, le plus étendu possible. Ils élargissaient ainsi au maximum leurs possibilités de circulation. Il fallait aussi nouer des alliances militaires. Parfois, des familles se séparaient de leur groupe d'origine. Elles cherchaient alors refuge dans d'autres communautés et devaient s'y faire accepter.

Les sacrifices et les dons d'animaux intervenaient pour : demander l'autorisation de traverser ou de séjourner sur les parcours ; sceller des pactes pastoraux ou militaires ; racheter le prix du sang ; demander la protection d'un groupe ; sceller les mariages qui étaient une autre manière de s'allier...

Générosité des "grandes tentes"

Les ruminants tenaient donc une position centrale dans la gestion des relations sociales. Dans ces sociétés, le sacrifice d'un animal était considéré comme la meilleure hospitalité.

Et l'hospitalité participait à la centralité de l'honneur dans les rapports sociaux. La langue arabe exprime la force de cette relation par la racine karama. Celle-ci connote tout à la fois les notions de noblesse, de générosité et d'honneur.

Pour aller plus loin, lire aussi notre article sur le concept de capital symboliqueLes démonstrations de générosité garantissaient l'obtention de ce que Pierre Bourdieu appelle "capital symbolique". La détention de ce capital caractérisait les "grandes maisons" ou les "grandes tentes". Celles auxquelles on désirait s'allier ou que l'on était disposé à aider.

Liens entre le bétail et le symbolique

En fait, bétail et capital symbolique étaient inextricablement liés. Le troupeau exerçait un effet par sa conversion en capital symbolique. Et le capital symbolique soutenait la reproduction du bétail.

M. Boukhobza, dans L'agro-pastoralisme traditionnel en Algérie (1982), explique que chez les pasteurs tout se passait comme si la richesse matérielle ne se justifiait que parce qu'elle était la récompense d'une conduite vertueuse.

Autrement dit la "grande tente" étant celle qui possède un "grand troupeau", on comprend mieux la tendance à conserver les animaux même s'ils sont âgés.

Mais il fallait aussi faire preuve de noblesse et d'honneur. C'est pourquoi les "grandes tentes" ne manquaient pas d''effectuer de grandes démonstrations de générosité : dons somptueux de nombreuses brebis avec leurs agneaux en dotes ou cadeaux de mariage ; sacrifices de jeunes animaux pour des festins collectifs...

Les éleveurs se séparaient ainsi de la meilleure part de leur troupeau. Pour les observateurs externes, ils altéraient leurs capacités de production.

En réalité, si l'on en croit Pierre Bourdieu, ces exhibitions de capital symbolique coûteuses en animaux constituaient la meilleure garantie de reproduction, voir d'élargissement du groupe.

Finalement il faut garder à l'esprit cette indifférenciation des composantes symboliques et matérielles du patrimoine. C'est ainsi seulement qu'on peut comprendre la logique qui sous-tend le pastoralisme traditionnel.

Les stratégies d'élevage (conservation des animaux âgés, surpâturage...) et les comportements politiques ou familiaux ne relevaient pas de sous-systèmes spécifiques. Au contraire, ils étaient inextricablement liés.

Découvrez nos autres articles d'ethnologie.C'est en les envisageant de la sorte que l'on peut appréhender la rationalité des conduites que l'économisme rejette dans l'absurdité.

© Gilles Sarter

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Penser le féminin et le masculin

Penser le féminin et le masculin

Comment est pensée la différence entre féminin et masculin, à travers le Monde? L'ethnologue Françoise Héritier expose les grands invariants qui sous-tendent le préjugé de l'inégalité des sexes.

La suprématie masculine

Ethnologue et anthropologue, Françoise Héritier (1933-2017) a notamment consacré ses recherches à la violence et aux rapports entre les sexes.Nous ne disposons pas d'une recension exhaustive de toutes les sociétés humaines qui ont existé. Pour celles d'entre elles qui ont été étudiées, nous ne possédons pas toujours, une description précise de l'organisation des relations entre femmes et hommes.

Toutefois, à partir de l'examen des études existantes, Françoise Héritier conclut qu'il y a une forte probabilité, que la suprématie masculine soit universelle.

Chaque société offre une configuration particulière de cette domination.

Malgré ces spécificités culturelles, l'anthropologue pense qu'il existe des invariants de la pensée qui servent à justifier la domination masculine.

