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Dans la zone critique (3/3) : Zone commune

Dans la zone critique (3/3) : Zone commune

La notion de zone critique nous rappelle que la vie se maintient par des équilibres et des processus aussi fragiles que complexes, à l’intérieur d’une fine pellicule à la surface de la Terre.

L’anthropologie nous rappelle que les femmes et les hommes interagissent toujours avec la nature extrahumaine à partir de leur propre insertion dans des mondes sociaux.

Pour que les êtres humains puissent régler leurs activités afin de ne pas perturber les grands équilibres à l’intérieur de la zone critique, ils ont besoin de trouver des formes d’organisations sociales adéquates à cet agir. Corrélativement, il faut qu’ils abandonnent les formes sociales qui sont inappropriées.

Les fondateurs de l’écologie sociale, Murray Bookchin et Janet Biehl ne disent pas autre chose quand ils affirment que les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux et que les luttes écologiques et les luttes pour les émancipations collectives sont intrinsèquement liées.

L’émancipation de la forme sociale contraignante du capitalisme qui engendre le basculement écologique, c’est le mouvement qui conduit à la réappropriation par les individus de leur capacités à s’autodéterminer collectivement et consciemment.

Pierre Dardot et Christian Laval ont appelé « agir en commun » le principe politique qui conduit à cette émancipation.

Le principe de l’agir en commun conduit à introduire partout, de la façon la plus profonde et la plus systématique, la forme de l’autogouvernement.

Dans l’autogouvernement, ce sont les participants qui délibèrent en commun pour déterminer ce qui convient pour eux et ce qu’il convient de faire. Ils décident démocratiquement quels besoins et quels désirs ils veulent satisfaire et de quelle manière les satisfaire.

Dans l’agir en commun, les participants sont socialement conscients d’eux-mêmes. C’est-à-dire qu’ils se donnent à eux-mêmes de manière consciente les formes de leur organisation et de leur fonctionnement collectif.

La construction d’une société sur le principe de l’agir en commun implique donc l’abolition de toutes les séparations permanentes entre dirigeants et exécutants, entre dominants et dominés, entre exploiteurs et exploités.

Cela implique l’abolition de la propriété privée des principaux moyens de production car la propriété privée (qu’elle soit individuelle ou collective) confère un pouvoir aux propriétaires sur les non-propriétaires.

Les usines, les infrastructures, les hôpitaux, les savoirs, les technologies, internet, les services publics mais aussi, les forêts, les fleuves, les nappes d’eau souterraines, la terre, le pétrole deviennent des biens communs qui sont gérés par l’ensemble des participants concernés.

Le principe et les modalités concrètes de mise en application de l’agir en commun ne doivent pas être considérés comme des utopies mais comme les objets d’une lutte qui bénéficie des expériences concrètes et des conquêtes d’une longue tradition.

De la démocratie athénienne à l’économie sociale et solidaire, en passant par les coopératives de travailleurs et de consommateurs, les régies publiques, les communes libres, les ZAD, les logiciels libres, la sécurité sociale, les expériences du Chiapas et du Rojava, le mouvement des paysans sans terre et les luttes des peuples autochtones, toutes ces expériences peuvent être approfondies et élargies selon le principe de l’agir en commun.

Le chercheur géochimiste Jérome Gaillardet qui travaille à une meilleure compréhension des grands cycles qui lient le climat, le sol et le monde vivant, écrit que la perspective de la zone critique devrait nous amener à nous sentir un peu moins seuls dans l’univers.

Elle devrait même nous inciter à imaginer des formes d’agir en commun avec les plantes, avec les insectes, avec les animaux, avec les fleuves, avec les montagnes, avec les sols, avec les mers qui partagent avec nous le destin de cette fine pellicule, à la surface de la sphère terrestre.

A ce titre, le philosophe Malcom Ferdinand précise que la distinction entre « agir en commun entre êtres humains » et « agir en commun avec les animaux et la nature » repose sur l’impossibilité des animaux et de la nature extrahumaine à pouvoir exiger des droits, instituer un litige ou à faire part d’une revendication.

Le principe de l’agir en commun avec la nature extrahumaine permet de sortir de la logique extractiviste et de faire passer les plantes, les animaux, les fleuves, les sols, d’un statut de simple ressource ou de dépotoir, à une prise en compte de leurs besoins et intérêts particuliers.

Ici non plus nous ne partons pas de rien comme en témoignent les expériences de la diplomatie animale, de l’agroécologie ou encore la reconnaissance de la personnalité juridique d’écosystèmes, de rivières ou de montagnes.

Viser la complémentarité ou le mutuellisme avec les autres composantes de la zone critique peut devenir un objectif aussi immédiatement désirable que de viser la bonne entente entre les humains.

L’agir en commun est le principe qui peut nous servir de boussole pour sortir de la zone économique et faire de la zone critique, une zone commune entre les humains, les animaux, les plantes, le sol et le climat.

<- Dans la zone critique (2/3) : le réel et son double, la valeur économique

(c) Gilles Sarter

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Dans la zone critique (2/3) : le réel et son double, la valeur économique

Dans la zone critique (2/3) : le réel et son double, la valeur économique

Le régime capitaliste qui tend à s’imposer à l’ensemble de l’humanité est une forme sociale, au sein de laquelle, la finalité des activités humaines est l’accroissement de la valeur économique.

Karl Marx exprime le capitalisme marchand par la formule générale :

A-M-A’

Dans cette formule, (A) la valeur économique exprimée en argent sert à acheter des moyens matériels et de la force de travail, pour produire une marchandise (M). Cette marchandise est échangée, sur le marché, contre une valeur économique (A’), (A’) réalisant la valeur d’origine (A) et une plus-value (P.V.).

A’ = A + P.V.

Le processus ne s’arrête pas ici. (A’) est réinvestie de sorte qu’elle conduit dans la phase suivante à (A’’) et dans la phase qui suit à (A’’’), etc..

Le capitalisme est donc un régime social organisant la mise en mouvement de la valeur économique, pour créer toujours plus de valeur économique.

