Domination

Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Stratégies de l’autonomie: institution et réflexivité

Pour les groupes dominés, la question de l’action politique émancipatrice est liée à celle de l’autonomie, c’est-à-dire à la capacité de se déterminer soi-même.

Sur le plan des structures sociales objectives, c’est la capacité à s’auto-organiser, à construire des institutions (partis politiques, syndicats, associations…) durables et indépendantes. Sur le plan des structures sociales mentales, c’est la capacité à s’auto-définir soi-même, en rompant avec les visions et les divisions du monde imposées par les dominants (identitarisme, essentialisme, racisme, sexisme…).

Les problèmes de l’autonomie

Dans leur lutte pour l’autonomie, les dominés sont confrontés à un certain nombre de problèmes que ne connaissent pas les dominants. Alors que les dominés doivent inventer des nouvelles formes d’action et de pensée, les dominants peuvent se contenter d’un statu quo sur les structures sociales mentales et objectives existantes. Or il est plus économique de se conformer aux structures établies que de s’en extraire.

Abdellali Hajjat, Les dilemmes de l’autonomie : assimilation, indigénisme et libération, site Quartiers XXI, 7 octobre 2015

Il en résulte que les groupes de dominés sont traversés par ce qu’Abdellali Hajjat appelle des dilemmes de l’autonomie. Ces dilemmes peuvent conduire à des conflits internes et à des scissions.

Les analyses du sociologues sont issues de l’observation de mouvements de lutte de l’immigration : mouvements anticolonialistes algériens, mouvement des travailleurs immigrés (1960-1970), mouvement des jeunes immigrés (1980-1990), organisations musulmanes, noires, sans-papiers ou de femmes racisées.

L’alliance entre représentants et représentés

Le mouvement nationaliste algérien né en France dans les années 1920 a réussi à construire son autonomie politique sur l’alliance entre une émigration algérienne politique et une émigration de travail faiblement politisée.

Ce rapprochement entre les deux groupes était facilité par une forme de connivence. Ils étaient tous les deux constitués principalement de jeunes hommes, confrontés à la même expérience de l’émigration, notamment à la séparation avec leur milieu familial et social d’origine.

La politisation de l’émigration de travail, par l’action des émigrés politiques, conduisit à la création d’un nouveau groupe social, celui des « Algériens », ayant un objectif précis, l’indépendance territoriale de l’Algérie et la souveraineté nationale du peuple algérien.

Grâce à cette alliance avec l’émigration de travail, les premiers émigrés politiques purent s’affranchir de la nécessité de chercher l’appui de grands partis politiques français, stratégie qui aurait pu conduire à leur mise sous-tutelle. Les mouvements d’émigrés, après les Indépendances, connurent une situation différente.

Le défaut d’institutions autonomes

Le Mouvement des Travailleurs Arabes (1972-1976) et les mouvements des jeunes immigrés (années 1980-1990) ne réussirent pas à opérer une jonction solide avec les populations qu’ils voulaient représenter et donc à construire des organisations politiques durables.

Le MTA était principalement composé d’étudiants, de militants de la cause palestinienne, d’opposants aux dictatures de leur pays d’origine et d’ouvriers politisés. Ils ne réussirent pas à surmonter les divisions de nationalités et de classes internes à la population émigrée.

En ce qui concerne la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983), la plupart des marcheurs étaient des enfants de harkis, catégorie de population stigmatisée au sein de l’émigration. Ils éprouvèrent de ce fait une grande difficulté à se poser en porte-paroles de l’ensemble des jeunes émigrés. Le succès de la Marche s’explique davantage par le soutien de militants de gauche, de journalistes et de membres du gouvernement socialiste que par l’adhésion active et massive de ces derniers.

Or pour Abdellali Hajjat, c’est cette incapacité à construire un lien entre représentants et représentés qui a conduit directement à l’impossibilité de bâtir des institutions politiques ou militantes autonomes au sein des minorités.

Une institution au sens ordinaire (parti, syndicat, association…) est une structure sociale qui est créée par des individus mais qui survit à leur départ et qui continue à remplir les fonctions pour lesquelles elle a été créée (porter la « cause », mener la « lutte »…).

Les organisations qui n’arrivent pas à opérer une jonction entre représentants et représentés ne survivent pas au désengagement de leurs fondatrices et fondateurs.

La stratégie assimilationniste

Les dilemmes de l’autonomie mentale portent sur les catégories de pensées qui permettent aux groupes dominés de se penser et de penser les divisions du monde social. Abdellali Hajjat identifie trois idéaux-types de stratégies mises en œuvre par les militants minoritaires.

La stratégie assimilationniste adopte les catégories de pensée d’un racialisme inavoué. Si le racialisme avoué croit en la supériorité d’une « race » ou d’une culture sur une autre, le racialisme inavoué proclame l’égalité entre les êtres humains mais à condition qu’ils se soumettent à un processus d’assimilation.

En d’autres termes, les dominés peuvent s’émanciper mais si et seulement si ils abandonnent des mœurs, des pratiques, des croyances considérés comme inférieurs.

Pour Abdellali Hajjat, les stratégies assimilationnistes ne peuvent être considérées comme des stratégies d’autonomisation efficaces. En effet, il n’y a pas plus hétéronome que d’accepter la négation de sa propre individualité.

La stratégie de l’indigénisme

Abdellali Hajjat voit dans la stratégie de l’indigénisme, une forme de perpétuation d’une catégorie de la pensée dominante, l’essentialisme. L’essentialisme réduit l’identité des individus ou des groupes à quelques caractéristiques permanentes de types « raciales », religieuses, culturelles ou sociales [1].