La différence des sexes: "butoir ultime" de la pensée

Dès l'émergence de la pensée, la réflexion des hommes a dû porter, sur ce qu'ils pouvaient observer de plus proche : le corps et le milieu dans lequel il est plongé.

Or le corps présente un trait remarquable. Il s'agit de la différence sexuée et de la différence des sexes, dans la reproduction (émission de sperme, menstruations, gestation...).

Ce constat constituerait, selon Françoise Héritier, le "butoir ultime de la pensée". Autrement dit, il serait au fondement d'une manière fondamentale de penser. Celle qui oppose l'identique au différent et que l'on retrouve dans toutes séries d'oppositions dualistes : féminin/masculin, vrai/faux, chaud/froid, inférieur/supérieur, nouveau/ancien...

Une structure dualiste et hiérarchisée

Notons que cette manière de penser n'implique pas forcément, la notion de hiérarchie. Pourtant les observations montrent que culturellement un élément du couple de termes est toujours plus valorisé que l'autre.

Selon les sociétés, le froid ou le lumineux sont associés à une valeur positive. Le chaud ou le sombre prennent une valeur négative ou vice versa.

Françoise Héritier constate que l'idée de la valeur supérieure du masculin par rapport au féminin est toujours enserrée, dans des systèmes de pensée dualistes et hiérarchisés.

La "cuisson du sang" en sperme

Illustrons ce mécanisme avec l'exemple de la pensée grecque, telle qu'elle s'exprime chez Aristote ou Hippocrate. Les couples de valeurs centraux y sont chaud/froid et sec/humide. Le féminin est directement associé au froid et à l'humide, le masculin au chaud et au sec.

Le chaud est affecté d'une valeur positive, le froid d'une valeur négative. Il y a une certaine ambivalence du sec et de l'humide qui prennent leur valeur, selon les contextes.

Dans l'ordre du corps, le chaud et l'humide sont du côté de la vie, le froid et le sec de la mort. Mais, dans l'ordre des saisons, le sec est positif avec le chaud de l'été. L'humide est négatif avec le froid de l'hiver.

Dans l'ordre sexuel, le masculin chaud et sec est associé au feu. Son sperme résulte de la transformation de son propre sang, par un processus interne de "cuisson".

Le féminin est froid et humide, associé à l'eau.

La femme ne peut donc pas réussir la "cuisson du sang" en sperme. Ceci explique l'existence de ses menstruations.

Lorsqu'elle enfante la femme se réchauffe. Malgré cela, elle ne réussit qu'imparfaitement à "cuire le sang", en lait.

Une sensibilité "exquise"

Plus proche de nous, la vision des anatomistes et des moralistes français du 19ème siècle est structurée de manière identique.

Leur justification de la domination masculine est fondée sur des oppositions qui perdurent encore de nos jours : intérieur/extérieur, passivité/activité, sensibilité/raison.

Au fondement de cette idéologie se situe l'observation d'une différence naturelle. Les organes sexuels de la femme sont orientés vers l'intérieur. Ceux de l'homme vers l'extérieur.

De l'influence interne et externe dérivent les traits les plus saillants des caractères féminin et masculin.

Du fait de sa physiologie, la femme possède une sensibilité "exquise" qui la prédispose à l'inflammation des passions et à la jouissance. En revanche, cette sensibilité contrarie la concentration, la réflexion et la maîtrise de soi.

La prévalence de la sensibilité sur la raison caractérise le féminin. De même, la soumission à la tyrannie des passions et des émotions constitue une forme de passivité typiquement féminine.

A l'inverse, l'orientation vers l'extérieur du sexe masculin trouve une correspondance, dans son tempérament extériorisé et actif. L'énergie du sperme procure même de l'assurance et de la hardiesse à la femme mariée.

Toujours sur le registre de l'opposition passif/actif, le sexe féminin peut physiquement être forcé. Le masculin non.

La nature permet à l'homme "d'attaquer". A la femme, il incombe de se protéger.

Le corps masculin, enfin, se caractérise par sa fermeté et sa robustesse. Moins sensible que la femme, l'homme est réfléchi et maître de soi.

Légitimation de la domination

A partir de la vision dualiste du féminin et du masculin, un glissement est opéré, vers les registres moral et social.