Bien sûr, ce mouvement infini exige de produire toujours plus, d’utiliser toujours plus de ressources matérielles, d’employer et d’user toujours plus de main d’œuvre, d’accaparer toujours plus d’espaces naturels, de rejeter toujours plus de déchets et de polluer toujours plus.

Et je voudrais préciser au passage que c’est bien le productivisme qui engendre le consumérisme et non l’inverse.

Nous avons donc là une loi générale de l’application de la forme sociale capitaliste dans la zone critique. Elle introduit un mauvais infini dans une zone qui est finie.

Pour rappel, la zone critique est cette couche de quelques kilomètres d’épaisseur à la surface de la Terre, dans laquelle la vie se développe.

La zone critique est finie. Le capitalisme se fonde sur un infini. De cette contradiction résulte la « crise écologique » ou « changement global ».

Mais écartons un doute. Les théories de Marx sur le capitalisme datent d’il y a 150 ans. Peuvent-elles encore, aujourd’hui, nous éclairer sur le monde complexe qui est le nôtre ? Le monde du capitalisme monopoliste industriel et financier, le monde du techno-féodalisme de l’économie numérique ?

Ce qui fait que la pensée de Marx reste vivante, c’est qu’elle essaie de répondre à une question fondamentale : comment des phénomènes économiques capitalistes sont-ils possibles ?

Car la réalité en soi n’a rien d’économique. La vie humaine, la force de travail, c’est-à-dire les capacités de marcher, de porter, d’imaginer, de calculer, de penser, etc. ne comportent en elles-mêmes aucune caractéristique économique. Les objets non plus. On peut observer une pomme de terre, un pantalon, une maison autant qu’on voudra, on n’y trouvera pas la présence d’une valeur économique.

Du reste, nous savons que, pendant des millénaires, des sociétés entières ont vécu sans économie.

Le philosophe Michel Henri écrit : « La réalité s’est déployée, les individus vivants ont vécu et aucune réalité économique n’a surgi à l’horizon de leur monde. Ils vivront peut-être encore et aucune réalité économique n’existera plus. »

Autrement dit, bien que la survie des humains soit soumise, dans le monde capitaliste, à des contraintes économiques, il ne s’agit en rien d’une loi de la vie, ni d’une loi physique, contrairement aux lois qui régissent la zone critique.

Ce qui reste toujours valable dans la théorie de Marx, c’est sa théorie critique de la valeur économique dans le régime capitaliste.

Pour être simple, disons que la logique capitaliste est une logique de l’abstraction et de l’équivalence.

La logique de l’abstraction, c’est la logique qui consiste à isoler et à résumer des caractéristiques ou des propriétés que plusieurs choses ont en commun.

C’est dire par exemple que les lions, les pumas, les chats sont des félins. Le félin n’est pas un animal réel, c’est une abstraction qui résume ce que les lions, les pumas, les chats ont en commun. Il n’y a pas un animal en soi dont nous pourrions dire « c’est le félin » et que nous pourrions poser à côté d’un tigre, d’un lion ou d’un chat.

La logique de l’abstraction économique capitaliste c’est la même chose. Elle consiste à dire que toutes les marchandises et toutes les activités de travail engagées dans la production capitaliste de marchandises – découper du bois, coudre, taper sur un ordinateur, etc. – peuvent être résumées à de la valeur économique.

Cette logique de l’abstraction permet d’établir des équivalence entre toutes choses, des œuvres d’art et des pommes de terre, des gestations pour autrui et des chaussures, fabriquer des bombes et soigner des gens. Cette mise en équivalence se fait à travers l’argent qui est la représentation matérielle de la valeur économique.

Les logiques de l’abstraction et de la mise en équivalence forment la raison pour laquelle le capitalisme est aveugle à toute dimension écologique et à toutes considérations de respect pour la vie humaine et animale.

En effet, le capitalisme ne peut exister et réaliser son programme A-M-A’ qu’à condition de faire disparaître la réalité de toutes choses derrière son double calculable qu’est la valeur économique.

C’est ainsi que lorsqu’une plage est exploitable pour des activités touristiques, elle possède une valeur économique. Si elle n’est pas exploitable économiquement, elle n’a pas de valeur. Elle peut servir de dépotoir.

Les agents du capitalisme n’agissent pas en considérant le réel des choses, mais en considérant un double du réel qui est la valeur économique qu’ils lui attribuent. Quand on comprend cela, on comprend, pour paraphraser le géographe Andréas Malm, pourquoi les agents du capitalisme agissent à l’intérieur de la zone critique comme des fous furieux.

Ils y agissent, comme l’écrit Karl Marx, en épuisant la terre et les êtres humains.

En effet, dans le régime capitaliste, les femmes et les hommes ne déterminent pas les besoins élémentaires qu’ils voudraient satisfaire par leur activité. Au contraire, leur niveau de subsistance est décidé par ceux qui achètent leur force de travail pour la transformer en plus-value et qui donc sont décidés à en minimiser le prix pour maximiser la plus-value.

Le travail capitaliste n’est pas une activité humaine transformatrice de la nature extrahumaine, permettant d’assurer la reproduction et l’épanouissement de la vie humaine. Le travail capitaliste met en péril les travailleuses, les travailleurs et la nature extrahumaine, dans le but d’accumuler du capital.

Lorsque la force de travail est disponible en abondance alors la survie même des travailleurs et des travailleuses n’est plus nécessaire. Le travail peut être extrait des femmes et des hommes au risque de les rendre malades ou de les faire mourir. Les capitalistes trouveront d’autres humains dont la capacité de travailler sera extraite jusqu’au moment où leurs existences seront brisées.

La question n’est pas ici de dénoncer l’avidité ou la méchanceté des gens. Les gens « méchants » et les gens « avides » ont existé dans d’autres sociétés que la société capitaliste.

Ce qui est important c’est de bien comprendre la nature du régime capitaliste et pourquoi il faut en sortir. A ce titre, une vérité indépassable que nous livre Marx, sur le capitalisme, c’est son caractère fétichiste.

Un fétiche est une idole de pierre ou de bois qu’une communauté adore parce qu’elle croit qu’elle dépend de celle-ci alors que la réalité est rigoureusement l’inverse, puisque c’est elle qui a imaginé l’idole et son culte.

