Durkheim voit dans la religion le ciment par excellence des sociétés. Or il considère aussi que la religion est condamnée à disparaître dans les sociétés modernes et différenciées. Il se demande donc quelle pourrait être la nouvelle référence morale intra-mondaine capable de produire de la cohésion sociale.
Les religions, écrit Émile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, sont des systèmes de croyances et de pratiques qui se rapportent à des choses sacrées. Les religions ont un caractère éminemment social.
Bien sûr, les croyances, les représentations, les rites et les pratiques cultuelles sont des réalités collectives. Mais plus profondément encore, le caractère sacré de toutes ces choses tient au fait qu’elles incarnent une force qui est de nature sociale et qui permet d’entretenir une communauté morale entre ceux qui y adhèrent.
Afin d’expliquer la force agissante des choses sacrées, Émile Durkheim rappelle que les modalités de déroulement de certaines cérémonies ou rituels religieux ont pour effet de réduire le le contrôle de soi des participants.
Les réunions religieuses soumettent les individus à de « puissantes stimulations », à des « échauffements » ou à des « effets d’écho » qui les conduisent à entrer en communion.
Les participants ont l’impression d’être saisis ou portés par des puissances qui les dépassent et qui décuplent leurs facultés. Ils se sentent devenir des êtres nouveaux. Ces transformations sont, parfois, matérialisées par des masques, des costumes et des décorations. Comme, tous les participants passent, au même moment, par les mêmes états, c’est une « effervescence collective » qui se produit. Il en résulte que chacun a l’impression d’être transporté dans un monde différent du monde habituel.
Après le retour à la vie ordinaire, les participants imputent leur expérience à une force préexistante avec laquelle ils sont entrés en contact, pendant la cérémonie. Ils ne la mettent pas sur le compte d’une force résultant de leur propre action collective. De cette interprétation découle la représentation d’un monde divisé en deux domaines. Le domaine du sacré est celui qui communique avec cette expérience et cette force extraordinaire. Le domaine du profane est celui qui n’entretient aucun rapport avec elle.
Émile Durkheim suggère que la stimulation des forces individuelles par la vie collective n’est pas limitée à ce type de réunions religieuses. Elle apparaît dans certaines périodes historiques (guerres, révolutions…) mais aussi dans la vie quotidienne.
L’individu qui fait son devoir se sent soutenu dans son action par les manifestations de sympathie, d’estime, d’affection témoignées à son égard : « le sentiment que la société a de lui rehausse le sentiment qu’il a de lui-même. »
Quant aux extases collectives ressenties pendant les grands rassemblements cérémoniels (le sociologue étudie en particulier ceux relatifs au totémisme australien), elles génèrent une force qui porte les membres du clan pendant le temps de leur vie et de leurs activités ordinaires.
Le sociologue pense pouvoir généraliser les conclusions qu’il tire de l’étude du totémisme à la formation des idéaux moraux en général. Il explique que ces idéaux sont le produit de la vie collective qui permettent à la société de prendre conscience d’elle-même. La production d’idéaux n’est pas un acte surérogatoire à la création d’une société, c’est bien plutôt l’acte par lequel elle se crée et se recrée. Pour les individus, elle constitue un afflux de forces psychiques supplémentaires par rapport à celles qui leur permettent d’exécuter leurs tâches quotidiennes.
Cette conception de la religion permet à Durkheim de formuler une théorie du caractère double de l’ « autorité morale ». Avec Kant et contre l’utilitarisme, il postule que le devoir constitue une composante indispensable de la morale. Mais contre Kant, il précise que nous ne sommes pas capables d’agir par pur devoir. Le fait moral doit aussi être marqué par une certaine « désirabilité », ce que nous appelons couramment le « bien ».
Toute action morale contient donc, selon Durkheim, une combinaison de « bien » et de « devoir ». Le sociologue y voit un parallèle direct avec une caractéristique du sacré qui est d’être à la fois aimé et redouté. Si la morale et le sacré présentent la même dualité, c’est parce que l’apparition de la morale n’est pas séparée de la religion.
Et, il n’y a donc pas de raison de donner la priorité au « bien » ou au devoir dans la morale. Il s’agit plutôt de maintenir l’interpénétration des deux.
Pour expliquer la naissance des valeurs morales, il faudrait donc remonter à des pratiques et des expériences dans lesquelles les individus s’oublient provisoirement eux-mêmes, pour entrer en relation avec des forces qui peuvent les fortifier.
Quelles conséquences en tirer pour les sociétés modernes ? Durkheim estime que les extases collectives y sont encore concevables. Le sacré ne disparaît pas car selon le sociologue ni les individus ni les ordres sociaux ne pourraient survivre sans un noyau sacré. Il pense que, dans les sociétés modernes, l’élément sacré réside dans le principe des droits inaliénables et de la dignité de l’individu.
La sacralisation de l’individu constitue le lien affectif sur lequel s’appuie la nouvelle morale. La question a laquelle il reste à répondre est « quel enthousiasme collectif peut déterminer l’adhésion à l’individualisme ? », surtout à une époque où l’idéologie dominante tend à infléchir l’individualisme en égoïsme.
Gilles Sarter
Je vous félicite pour le caractère riche et synthétique de vos propos. Bravo !
Je vous remercie pour vos encouragements