La disposition à la passivité est encouragée chez la femme lorsqu'elle prend la forme de la soumission à l'autorité du mari.

Elle doit, en effet, accepter cette contrainte, afin de ne pas sombrer dans la débauche et pour maintenir l'ordre de la famille et de la société.

La rationalité, la constance et le caractère actif du masculin justifie son autorité.

Sur le plan de la sexualité, le même schéma opère. La passivité-soumission féminine et la hardiesse masculine sont encouragées. Le jeu de la séduction est assimilé à un combat où la femme veut sa propre défaite. Le trouble et la résistance simulés doivent donner à l'homme l'illusion "délicieuse" d'une lutte dont il ressort victorieux.

En même temps qu'elle est encouragée chez la femme, la passivité est chargée d'une valeur négative quand elle est opposée au dynamisme masculin.

La dévalorisation des caractéristiques associées au féminin renforce encore la prévalence de l'homme.

L'apparence de la raison

Dans les deux systèmes de pensée que nous venons de présenter, la domination masculine est légitimée par l'argument de la nature différente des sexes.

"Le discours symbolique légitime toujours le pouvoir masculin en arguant de l'impossibilité "naturelle" ou biologique dans laquelle [la femme] se trouve d'accéder au rang supérieur."

Il s'agit là d'un invariant que Françoise Héritier a mis au jour, dans des contextes aussi différents que ceux des Inuits, des Baruva de Nouvelle-Guinée ou des Samo du Burkina-Faso. De plus, l'anthropologue avance que:

"Le discours idéologique a partout et toujours toutes les apparences de la raison"

Cette apparence se fonde, en premier lieu, sur l'observation de différences que chacun peut voir : intériorité et extériorité des sexes, les émissions de sang, de sperme...

Cette dualité initiale et irréfutable est ensuite transférée, par une série d'analogie, à tous les domaines de la vie (biologique, psychologique, social, moral). Même si elle n'y présente pas de réalités objectives.

Enfin, la justification opère par un raisonnement tautologique. Les caractéristiques qui justifient la prédominance masculine (chaud, sec, rationalité, activité...) sont dès le départ associées à une valeur positive.

Extirper les racines

Découvrez nos autres articles d'ethnologieLes représentations que nous venons d'évoquer jouissent d'une grande longévité.

Dans un article de l'Encyclopoedia Universalis, Françoise Héritier a relevé que la fécondation est présentée comme la rencontre d'une matière inerte, végétative (l'ovule) qui a besoin d'être animée, avec un principe actif, une énergie qui apporte la vie (le spermatozoïde).

De nos jours, en France, les femmes violentées rencontrent d'extrêmes difficultés pour porter plainte, être protégées et obtenir que justice leur soit rendue.

L'anthropologue David Graeber avance que si les procédures bureaucratiques paraissent souvent absurdes, ce n'est pas parce qu'elles sont absurdes en elles-mêmes. C'est plutôt parce qu'elles ont été établies pour gérer des situations sociales qui sont fondées sur une violence structurelle. Françoise Héritier écrit que:

"Les éléments principaux qui constituent notre monde ne sont jamais remis en question, dans la mesure où n'étant pas perçus comme premiers, ou n'étant pas perçus du tout, ils ne peuvent être questionnés ni mis en cause."

Les représentations contre lesquelles il est le plus difficile de lutter sont celles dont nous ne sommes pas conscients. C'est pourquoi, afin de les extirper, il faut d'abord les exposer aux regards.

© Gilles Sarter

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L’efficacité symbolique du chamanisme

L’efficacité symbolique du chamanisme

Les symboles jouent un rôle fondamental dans les relations de l'être humain à son environnement et à son prochain. A travers l'exemple de la cure chamanique, les ethnologues formulent des hypothèses sur les modalités de l'efficacité symbolique.

Une quête mythique pour un accouchement

Dans un article intitulé L'efficacité symbolique (1949), l'ethnologue Claude Lévi-Strauss relate comment un chamane maîtrise un accouchement difficile, au moyen de longues incantations.

Chez les Cuna, amérindiens du Panama, l'intervention du chamane dans les accouchements est rare. Elle n'a lieu qu'à la demande de la sage-femme lorsqu'elle échoue à mener celui-ci à son terme. Les accouchements difficiles sont, en effet, expliqués par un mythe local.