Dans la forme sociale capitaliste, les décisions qui concernent les activités humaines ne sont pas prises sur la base de l’utilité individuelle ou collective. Le contenu des travaux concrets, leurs présupposés, leurs conséquences sociales, les effets qu’ils ont sur les producteurs, sur les consommateurs et sur la nature non-humaine ne font pas l’objet d’une délibération consciente et collective.

Le capital, la valeur économique et l’argent qui est sa matérialisation, les marchandises et le travail capitaliste auxquels la masse de la population doit se soumettre conditionnent les activités humaines, comme si tout dépendait d’eux alors que la réalité est rigoureusement inverse puisque ce sont des êtres humains qui les ont créés.

<- Dans la zone critique (1/3) : il y a des mondes sociaux

-> Dans la zone critique (3/3): zone commune

(c) Gilles Sarter

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Dans la zone critique (1/3) : il y a des mondes sociaux

Dans la zone critique (1/3) : il y a des mondes sociaux

Les premières formes de vies cellulaires émergent à la surface de la Terre, il y a environ 3 milliards d’années. De l’apparition de ces premières cellules à la riche biodiversité que nous connaissons aujourd’hui, la vie se développe et se diversifie à l’intérieur d’une couche de quelques kilomètres d’épaisseur à la surface de la Planète.

Au début des années 2000, des scientifiques réunis à Washington ont donné à cette couche le nom de « zone critique ».

Cette zone est comprise entre les roches imperméables où la vie ne peut pas se développer et la basse-atmosphère où se situe l’essentiel des nuages. Cette couche forme donc une bien fine pellicule, en regard des 13000 km de diamètre de la Terre.

Ramenée à une échelle qui soit parlante pour nous, elle représente un trait de quelques millimètres, dessinant un cercle de plus de 10 m d’épaisseur.

Dans l’expression « zone critique », le mot « critique » rappelle l’importance de cette petite pellicule pour la survie du vivant. Il est aussi là pour pointer la complexité des processus biologiques, chimiques, géologiques qui l’animent et qui rendent sa trajectoire difficilement prévisible et si vulnérable.

En effet, tous les composants de cette zone qu’ils soient vivants ou pas – les humains, les animaux, les plantes, les micro-organismes, les gaz atmosphériques, les roches, l’eau, la matière organique morte – sont liés par des flux et dans des cycles qui ne sont pas encore tous connus et qui se déroulent à des échelles de temps et d’espace très variables.

Certains de ces cycles sont locaux. Par exemple, une feuille grandit au printemps en absorbant du CO2 atmosphérique. Elle tombe au sol et se décompose pour redevenir du CO2 atmosphérique à l’automne suivant.

A l’autre bout de la chaîne, les cycles géologiques s’étalent sur de longues distances. Par exemple, les roches des Alpes s’érodent petit à petit sous l’action des glaciers. Les rivières emportent des particules vers la mer. Et, dans des lagons australiens, des coraux finissent par fabriquer leur squelette avec le calcium alpin.

Certains cycles biologiques sont très rapides, comme ceux de bactéries qui se reproduisent en quelques secondes. Des cycles géologiques peuvent être très longs. La transformation des roches en sol prend des dizaines de milliers d’années.

Bien sûr, les êtres humains sont pris eux aussi dans ces rapports terriblement mêlés, interpénétrés et interdépendants.

A une échelle très locale, chaque corps humain vivant doit satisfaire des besoins métaboliques – il doit respirer, boire, manger, se reposer, s’abriter – ce qui l’amène à interagir avec les êtres vivants et la matière inerte.

A l’échelle globale, certaines activités humaines sont capables par leur développement de changer la trajectoire de toute la zone critique. L’une des plus connues est la combustion des énergies fossiles qui est notamment à l’origine d’un effet de serre. Mais, ce n’est pas la seule, nous pourrions aussi parler des activités industrielles et agricoles qui déstabilisent le cycle de l’eau potable, celui de l’azote ou qui détruisent la biodiversité, etc.

Tous ces phénomènes sont bien documentés.

Cette documentation a contribué à alimenter un discours qui pointe la responsabilité de l’humanité toute entière dans la crise écologique ou dans le « changement global ». Ce discours use souvent de la notion d’Anthropocène.

Le problème avec cette vision, c’est qu’elle est asociale.

En effet, les êtres humains n’agissent pas à l’intérieur de la zone critique en tant qu’êtres humains en général, mais en tant qu’ils appartiennent à des mondes sociaux.

Selon leur nation, leur peuple, leur classe sociale ou leur genre, les êtres humains ont des responsabilités différentes et sont affectés différemment par le basculement écologique.

C’est ce que pointe Murray Bookchin quand il écrit :  » lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président d’ExxonMobil, on calomnie l’un pour tirer l’autre d’affaire. »

Encore, faut-il préciser que la critique de Bookchin ne vise pas les comportements de tel ou tel individu. Elle porte sur le fait que nos sociétés sont structurées par des rapports sociaux de domination et de hiérarchie. De ce fait, les positions sociales qu’occupent les individus y sont associées ou non, à des pouvoirs ou à des capacités d’agir sur les choses et sur les autres.

Le discours de la responsabilité de l’humanité en général masque cette réalité du pouvoir et des rapports sociaux. Ce discours masque le fait qu’il y a un lien historique entre la façon dont sont réglés les rapports entre les gens et la façon dont la nature non-humaine est traitée.

L’anthropologue Maurice Godelier rappelle que les êtres humains ne sont pas les seuls animaux qui vivent en société, mais que ce sont les seuls animaux qui doivent inventer les sociétés hors desquelles ils ne peuvent vivre.

En effet, les êtres humains isolés ne savent pas comment se nourrir, se vêtir, s’abriter, pas plus qu’ils ne peuvent planifier leurs actions ou s’exprimer dans un langage connu d’eux seuls. Tout cela les femmes et les hommes ne peuvent le faire qu’en tant qu’ils naissent, grandissent et vivent en société.

Les êtres humains en société établissent aussi ce qui a de la valeur pour eux et construisent des représentations du monde. Ces valeurs et ces représentations orientent leurs actions à l’intérieur de la zone critique.

