Le Précariat est-il une Classe?

Les travailleurs précaires sont-ils susceptibles de constituer une classe sociale appelée précariat? Erik Olin Wright aborde cette question à l’aide de la notion d’intérêt commun.

Travailleurs précaires et classes sociales

La population française, comme celle des USA, est traversée par une fracture inégalitaire qui passe entre les gens qui disposent d’une position économico-sociale relativement sécurisée et ceux qui sont exposés à une instabilité de l’emploi. Est-ce que ces travailleurs précaires forment ou sont susceptibles de former une classe sociale distincte de celle plus englobante des travailleurs?

Karl Marx aussi bien que Max Weber envisagent les « classes sociales » comme des organisations collectives. Pour les deux penseurs, la formation de ces organisations résulte du fait que des gens qui occupent des positions identiques dans les rapports de production économiques partagent des intérêts communs qui sont déterminés par cette position.

Intérêts au niveau systémique

En ce qui concerne la question du choix d’un système économique, si nous croyons qu’une alternative socialiste ou communiste au capitalisme est possible, alors nous pouvons penser que le précariat et les autres travailleurs pourraient constituer une même organisation collective de classe.

En effet, nous pouvons postuler que les conditions matérielles de tous ces gens seraient améliorées dans une économie construite sur la base de la propriété sociale des moyens de production, d’une organisation véritablement démocratique des activités économiques, d’un développement renforcé des services et des biens publics accessibles pour tous et de l’établissement de rapports sociaux orientés vers plus de coopération.

Intérêts au niveau institutionnel

Qu’en est-il si nous envisageons la question dans le cadre d’une tentative de régulation interne du capitalisme? Il est clair que, dans le cadre des règles actuelles, les conditions de vie matérielles des personnes précaires sont généralement pires que celles des travailleurs qui bénéficient de contrats de travail plus sécurisés.

Erik Olin Wright, Is the Precariat a Class ?, Global Labor Journal, April 2015

La question qu’il revient de se poser est celle des règles que nous pourrions modifier en faveur des travailleurs précaires. Est-ce que la modification de ces règles irait à l’encontre des intérêts des autres travailleurs ? Est-ce que les personnes précaires et ces derniers se situent du même côté de la barrière quand il s’agit de modifier les règles du jeu capitaliste ?

Il existe de nombreuses propositions dont la mise en pratique améliorerait considérablement le sort des personnes précaires. Certaines intéressent leurs conditions spécifiques. Il s’agit, par exemple, de réguler le travail flexible, d’arrêter de diaboliser les chômeurs… D’autres changements pourraient carrément préfigurer une alternative émancipatrice au capitalisme, comme l’instauration d’un salaire universel, la mise en place d’un fond d’investissement public géré démocratiquement…

Lire un article sur la notion de position de classe contradictoire

Y a-t-il des intérêts divergents entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs concernant les modifications que nous venons d’évoquer ? La réponse semble être négative. Aucune de ces propositions ne va à l’encontre des intérêts des travailleurs en général. Elles vont dans le sens de leur intérêt à tous. E.O. Wright formule même l’hypothèse que ces réformes profiteraient à une large frange de la population, y compris celle qui occupe des positions de classe contradictoires comme les superviseurs, les cadres, les experts, les professions libérales, la petite-bourgeoisie…

Intérêt au niveau situationnel

Qu’en est-il, enfin, des intérêts des différentes catégories de travailleurs, dans le cadre des règles de fonctionnement du capitalisme actuel ? Ici les intérêts matériels des travailleurs appartenant à différents secteurs et occupant différents postes au sein de ces secteurs d’activité peuvent facilement diverger.

A l’intérieur du précariat lui-même, les individus peuvent ne pas partager des intérêts ou des stratégies communes. Par exemple, dans le cadre des règles définies par le capitalisme néolibéral, les stratégies optimales peuvent être très différentes entre un migrant sans-papier et un jeune chômeur surqualifié.

Voir aussi un article sur la convergence des luttes

Dans le contexte économique actuel, la convergence entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs pourraient ne dépendre que des processus d’organisation de la lutte sociale et non pas directement d’intérêts communs.

Précariat et luttes sociales à venir

Pour conclure, E.O. Wright propose de définir la position du précariat dans la structure de classe capitaliste, de quatre manières différentes.

Premièrement, le précariat constitue une partie de la classe des travailleurs, si l’analyse concerne le choix d’abandonner le jeu capitaliste au profit du jeu socialiste ou communiste.

Deuxièmement, il constitue aussi une partie de la classe des travailleurs, si nous envisageons une modification des règles de base du jeu capitaliste en introduisant davantage de régulation et de socialisation des activités économiques. 

Troisièmement, le précariat représente un segment distinct de la classe des travailleurs si nous raisonnons en termes de règles plus spécifiques qui favorisent les travailleurs les plus sécurisés à son désavantage.

Et quatrièmement, le précariat peut être tenu pour un agrégat de différentes positions sociales, si nous nous intéressons plus précisément aux stratégies possibles pour les personnes précarisées, dans le cadre des règles qui définissent les conditions du travail précaire.

Quelle que soit de la position que nous leur attribuons dans la structure de classe, les travailleurs précaires sont en croissance rapide aussi bien aux USA qu’en Europe. Les personnes qui vivent cette précarité  sont porteuses des critiques les plus exacerbées contre le système capitaliste.

A ce titre, il se pourrait, selon E.O. Wright, qu’elles jouent à l’avenir, un rôle particulièrement important dans la lutte contre les règles capitalistes ou contre le jeu capitaliste lui-même.

© Gilles Sarter

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