Muu qui est le purba,  l'« âme-puissance », responsable de la formation du fœtus agit de manière dévoyée. Il  s'empare des purba des autres organes de la mère, ce qui compromet la naissance.

La longue incantation que le chamane oppose à cette situation relate une quête. Celle qu'il entreprend pour délivrer les purba retenus par Muu. Cette quête comprend maintes péripéties : franchissements d'obstacles, victoires sur des animaux féroces et combat final contre Muu. Pour surmonter ces différentes épreuves, le chamane est secondé par des esprits protecteurs, figurés par des images en bois.

Tout au long de l'incantation, le chamane demeure accroupi, sous le hamac de la femme en couches. Il ne la touche pas. Il ne lui administre pas de remèdes. En revanche, son chant met explicitement en cause l'état pathologique et son siège.

L'utérus constitue, en effet, le théâtre de la quête. Le chamane et ses alliés s'y introduisent pour libérer l'enfant à naître.

La partie de l'incantation qui concerne le combat final contre Muu est restreinte. A l'inverse, la peinture des différents protagonistes et de l'univers intra-utérin est très détaillée.

La technique incantatoire

La technique incantatoire adopte une tournure obsédante. Le chant oscille rapidement entre les descriptions de l'état physique de la malade et les éléments mythiques de la quête. D'une part, des images de la femme gisante, de ses gémissements, de ses spasmes, de sa vulve dilatée, des écoulements de sang... D'autre part, les invocations et les descriptions des activités de Muu, des équipements magiques des esprits secourables, des lieux mythiques qu'ils traversent...

Les douleurs sont personnifiées sous la forme d'animaux féroces.

La partie du chant qui suit la défaite de Muu concerne la libération de l'enfant. Le chamane mobilise tous ses alliés. Il convoque même des nouveaux renforts, les « ouvreurs de route », animaux fouisseurs tels que le tatou. Tous agissent pour élargir la voie et aider à la descente du bébé.

L'efficacité symbolique, donner du sens...

Pour Lévi-Strauss, le succès de l'intervention du chamane est conditionné par sa maîtrise de la technique incantatoire. La femme en couches doit recevoir le mythe, de manière à ce que celui-ci s'amalgame aussitôt, avec l'expérience qu'elle est en train de vivre.

Dans l'esprit de la future mère, la distinction doit s'abolir entre les éléments mythiques et ses sensations ou ses émotions.

Si l'homme de l'art parvient à ce résultat, alors il réalise un passage "de la réalité la plus banale au mythe". Dès lors que la malade vivra le mythe, l'accouchement sera déclenché.

La cure chamanique consisterait à rendre pensable et acceptable, pour l'esprit de la parturiente, une situation a priori arbitraire et intolérable. Avec l'aide du chamane, la malade établit une relation entre symboles (actions d'animaux et d'esprits maléfiques ou bénéfiques...) et choses symbolisées (douleurs, spasmes, travail de délivrance...).

Pour l'anthropologue, c'est ce passage de l'expérience corporelle et affective, à une forme ordonnée et intelligible qui provoque le déblocage physiologique.

L'efficacité symbolique correspondrait à cette propriété inductrice de la pensée, sur le processus organique.

Cette propriété, précise Lévi-Strauss, est conditionnée par l'existence d'une homologie de forme entre les structures spirituelles et corporelles. Ici, il y a une correspondance entre la façon dont le mythe est structuré et les réalités objectives de l'accouchement contrarié.

... et maîtriser la situation

Dans l'article De l'efficacité symbolique (2004), David Le Breton reproche à l'analyse de Lévi-Strauss d'être dualiste. Elle emprunterait trop au modèle de la pensée occidentale, qui sépare entre corps et âme, entre psychologique et organique.

A lire, l'analyse que Durkheim donne de ces sociétés, dans notre article La solidarité dans les sociétés modernes.Dans le type de société traditionnelle à laquelle la parturiente appartient, une telle scission n'est pas opérée. De plus, le collectif y prime sur l'individu. Et le corps y est considéré comme éminemment solidaire de l'environnement physique, humain et invisible.

Ainsi, la chair qui matérialise la personne ne la coupe pas mais la relie au collectif.