Au sein des premières nations australiennes, le territoire fait partie de la famille. A ce titre, les femmes et les hommes lui doivent des obligations. Ils le considèrent comme un être conscient et sensible. Tout ce qui le peuple, les animaux, les plantes, les rivières, le feu, le ciel, le vent est l’objet de soins attentifs.

Les Incas croient que le Grand Inca est le Fils du Soleil. Ils croient que le Grand Inca œuvre pour la prospérité de tous, en contrôlant les conditions de reproduction du monde et des êtres humains. C’est pourquoi ils lui prodiguent des offrandes en retour.

Pour les nations européennes qui colonisent les Amériques à partir du 16è s., les forêts, la terre et ce qu’elle abrite sont de purs objets qui doivent être dominés, défrichés, labourés, creusés afin d’en retirer un maximum de profit.

Dans les mines d’argent de Potosi en Bolivie, dans les plantations de canne à sucre du Brésil et des Caraïbes, les natures humaines et non-humaines sont exploitées avec la même violence destructrice.

Le colonialisme esclavagiste de la mine et de la plantation joue un rôle fondamental pour le développement du premier capitalisme industriel européen. Et cet ordre social colonial et esclavagiste a encore quelque chose à voir avec l’ordre capitaliste qui détermine les rapports entre les êtres humains et avec la nature non-humaine, dans nos sociétés actuelles.

-> Dans la zone critique (2) : le réel et son double, la valeur économique

(c) Gilles Sarter

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Théorie politique et écologie sociale

Théorie politique et écologie sociale

Une théorie politique est une vision du monde social qui vient contredire la vision du monde qui légitime l’ordre social existant et ce dans le but de transformer l’ordre existant. Dans cet article, j’essaie de montrer pourquoi l’écologie sociale, telle que pensée par Murray Bookchin, peut être considérée comme une théorie politique.

La question centrale est celle de la capacité de l’écologie sociale à nous donner une direction, de l’espoir pour opérer un changement radical de société qui prenne en compte le projet d’abolition de toutes les formes d’exploitation – domination et qui prenne au sérieux la question de la place de l’être humain dans la nature.

Une philosophie écologique radicale

Murray Bookchin commence par définir la place de l’être humain dans la nature. Il pointe que celui-ci est le produit du processus évolutionnaire de la nature première. Or l’évolution a produit avec l’être humain un être qui vit toujours en société. Et plus encore, comme le souligne l’anthropologue Maurice Godelier, l’être humain est le seul parmi les « animaux sociaux » à bâtir les sociétés qu’il habite. Ces sociétés constituent ce que appelle Murray Bookchin nomme la « seconde nature » de l’être humain.

Point d’importance cruciale, ce n’est que dans le cadre de la seconde nature que l’être humain peut développer toutes les potentialités acquises au cours de l’évolution (parole, réflexivité, auto-conscience, etc.). La société comme seconde nature émerge au sein de la première nature comme résultat de son évolution. La société est donc un phénomène naturel.

Autre constat de Bookchin l’intervention humaine dans la nature non-humaine – comme l’intervention de tout être vivant – est intrinsèque et inévitable. Affirmer que cette intervention ne devrait pas exister est une idée tout à fait obscure. Comme il est dans la nature des êtres humains de vivre en société, il est naturel que l’intervention des humains dans la nature non-humaine se fasse à travers la société. Finalement l’action transformatrice des sociétés sur la nature non-humaine doit être vue comme le résultat du processus d’évolution de la nature première.

En conclusion, l’écologie sociale est une philosophie de la complétude. C’est-à-dire qu’elle considère que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine.

Autrement dit, l’écologie sociale postule que les humains peuvent être les référents éthiques pour la nature et l’évolution naturelle.

Une éthique émancipatrice et écologique

Si nous considérons que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine alors l’enjeu des sociétés devient celui de l’élaboration d’une éthique objective qui garantirait l’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine : une éthique libertaire et écologique.

Par « épanouissement », Bookchin entend le plein développement des potentialités inscrites dans un être-vivant ou un écosystème. Tout comme nous disons d’une personne qui vit à la hauteur de ses capacités qu’elle est épanouie ou accomplie.

Une éthique objective n’est pas une morale. Elle ne trace pas une ligne entre ce qui est bien (autorisé, encouragé d’un point de vue moral, traditionnel, etc.) et ce qui est mal (proscrit, interdit) mais entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est bénéfique et ce qui est néfaste, en regard de l’objectif d’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine.

Par exemple, si nous admettons que le processus évolutionnaire a conduit à la formation d’un être capable d’auto-conscience et de réflexivité alors une éthique objective s’inspirant de l’évolution devrait privilégier toutes les actions et les modes d’organisations sociales favorisant le développement de ces deux capacités chez tous les êtres humains. A ce titre le seul régime social qui fait appel à la réflexivité et à l’auto-conscience de chacun est la démocratie directe.

Autre exemple, la nature a évolué en se différenciant et en se complexifiant donc en allant de l’uniformité vers la diversité et du simple vers le complexe. Les écologues et les biologistes montrent que la symbiose et le mutualisme ont joué un rôle décisif dans cette évolution. Chez l’être humain, la coopération et l’entraide jouent un rôle crucial dans le développement de ses propres capacités cognitives (parole, réflexivité, etc.) et physiques (bipédie, etc). Une éthique émancipatrice devrait donc promouvoir la coopération et l’entraide.

Troisième exemple, le principe d’unité dans la diversité, tiré de l’observation du fonctionnement des écosystèmes, peut être repris par l’écologie sociale pour promouvoir une société dont les composantes individuelles développent leurs potentialités particulières mais se retrouvent liées entre elles pour former une société stable, diversifiée et créatrice de nouveauté.

Le mutualisme devient un bien intrinsèque en vertu de sa capacité à favoriser l’évolution de la variété individuelle dans la complémentarité ou l’entraide. Nous n’avons besoin de rien d’autre pour affirmer son rôle comme un desideratum de la nature et de la société.

L’élargissement de cette manière de penser à la nature non-humaine permet d’envisager ce que pourrait être une éthique écologique. La question décisive est celle de la manière dont nous socialisons avec la nature non-humaine afin de la rendre plus féconde, variée, complète, intégrée.

