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Réification et Théorie de la Reconnaissance

Axel Honneth tente de reformuler le concept de réification du point de vue de sa théorie de la reconnaissance.

La théorie de Lukacs

Dans Histoire et conscience de classes (1923), Georgy Lukacs consacre un long chapitre au concept de réification. Il désigne ainsi le fait qu’un être humain ou une relation entre êtres humains peuvent prendre le caractère d’une chose. S’appuyant sur cette définition, Axel Honneth envisage la réification comme un processus cognitif, par lequel un être humain qui ne possède aucune propriété particulière de chose est cependant perçu comme tel.

Pour le sociologue allemand, la réification ne peut être identifiée à un acte volontaire qui conduit à la violation de principes moraux. Elle doit plutôt être comprise comme une tendance ou une habitude mentale.

Pour caractériser cette attitude mentale, A. Honneth s’appuie sur une idée de G. Lukacs. La réification est sous-tendue par une forme de désintéressement affectif ou émotionnel.

A partir de ces éléments, A. Honneth tisse une théorie de la réification qui s’appuie sur sa propre théorie de la reconnaissance.

Le primat de la reconnaissance

La première thèse de Honneth est celle du primat de la reconnaissance sur la connaissance. La conduite de l’être humain a ceci de spécifique qu’elle est d’abord orientée par une attitude affectivement engagée à l’égard d’autrui. Cette attitude participante ou communicationnelle forme le cœur de ce qu’il appelle la reconnaissance. Elle précède la saisie neutre ou la connaissance proprement dite de la réalité.

Les recherches qui ont été menées sur la socialisation précoce des enfants (G.H. Mead, J. Piaget, S. Freud, D. Davidson…) établissent que l’acquisition des aptitudes cognitives est liée aux relations de communication interpersonnelles. A partir de ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution du neuvième mois », l’enfant commence à acquérir de nouvelles aptitudes. Il devient capable de considérer la personne privilégiée de son entourage, comme un agent doué d’intentions personnelles. Petit à petit, il comprend que le rapport au monde de cette personne est orienté en fonction de buts et que ce rapport est aussi important que celui qu’il entretient lui-même au monde.

En comprenant la perspective de la seconde personne, l’enfant apprend graduellement à considérer les choses comme des entités propres, indépendantes de ses attitudes personnelles. Or des travaux récents (Peter Hobson, Michael Tomasello) tendent à montrer que l’enfant ne pourrait pas réaliser ces progrès s’il n’avait pas développé auparavant un sentiment d’attachement à sa personne privilégiée.

C’est ce mouvement d’attachement sympathique ou affectif qui fait que l’enfant est attiré et motivé par la compréhension des changements de comportements ou d’attitudes de cette personne.

Dans le même ordre d’idées, voir notre article sur l’imitation affectueuse, chez T.W. AdornoLe fait de se placer dans la perspective de la personne privilégiée est précédé par un moment non volontaire d’ouverture ou d’attachement. Il y a donc antériorité de la réceptivité émotionnelle sur la connaissance proprement dite. Ou pour le dire à la manière de A. Honneth, il y a primauté de la reconnaissance sur la connaissance.

La réification comme oubli de la reconnaissance

La seconde thèse du sociologue consiste à dire que le processus de réification correspond à un mouvement d’oubli de la reconnaissance. Sans la forme de reconnaissance préalable, les sujets ne sont plus capables d’adopter les perspectives d’autrui. Ils tendent à percevoir les autres hommes comme des objets dépourvus de sensibilité. La raison en est qu’il leur manque le sentiment d’être liés aux expressions comportementales de leur vis-à-vis. Ils sont dépouillés des sentiments qui sont nécessaires pour être affectés en retour par ce qu’ils observent.

N’étant pas affectés, les sujets ne comprennent plus les attitudes d’autrui comme des incitations à réagir de manière appropriée.

En ce qui concerne les animaux ou les plantes, A. Honneth décrit aussi le processus de réification comme un mouvement d’oubli de la reconnaissance. Au cours de la connaissance que le sujet en acquiert, il cesse d’être attentif aux significations existentielles que les animaux ou les plantes revêtent pour lui-même et pour les autres êtres humains.

Tout comme G. Lukacs, A. Honneth parle de la possibilité d’une auto-réification. Il entend par là que le sujet fait l’expérience de ses propres sentiments et de ses propres désirs sous la forme de choses. Cette situation aussi correspond à un oubli de la reconnaissance. Pour avoir une juste compréhension, non réifiée, de ses désirs et de ses sentiments, le sujet doit d’abord les éprouver comme une partie de lui-même, méritant d’être acceptée et d’être rendue intelligible à lui-même et aux personnes de son entourage.