Le système de croyances qui donne une forme et un sens à cet univers est toujours d'ordre mythico-magique. C'est d'ailleurs ce qu'explique Lévi-Strauss quand il écrit que :

"La route de Muu’ et le séjour de Muu ne sont pas, pour la pensée indigène, un itinéraire et un séjour mythique, mais représentent littéralement le vagin et l’utérus de la femme enceinte".

Ceci veut dire que même en dehors des épisodes pathologiques, le corps est conçu et même vécu comme un monde qui a ces lieux mythiques, qui est peuplé ou soumis à l'emprise d'êtres surnaturels...

"Les mêmes matériaux en quelque sorte sont présents dans le chant du mythe et dans la chair de la femme", écrit David Le Breton.

Au final, ce ne serait donc pas l'expression verbale, le fait de mettre du sens sur une expérience, qui provoquerait le déblocage physiologique. Car le sens a toujours été présent. La chair a toujours fait l'objet d'une symbolisation par le groupe.

L'intervention du chamane correspondrait donc plutôt à une reprise de contrôle.

Le chamane prend en main une situation dangereuse pour la malade. La remise en ordre des choses s'effectue grâce à une symbolisation active, à laquelle la malade adhère.

Ouverture

A lire aussi, notre article sur le chaman au regard de l'ethnologieDans des articles à venir, nous appliquerons  ces différents éléments de réflexion, à des situations ou des contextes sociaux variés. Par exemple, nous pourrons aborder les traditions spirituelles orientales ou encore, nos sociétés modernes, avec leurs mythes de l'individu et du dualisme corps-esprit.

© Gilles Sarter

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Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Dans les sociétés à États qui sont les nôtres, les gouvernants peuvent s'adosser à la violence pour imposer leurs décisions. Il en va tout autrement, dans les sociétés indiennes d'Amérique du Sud où les chefs sont tenus d'agir en "faiseurs de paix".

Pouvoir politique : des matraques qui s'abattent sur des crânes ?

Le pouvoir politique dans sa plus simple expression concerne la capacité d'orienter les comportements des personnes, en vue d'établir des actions communes. Dans les sociétés à États, comme la nôtre, il se réduit souvent à une relation de commandement – obéissance. Et dans le cadre de cette relation, ceux qui commandent peuvent avoir recours à la violence, pour se faire obéir. Cette violence n'est pas du tout abstraite mais tout ce qu'il y a de plus concret. En témoignent les coups de matraques qui s'abattent sur des crânes contestataires, un peu partout dans le monde.

Pour autant, cette forme de pouvoir dont nous sommes familiers est-elle la seule concevable ? A cette question, Pierre Clastres qui a étudié l'organisation politique des sociétés indiennes d'Amérique du Sud répond par la négative.

Le chef est un faiseur de paix

Dans les communautés amérindiennes à chefferie, les attributions du chef sont nombreuses. Certaines d'entre elles sont relativement similaires à celles attendues dans nos sociétés occidentales. Il s'agit notamment de la coordination d'activités collectives. La chasse en groupe, le défrichage des forêts, l'organisation de cérémonies collectives en font partie. Le chef d'une communauté doit aussi agir comme ambassadeur auprès des autres groupes. A ce titre, il règle les conflits ou noue les alliances.

Pierre Clastres (1934-1997) est un anthropologue célèbre pour ses travaux d'anthropologie politique. Son livre le plus connu s'intitule La société contre l’État. Les citations de cet article en sont issues.

Mais sa mission principale concerne le maintien de la cohésion et de la paix au sein de la tribu. A cet effet, il rappelle la loi des ancêtres. Il essaie de réconcilier les parties adverses en cas de dispute. Enfin, il s'efforce de prévenir les nombreux risques de sécession. Car il arrive fréquemment que des groupes de personnes veuillent fonder des communautés ailleurs.

Or pour mener à bien ses différentes missions, le chef indien ne peut jamais contraindre ses interlocuteurs. Il ne peut en aucune circonstance avoir recours à la force, ni faire appel à des hommes en uniforme et armés de matraques. Sa relation au pouvoir est même tout-à-fait ambiguë.

"Le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne."

C'est pourquoi, à un officier espagnol qui veut le convaincre d'entraîner sa tribu dans une guerre, un chef amérindien répond : "Moi, je les dirige mais (...) si j'utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non craint d'eux."