(c) Gilles Sarter

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Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Dans la théorie de l’écologie sociale, telle qu’elle est formulée par Murray Bookchin, l’adjectif « sociale » souligne une idée forte. Les problèmes écologiques découlent fondamentalement de « problèmes sociaux », c’est-à-dire de l’existence de hiérarchies et de rapports sociaux d’exploitation et de domination entre les êtres humains.

Logiquement, il découle de cette idée fondamentale que la résolution des problèmes écologiques appelle l’abolition de ces rapports indésirables. Les luttes émancipatrices deviennent de ce fait des luttes écologiques.

Rapports de classes et problèmes écologiques

La finalité dernière de la production économique en régime capitaliste est la production de plus-value. Cette plus-value est toujours réintroduite dans le cycle de production pour produire encore plus de plus-value. C’est une question de nécessité pour les capitalistes dans la compétition qui les opposent les uns aux autres.

Cette production de plus-value repose sur deux conditions:

1- il faut produire des marchandises (objets ou services) possédant une certaine valeur d’usage. Cette première condition est lourde de conséquences pour la planète, car la production infinie de plus-value appelle une production infinie de marchandises qui « dévore le monde »;

2- la création de plus-value, à travers la production de marchandises, nécessite l’exploitation d’une force de travail. Un travailleur est exploité quand quelqu’un s’approprie les résultats d’une partie de ses efforts. Dans le régime capitaliste, ce surtravail génère la plus-value.

Mais revenons encore à la première condition. La plus-value ne peut être obtenue qu’en produisant des marchandises qui présentent une certaine valeur d’usage. Dans le régime capitaliste, l’organisation de la production de marchandises est liée à la « compétence » qui est un type particulier de savoir : 1/ qui donne autorité dans la production ; 2/ qui est institutionnellement attribuée (diplômes, titres, certificats, attestations, etc) ; 3/ qui se reproduit structurellement (au sein des familles et par l’intermédiaire du système scolaire) ; 4/ qui donne accès à des profits matériels et symboliques.

La « compétence » dessine un rapport social d’exploitation, dans la mesure où les compétents consomment le produit d’une quantité de travail social supérieure à la quantité de travail qu’ils fournissent eux-mêmes à la société. Côté productivisme, la logique des capitalistes est de «produire pour le profit», celle des compétents est de «produire pour produire». Les deux logiques sont lourdes de périls écologiques.

Le concept d’exploitation capitaliste avancé prend donc tout son sens dans l’unité de l’exploitation-destruction de la nature et l’exploitation-domination d’êtres humains (travailleurs, « moins-compétents ») par d’autres êtres humains (capitalistes, « plus-compétents).

Autrement dit le problème écologique est bien à la racine un problème social.

Violence de classe et violence de nation

La création de l’État-nation moderne s’accompagne de la déclaration d’appropriation commune d’un territoire par une population qui l’occupe. Cette appropriation est aussi exigence d’en faire un usage commun. Cette exigence formelle est propre à consolider l’idée tout aussi formelle de solidarité et d’égalité entre les « nationaux ».

En même temps, elle creuse un fossé entre ceux qui partagent la propriété du territoire commun et ceux qui en sont exclus. Le « commun » national exclut l’étranger, non seulement extérieur, mais aussi intérieur. L’étranger intérieur est décrit comme étant venu d’ailleurs à une date indéfinie et comme étant trop différent pour faire partie de la communauté des « nationaux ».

Dans les pays du centre historique du capitalisme, la déclaration d’appropriation commune du territoire a protégé ce dernier de son abandon total et immédiat à la toute-puissance du capitalisme. Il en est allé tout autrement dans les colonies. Les puissances coloniales – à la fois étatiques et capitalistes – ont été en capacité de faire de ces territoires, de leurs sols et de leurs sous-sols, de purs objets de profit pour les capitalistes et de gloire pour les compétents (administrations civiles et militaires).

Sur les terres prétendument « vierges », les colons ont déforesté, déstructuré l’écologie, comme nulle part ailleurs. Cela supposait que les populations autochtones soient dispersées, que les solidarité familiales et communautaires soient brisées, que les femmes, les hommes et les enfants soient réduits en force de travail servile et dépossédés de leur existence sociale et culturelle.

Voilà, en termes de système des nations, en quoi consiste le colonialisme et sa continuation à travers la colonialité : une étroite connexion entre destruction matérielle et socio-culturelle. Cette destruction a constitué et constitue encore une condition essentielle de l’expansion du capitalisme du centre.

L’exploitation capitaliste comporte un double mouvement. Elle se déploie en exploitation et destruction à travers la planète et elle aspire en retour les dépossédés à travers les migrations vers le centre, pour les disposer au bas de l’échelle de classes.

La « nation » (l’origine nationale, ethnique, « raciale », etc) est ainsi soumise à un rapport de classe, et la classe se trouve hiérarchisée entre « nations » (« races », ethnie, religions, etc.). La « nation » est un rapport social qui découle du mécanisme capitaliste de l’exploitation. La plus-value qu’elle génère, assure sa perpétuation.

En tant qu’elle est consubstantielle de l’exploitation capitaliste, la domination de « nation » (le racisme, la xénophobie, etc.) est un élément du problème écologique.

Rapports de classes et domination masculine

La domination masculine semble se perdre dans la nuit des temps mais elle est surdéterminée par le capitalisme.

Dans le capitalisme, la force de travail féminine fixée au domicile (à partir de la fin du 19è s. jusqu’à très récemment, après 1968) est dépourvue de valeur marchande socialement sanctionnée sur le marché. Le labeur des femmes se trouve donc réduit, dans les catégories de l’économie politique capitaliste, à n’être qu’une valeur d’usage qui est renvoyée au statut de fonction naturelle, la reproduction de la force de travail masculine. Pour une large part, le labeur féminin de reproduction n’est même pas considéré comme travail.

La dévaluation du statut des femmes qui résulte de cette non-reconnaissance sociale indique en retour quelle place leur reviendra à mesure qu’elles accéderont au salariat : une force de travail moins bien rémunérée et une compétence moins bien reconnue.