Le développement des pratiques unilatérales

Dans ces différents processus de réification ou d’auto-réification, comment est-il possible que la reconnaissance préalable soit oubliée ? A. Honneth l’explique comme une forme de restriction de l’attention par laquelle la reconnaissance se déplace à l’arrière-plan de la conscience des individus. Ce déplacement intervient dans au moins deux types de situations spécifiques.

Dans le premier type de situation, les sujets suivent un objectif déterminé qui est si intrinsèquement associé à leur pratique qu’ils cessent d’être attentifs à tout autre motif.

Par exemple, le propriétaire d’un empire industriel est tellement obnubilé par un objectif d’enrichissement personnel qu’il relègue au second plan la reconnaissance originelle des êtres humains qui travaillent dans son entreprise ou qui vivent à proximité de ses usines.

Quand G. Lukacs décrit l’échange marchand capitaliste comme cause sociale de la réification, il a en vue la généralisation à grande échelle de l’exercice de ce genre de pratiques unilatérales.

Lire aussi notre article sur la réification et la participation engagée, chez G. LukacsPour A. Honneth, il faut voir dans le droit moderne une institution protectrice de la reconnaissance. Et la réification se développe partout où s’autonomisent des pratiques consistant simplement à enregistrer l’existence des êtres humains, sans que ces pratiques soient insérées au sein de rapports juridiques. Le contrat de travail, par exemple, a pour fonction de protéger les salariés des comportements unilatéraux des employeurs. La tendance actuelle qui consiste à le vider de toute substance va donc dans le sens d’une réification des rapports de travail.

Les systèmes de convictions réifiantes

Dans le deuxième type de situation qui favorise la réification, ce sont des schémas de pensée ou des systèmes de convictions qui influencent la façon d’agir du sujet. Ici ce n’est pas une pratique déterminée, mais une idéologie, des préjugés, des stéréotypes (racistes, sexistes…) qui conduisent à une dénégation de la reconnaissance.

Un point demeure obscur. Comment ces constructions mentales acquises tardivement par l’individu peuvent occulter la tendance à la reconnaissance qui est acquise dès la plus jeune enfance ? A. Honneth formule l’hypothèse que les convictions réifiantes se renforcent lorsqu’elles servent de cadre interprétatif à des pratiques déterminées (représentation des femmes et industrie de la pornographie, représentation des personnes racisées et colonisation, esclavage…).

Les causes sociales de l’auto-réification

Les causes sociales de l’auto-réification sont différentes de celles qui concernent une autre personne. Nous avons vu que pour A. Honneth l’auto-réification commence lorsque le sujet saisit les désirs ou les sentiments qu’il éprouve comme des objets à observer, à réfréner ou à produire.

Le sociologue formule donc l’hypothèse que la tendance à l’auto-réification s’accroît avec le développement des institutions qui poussent les personnes à l’auto-présentation.

Les entretiens d’embauche ou d’évaluation professionnelle, les services de « coaching », les rendez-vous organisés (speed dating) et réseaux sociaux de rencontres, les lettres de motivation… sont autant d’institutions qui demandent aux sujets de se présenter publiquement. Ces dispositifs contraignent les individus à prétendre qu’ils éprouvent certains sentiments (désirs, motivations,…), à les fixer artificiellement et à les mettre en scène pour argumenter de leur engagement futur, dans l’entreprise ou dans la relation intime. Plus le sujet est confronté à ce type de situations, plus il a tendance à considérer ses sentiments comme des choses manipulables.

La nouvelle critique sociale

A. Honneth, en conclusion de son livre La Réification (2007), précise que ces réflexions décrivent davantage une logique des transformations possibles qu’une évolution factuelle. Cependant, il entend essayer d’en tirer une conséquence qui concerne la visée de son travail exploratoire.

Selon lui, la critique sociale s’est bornée durant les trois dernières décennies à évaluer l’organisation de nos sociétés, en cherchant à voir si elle était conforme à des principes de justice. En se concentrant sur cette approche, elle a oublié que les sociétés peuvent échouer sur le plan normatif, autrement qu’en ne respectant pas des principes de justice universels. Elles peuvent notamment prendre le chemin de l’oubli de la reconnaissance qui conduit à la réification.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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