Le chef indien est donc à double titre, selon l'expression de l'ethnologue R.H. Lowie (1883-1957), "un faiseur de paix".

Premièrement, parce que le groupe attend de lui qu'il  préserve l'harmonie au sein de la communauté.  Deuxièmement, parce qu'il ne peut agir que d'une manière pacifique. Il ne peut tenter d'orienter les actions des gens qu'en prévenant la contestation qu'il ne serait pas en mesure de surmonter.

L'ambivalence de la parole du chef

Ses talents oratoires demeure le seul moyen par lequel le chef indien peut influencer les gens. Clastres précise cependant qu'il n'est jamais assuré de réussir car sa parole n'a pas force de loi.

Tout d'abord, il faut souligner que le chef possède l'exclusivité de l'usage de la parole. Il est "celui qui parle" ou "le Maître des mots". Mais, dans le même temps, la prise de parole est aussi son devoir. C'est-à-dire que la communauté exige de l'entendre et qu'il ne peut s'y déroger.

Ce devoir de parole prend une forme bien particulière. Il s'agit de harangues quotidiennes, délivrées au centre du village, au lever ou au coucher du soleil.

Cependant, les discours du chef ne sont pas dits pour être écoutés.

En effet, durant les harangues chacun vaque à ses occupations et doit feindre l'inattention. Du reste leur contenu  concerne toujours la célébration des normes de la vie traditionnelle, héritées des ancêtres. A proprement parler, elles ne disent donc jamais rien de nouveau.

Pourquoi le chef indien doit-il donc parler, chaque jour, pour "ne rien dire" ? Clastres explique que si le discours du chef est vide, c'est justement parce qu'il n'est pas un discours de pouvoir. Encore une fois, la société indienne a le souci de maintenir à distance le pouvoir et la violence. Pour ce faire, elle contraint le chef à se mouvoir uniquement dans l'espace de la parole, situé à l'extrême opposé de la violence. Mais dans le même temps, elle vide cet usage de ce qui pourrait lui permettre de devenir une parole de commandement, d'autorité.

"Un ordre : voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole."

Comme débiteur quotidien de paroles sur "rien", le chef traduit sa dépendance à l'égard du groupe. Simultanément, il manifeste l'innocence de sa fonction.

Un chef sans pouvoir

Il y a une grande beauté et subtilité dans l'organisation politique des amérindiens. Pour le comprendre, il faut d'abord rappeler que dans leurs communautés de vie quotidienne, l'individu est rien, le groupe est tout. Durkheim appelle ce type de sociétés, des sociétés à solidarité mécanique. Tout y est engagé pour préserver la cohésion et réprimer, les tentatives d'individualisation. La loi qui régit l'ordre social est considérée comme étant héritée des ancêtres ou des héros fondateurs. Chacun en est le dépositaire et le gardien. En ce sens, la société dans son ensemble est le lieu réel du pouvoir.

Pour en savoir plus sur les sociétés à solidarité mécanique, lire l'article La solidarité dans les sociétés modernes

Dès lors pourquoi avoir instauré la chefferie? Et bien, tout se passe comme si les indiens avaient pressenti le risque toujours possible d'émergence d'un pouvoir politique individualisé et séparé de la communauté. Dès lors, ils auraient choisi de prévenir ce danger en lui donnant corps, à travers un chef. Mais ce chef, ils l'ont créé sans pouvoir et incapable de déployer toute forme de violence.

"Dans la société primitive, le chef comme possibilité de volonté de pouvoir est d'avance condamné à mort."

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Nos sociétés modernes, contrairement aux communautés amérindiennes sont fortement différenciées et individualistes. Le politique y constitue une fonction spécialisée. Comme entités individualisées, les détenteurs du pouvoir politique peuvent user de la coercition à l'encontre des autres membres de la société. Et on notera que cette utilisation de la force concerne aussi tous les autres secteurs de la vie sociale. La violence qui est exercée n'est pas toujours physique mais aussi économique, morale ou verbale. Les petits chefs qui y ont recours forment légion, dans les entreprises, les administrations, les associations, les écoles et les familles. Et peut-être même en faisons-nous partie?

Pour autant ne pouvons-nous pas promouvoir pour les autres et pour nous-mêmes et autant que possible le modèle du "chef faiseur de paix" ?

© Gilles Sarter

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