Au fur et à mesure qu’elles accèdent à des positions professionnelles, ces positions sont moins valorisées que dans l’état précédent du système (enseignantes, chercheuses, ingénieures, docteures, etc.). Plus les métiers, les titres, les diplômes, les fonctions se féminisent, plus ils sont dévalorisés. Ce phénomène devrait constituer un point d’interrogation pour la discussion des stratégies des luttes féministes : « ascension sociale » des femmes dans le système existant ou lutte pour l’émancipation vis-à-vis de l’exploitation capitaliste.

Le capitalisme moderne a construit le sexe comme rapport social, tout comme il l’a fait avec la « nation ». En tant qu’elles sont déconstruction du régime de classe, les luttes féministes sont des luttes écologiques.

Le rapport d’âges

Comme l’origine du rapport social de sexe, le rapport social d’âges semble se perdre dans la nuit des temps. Mais il est lui aussi surdéterminé par le capitalisme.

Dans l’économie politique bourgeoise, la force de travail des plus jeunes est considérée comme valant moins que celle des moins jeunes.

Ce phénomène s’observe dans ce qu’il est convenu d’appeler le « travail des enfants ». Dans les sociétés où ce type de travail est en principe interdit, la différenciation par l’âge est entretenue par des dispositifs légaux (contrats jeunes, contrats d’apprentissage, TUC, postdoc, etc.) qui permettent aux employeurs de disposer d’une force de travail à moindre rémunération. Comme les travailleurs racisés, comme les travailleuses, les jeunes forment une classe dans la classe.

Révolution écologique

Que pouvons-nous concevoir sous le nom de « révolution écologique » ? Qu’elle découle rigoureusement des démonstrations qui précèdent.

Lire aussi « Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale »

S’il est vrai que a) les activités économiques capitalistes sont motivées en dernier ressort par la poursuite effrénée de plus-value, b) que la poursuite effrénée de plus-value « dévore la planète » par le productivisme effréné qui la soutient, c) que ce système repose sur des rapports sociaux d’exploitation-domination (des travailleurs par les capitalistes, des « moins compétents » par les « plus compétents, des « non-nationaux » par les « nationaux », des femmes par les hommes, des « plus jeunes » par les « moins jeunes) alors il n’est de véritable lutte écologique que dans les luttes émancipatrices collectives qui permettront d’abattre ces rapports d’exploitation-domination pour les remplacer par des rapports égalitaires, solidaires et démocratiques.

Gilles Sarter

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Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Comme toute théorie politique, l’écologie sociale a une histoire. C’est en la retraçant que nous comprenons la logique qui a conduit à sa formulation.

Renverser le capitalisme

Murray Bookchin naît, en 1921, dans le Bronx (New-York), au sein d’une famille d’origine russe. Il grandit dans un quartier animé par le militantisme syndical et politique (socialiste, anarchiste, communiste). Jeune adolescent, il est membre de la Young Communist League (YCL). Le rôle joué par l’URSS stalinienne dans la guerre d’Espagne que Bookchin considère comme anti-révolutionnaire, puis le pacte germano-soviétique de 1939, l’amènent à remettre en question son adhésion à la YCL. Il en est finalement exclu en 1939.

La même année, il adhère au Socialist Workers Party, alors principal parti trotskiste aux USA. Il commence à travailler comme ouvrier dans une fonderie, puis entre chez General Motors. Son activité militante est principalement syndicale. Il place ses espoirs dans l’action du mouvement syndicaliste, pour le renversement du capitalisme. Son opinion change suite à l’important mouvement de grève de 1946-48 qui se termine par l’acceptation par les ouvriers de compensations financières.

Bookchin en tire la conclusion que le nouveau prolétariat industriel d’après guerre s’est accommodé de la société capitaliste et qu’il ne jouera pas le rôle d’agent révolutionnaire. Bookchin pense que les ouvriers de l’industrie se sont soumis à l’éthique du travail, avec ses règles, ses hiérarchies, ses récompenses et ses punitions. Au lieu de lutter pour changer de régime économique, ils se contentent de chercher à améliorer leur condition dans le régime capitaliste. Il faut donc former un autre acteur collectif du changement.

De la démocratie à l’écologie

En 1950, Bookchin quitte son emploi et reprend les études. Il quitte le Socialist Workers Party et se rapproche du Movement for a Democracy of Content, créé par d’anciens communistes allemands qui se sont réfugiés aux USA pour échapper aux persécutions du régime nazi.

Le mouvement promeut un modèle démocratique de fond, entièrement participatif et sans État. Il rejette aussi l’idée de lutte des classes pour adopter celle d’une révolution par une majorité, non-étiquetée et trans-classes.

En 1952, Bookchin publie un article sur « The Problem of Chemicals in Food ». il y dénonce la présence d’additifs dans les aliments et leurs effets sur la santé. A partir de cette date, il s’intéresse de plus en plus à l’écologie. Son intérêt pour cette question est immédiatement politique. Bookchin a l’ambition de raviver l’engouement militant anti-capitaliste. Pour ce faire, il cherche dans les questions de son époque ce qui pourrait représenter une alternative au marxisme prolétarien. Cette alternative il pense la trouver dans l’écologie.

Les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux

Dans les années 1960, l’adhésion de Bookchin à l’idée d’une démocratie sans État l’amène à se rapprocher du courant anarchiste. Il cofonde la fédération des anarchistes de New-York. A la même période, il publie « Écologie et pensée révolutionnaire ». Dans cet article, il utilise pour la première fois l’expression « écologie sociale » qu’il emprunte à Erwin Gutkind.

L’adjectif « social » en matière d’écologie souligne une idée fondamentale : les problèmes écologiques sont foncièrement des problèmes sociaux, nécessitant des changements sociaux fondamentaux. Ces problèmes sociaux, ce sont les rapports de hiérarchie, de domination et d’exploitation qui prévalent dans l’organisation des sociétés modernes capitalistes.

L’idée centrale de l’écologie sociale est donc qu’il y a un lien entre la façon dont les gens se traitent entre-eux et la façon dont ils traitent la planète. Bookchin tranche ainsi, dès les années 1960, le débat entre anthropocène et capitalocène:

« Lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président de Exxon, on en tire un d’affaire pour calomnier l’autre. »

La façon de penser qui présente l’humanité « en général » comme responsable de la destruction de la nature est une façon de penser asociale qui condamne aussi les victimes humaines des formes de dominations sociales.

Ces conclusions ont une importance cruciale pour l’action politique. Bookchin pense, nous l’avons vu plus haut, qu’il faut bâtir un mouvement populaire majoritaire, pour renverser le régime capitaliste. La poursuite infinie du profit conduisant à des catastrophes écologiques, Bookchin imagine que cette question peut être le catalyseur de ce grand rassemblement citoyen. Mais, il prévient que celui-ci ne pourra pas être amené à se concrétiser, sur la base d’un discours qui incrimine l’humanité toute entière et ne discrimine pas entre les niveaux de responsabilité :

« Un tel discours environnementaliste rend pratiquement impossible un rassemblement populaire. Les dominés savent que l’humanité s’organise hiérarchiquement autour de divisions compliquées uniquement à leur détriment. Les noirs, les pauvres, les habitants du Tiers-monde, les femmes le savent. Le mouvement d’écologie radicale doit le savoir aussi. »

La théorie politique de l’écologie sociale

Dans les années 1970, Bookchin co-fonde l’Institut pour l’Écologie Sociale, dans le Vermont. Les gens y viennent pour s’instruire sur l’écologie, la critique sociale, le féminisme et tout un ensemble d’autres disciplines en lien avec l’écologie sociale (comme l’agroécologie par exemple).

En 1987, Bookchin rencontre Janet Biehl qui vient de soutenir un doctorat en études de genre. Il l’invite à participer à l’animation de l’Institut. A partir de cette date et jusqu’à la mort de Bookchin (2006), ils co-écrivent et écrivent chacun de leur côté de nombreux ouvrages, à travers lesquels ils approfondissent et précisent la théorie politique de l’écologie sociale.

La question de la hiérarchie et des dominations y tient une place centrale. S’inspirant de la tradition anarchiste, Bookchin et Biehl considèrent leur suppression comme un principe primordial pour prendre le chemin d’une société écologique, libre, solidaire et égalitaire. Ce ne sont pas seulement l’exploitation capitaliste et la domination étatique qu’il faut abattre mais aussi les dominations et oppressions d’âges, de sexe, de race, de sexualité, etc.

De la même manière, les rapports de la société humaine à la nature non-humaine doivent être transformés.

L’écologie sociale n’est ni primitiviste (prônant le « retour à la nature »), ni écolo-mystique, ni environnementaliste (elle ne considère pas la nature comme un stock passif de ressources à préserver). L’écologie sociale conçoit l’humanité comme faisant partie de la nature, tout en pointant que les humains diffèrent profondément des formes de vie non-humaines par leurs capacités de réflexivité, d’auto-conscience et de communication symbolique.

Du municipalisme au communalisme

La construction d’une société écologique présuppose l’application d’une éthique de la complémentarité et d’une économie morale qui respectent les autres formes de vie dans leur propre intérêt et qui agissent à leur égard sur le mode du mutualisme. Bookchin et Biehl imagine que la structure de cette société pourrait prendre la forme de municipalités démocratiques et confédérées, adaptées à leurs écosystèmes.

Tout au long des années 1990, ils défendent ces conceptions et en particulier le municipalisme libertaire auprès des mouvements anarchistes étasuniens et européens. Ils insistent notamment sur l’idée que la liberté exige des institutions. Depuis 1968, Bookchin appelle ces institutions des « formes de liberté ». Il s’agit principalement d’assemblées confédérées de citoyen.nes, fonctionnant sur la base de la délibération démocratique et de la prise de décision au vote majoritaire.

Les associations anarchistes que rencontrent Biehl et Bookchin n’adhèrent pas à cette conception du municipalisme et notamment à la règle de la majorité. Ils avancent que dans chaque décision, les personnes mises en minorité vont perdre. Elles devront se conformer à des décisions qu’elles n’approuvent pas. Le municipalisme libertaire ne serait, selon ses contradicteurs, qu’un moyen de faire entrer clandestinement l’étatisme dans l’anarchisme et les assemblées municipales ne seraient rien de plus que des États miniatures.

En 1999 et face à cette opposition, Murray Bookchin décide d’abandonner la référence à l’anarchisme et d’opérer un virage vers le communalisme. Il considère que cette étiquette est plus précise que « municipalisme libertaire » pour désigner sa théorie politique.

Le communalisme oppose explicitement la communauté démocratique, plutôt que l’individu, au régime capitaliste et à l’État.

Biehl, pour sa part, arrive à la conclusion que si les anarchistes n’acceptent pas le municipalisme libertaire, personne ne le fera. Il est mort-né. De plus, elle avance que la conception de l’État comme étant totalement et entièrement malfaisant est incorrecte. L’État, selon elle, a été dans le passé et peut à nouveau être, dans le futur, un moyen de redistribuer les richesses et de faire respecter les droits humains par une législation adéquate. Biehl pense que nos sociétés ont besoin d’une plus grande démocratisation à tous les niveaux, locaux et fédéraux. Elle considère que les communautés locales ne sont pas en mesure de freiner le grand capitalisme international qui, lui, ne demande pas mieux que le démantèlement de l’État et l’élimination de ses lois.

Les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques

Au-delà des divergences finales entre Bookchin et Biehl, nous retiendrons la proposition centrale de l’écologie sociale.

Les défis écologiques impliquent de penser ensemble ce qui est socialement juste avec ce qui est écologiquement nécessaire. L’écologie pour être radicale doit travailler à cette conciliation. Elle doit démontrer que les destructions écologiques dérivent de rapports sociaux d’exploitation et de domination et qu’en conséquence, les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques et que les luttes écologiques sont des luttes émancipatrices.

Le rapport des humains à la nature non-humaine est très différent selon que les premiers vivent dans des sociétés démocratiques et solidaires ou dans des sociétés dirigées par des classes dominantes et exploiteuses. Ce constat vaut pour le changement global. Notre rapport à ce changement sera très différent selon que nous vivrons dans une forme de société ou dans une autre.

Gilles Sarter

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L’infra-politique et la résistance souterraine

L’infra-politique et la résistance souterraine

Avec la notion d’infra-politique, l’anthropologue James C. Scott veut attirer l’attention sur les luttes politiques qui sont conduites quotidiennement par les groupes subalternes, dominés, oppressés ou exploités.

Une action politique discrète mais élémentaire

A ce sujet, voir un article sur les subaltern studies

Le terme infra-politique évoque l’idée d’une action politique qui est discrète. Les groupes subalternes ont, en effet, toutes les raisons de craindre d’avancer leurs opinions et leurs actes de résistance à visage découvert. Dans bien des situations, la discrétion paraît mieux adaptée face aux groupes dominants qui sont mieux armés pour remporter une lutte ouverte.

Le déguisement ou l’opacité peuvent donc être des vrais choix tactiques.

L’idée d’infra-politique renvoie aussi à la notion d’infra-structure. L’infra-politique fournit, en effet, les bases ou les fondations culturelles ou sociales sur lesquelles se construisent les actions politiques plus visibles ou transparentes.

La logique de l’infra-politique

Pour James C. Scott, l’infra-politique est essentiellement une forme stratégique que la résistance des subalternes doit adopter lorsqu’ils sont soumis à un trop grand danger.

Cette stratégie impose alors une logique et des modalités pratiques totalement différentes de celles que la pensée commune attribue à l’activité politique publique, dans les démocraties libérales modernes.

Ainsi, toutes les actions infra-politiques prennent des formes qui sont conçues pour dissimuler les véritables intentions, derrière un sens apparent. Il y a là deux grandes différences avec la politique transparente.

Premièrement, les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. Ainsi, aucune ligne symbolique n’est tracée publiquement et aucune revendication n’est clairement formulée. L’esclave ou le colonisé ne peuvent pas dire ouvertement « l’ennemi c’est l’esclavagiste ou « l’ennemi c’est le colon ». Ils ne peuvent pas non plus revendiquer de manière publique la fin de l’esclavage ou la décolonisation.

Deuxièmement, dans le cadre de l’infra-politique, les personnes n’agissent jamais au nom du groupe dominé ou opprimé. Cela serait contre-productif. Si les colonisés occupent un lopin de terre du colon ou si les serfs braconnent dans les forêts du seigneur c’est pour « vivre » ou pour « survivre », ce n’est pas pour revendiquer l’émancipation de leur groupe.

Lire aussi un article sur la naissance de la classe ouvrière en G.B.

De manière générale, face à la domination matérielle (appropriation du travail, des récoltes, expropriation des terres…), la résistance publique peut prendre la forme de grèves, de rébellions ouvertes, de manifestations, de pétitions… La résistance infra-politique prend, quant à elle, la forme d’un faible empressement à s’exécuter, de squats, d’occupations ou encore d’appropriations masquées…

Face à la domination statutaire ou symbolique, l’infra-politique n’agit pas par la promotion publique de l’égalité ou par la récusation transparente de l’idéologie dominante, mais par des contes populaires de vengeance, l’utilisation symbolique de rituels d’agression ou de carnavals, par des ragots, des rumeurs ou par le développement de cultures dissidentes.

Une organisation erratique

Sur le plan pratique, la logique de l’infra-politique est de ne pas laisser de traces. Il n’y a pas d’écrits à saisir, les échanges sont oraux et de l’ordre de la conversation. Il n’y a pas de chefs ou d’élites désignées dont on pourrait établir la liste et que l’on pourrait arrêter. Le leadership est informel.

Il n’y a pas non plus d’organisation à démanteler. Comme l’activité au grand jour est exclue, elle est élaborée au sein de réseaux informels, dans les familles, les voisinages, les communautés de vie quotidienne, entre amis ou collègues de travail. Les attroupements au marché, au café, aux lieux de culte, les assemblées de quartier ou de village, les célébrations et festivités fournissent des structures de rencontre et une couverture à l’activité de résistance.

Une vraie politique

Dans les démocraties libérales modernes, l’activité reconnue comme « politique » concerne généralement l’action politique transparente qu’elle soit parlementaire, gouvernementale ou partisane et électorale. Par ailleurs, les formes bien visibles de contestation, de revendication ou de protestation comme les manifestations, les grèves ou les émeutes captent facilement l’attention des grands médias.

Lire « Pour une politique de la dignité« 

En revanche, la plus grande part de la vie politique active des groupes subalternes est rarement reconnue comme politique. Une des raisons à cela est que les libertés formelles d’expression et d’association ont en principe réduit les difficultés et les risques à s’exprimer publiquement sur des sujets politiques. Dès lors, ce qui n’est pas porté sur la place publique n’apparaît plus comme appartenant au domaine du politique.

Pourtant, la vaste majorité des gens sont encore pris dans des rapports de sujétion de tous ordres (économiques, racistes, sexistes ou encore d’âge).

Pour les groupes opprimés, marginalisés ou paupérisés l’expression politique au grand jour est loin de constituer la part la plus importante de leur activité politique.

Et, en effet, l’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière. Elle répond à des plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés que les activités auxquelles on réserve la qualification « politique », dans les démocraties libérales.

Un autre point de vue

Pour J. C. Scott, l’attention exclusive portée aux activités ouvertement déclarées nous fait passer à côté de cet espace immense qui s’étend entre l’inactivité et la révolte et qui constitue le terrain de l’action politique des subalternes.

Cette attention ciblée aux résistances et revendications transparentes ne permet pas de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de fleurir sur la scène publique. Ainsi, les bouleversements des mouvements pour les droits civils et pour le Black Power des années 60 ne sont pas compréhensibles si on ne comprend pas le rôle des discours en coulisse parmi les étudiants, les hommes d’église, les paroissiens noirs.

L’infra-politique doit être appréhendée comme une forme élémentaire et fondamentale de la politique.

Sans cette composante élémentaire, l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie, la persécution, l’exploitation ou la domination qui sont le sort commun de la plupart des femmes et des hommes, c’est la seule et véritable vie politique.

Gilles Sarter

Source:

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éditions Amsterdam.

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