Pour Edward Saïd (Culture et Impérialisme), l’impasse de l’indigénisme réside dans l’acceptation des termes et conséquences de l’impérialisme lui-même : la division du monde et le dressage des êtres humains les uns contre les autres (noirs contre blancs, musulmans contre chrétiens, juifs contre arabes…).

Abdellali Hajjat associe une autre impasse à l’indigénisme. La focalisation sur quelques traits identitaires constituerait un obstacle pour les approches intersectionnelles. Si la pureté de l’identité devient la préoccupation essentielle, elle peut conduire à rejeter les alliances avec les groupes qui ne la partagent pas, mais dont les membres vivent des formes de domination ou d’oppression similaires (racisme, exploitation économique, sexisme…).

La stratégie de l’humanisme radical

Finalement, la stratégie que Abdellali Hajjat préconise est celle de l’humanisme réel ou humanisme radical dont il rattache la tradition à Edward Saïd et Franz Fanon. Cette humanisme tente de subvertir les catégories de la pensée dominante, en s’appuyant sur trois recommandations.

Premièrement, l’humanisme radical engage à refuser l’essentialisme, c’est-à-dire la réduction de la complexité des individualités à quelques caractères.

Deuxièmement, il s’appuie sur l’exercice de la capacité de distanciation vis-à-vis de soi et du monde.

Le monde social tel qu’il existe est contingent et non nécessaire. Il peut être déconstruit et reconstruit. L’individu est un sujet déterminé socialement. Il doit donc faire preuve de réflexivité à l’égard de ses propres manières d’agir et de penser s’il ne veut pas être le simple jouet de ses déterminations sociales et culturelles.

Troisièmement, l’humanisme radical engage chaque individu à reconnaître ses propres privilèges (de genre, de classe, de « race »…), à agir contre leur perpétuation à travers ses propres comportements et à soutenir les luttes des groupes dominés.

Gilles Sarter

[1] Le philosophe Norman Ajari s’inscrit en faux contre cette vision de l’indigénisme. Voir par exemple, Faire vivre son essence et La faillite du matérialisme abstrait sur le site du PIR.

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L’infra-politique et la résistance souterraine

L’infra-politique et la résistance souterraine

Avec la notion d’infra-politique, l’anthropologue James C. Scott veut attirer l’attention sur les luttes politiques qui sont conduites quotidiennement par les groupes subalternes, dominés, oppressés ou exploités.

Une action politique discrète mais élémentaire

A ce sujet, voir un article sur les subaltern studies

Le terme infra-politique évoque l’idée d’une action politique qui est discrète. Les groupes subalternes ont, en effet, toutes les raisons de craindre d’avancer leurs opinions et leurs actes de résistance à visage découvert. Dans bien des situations, la discrétion paraît mieux adaptée face aux groupes dominants qui sont mieux armés pour remporter une lutte ouverte.

Le déguisement ou l’opacité peuvent donc être des vrais choix tactiques.

L’idée d’infra-politique renvoie aussi à la notion d’infra-structure. L’infra-politique fournit, en effet, les bases ou les fondations culturelles ou sociales sur lesquelles se construisent les actions politiques plus visibles ou transparentes.

La logique de l’infra-politique

Pour James C. Scott, l’infra-politique est essentiellement une forme stratégique que la résistance des subalternes doit adopter lorsqu’ils sont soumis à un trop grand danger.

Cette stratégie impose alors une logique et des modalités pratiques totalement différentes de celles que la pensée commune attribue à l’activité politique publique, dans les démocraties libérales modernes.

Ainsi, toutes les actions infra-politiques prennent des formes qui sont conçues pour dissimuler les véritables intentions, derrière un sens apparent. Il y a là deux grandes différences avec la politique transparente.

Premièrement, les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. Ainsi, aucune ligne symbolique n’est tracée publiquement et aucune revendication n’est clairement formulée. L’esclave ou le colonisé ne peuvent pas dire ouvertement « l’ennemi c’est l’esclavagiste ou « l’ennemi c’est le colon ». Ils ne peuvent pas non plus revendiquer de manière publique la fin de l’esclavage ou la décolonisation.

Deuxièmement, dans le cadre de l’infra-politique, les personnes n’agissent jamais au nom du groupe dominé ou opprimé. Cela serait contre-productif. Si les colonisés occupent un lopin de terre du colon ou si les serfs braconnent dans les forêts du seigneur c’est pour « vivre » ou pour « survivre », ce n’est pas pour revendiquer l’émancipation de leur groupe.

Lire aussi un article sur la naissance de la classe ouvrière en G.B.

De manière générale, face à la domination matérielle (appropriation du travail, des récoltes, expropriation des terres…), la résistance publique peut prendre la forme de grèves, de rébellions ouvertes, de manifestations, de pétitions… La résistance infra-politique prend, quant à elle, la forme d’un faible empressement à s’exécuter, de squats, d’occupations ou encore d’appropriations masquées…

Face à la domination statutaire ou symbolique, l’infra-politique n’agit pas par la promotion publique de l’égalité ou par la récusation transparente de l’idéologie dominante, mais par des contes populaires de vengeance, l’utilisation symbolique de rituels d’agression ou de carnavals, par des ragots, des rumeurs ou par le développement de cultures dissidentes.

Une organisation erratique

Sur le plan pratique, la logique de l’infra-politique est de ne pas laisser de traces. Il n’y a pas d’écrits à saisir, les échanges sont oraux et de l’ordre de la conversation. Il n’y a pas de chefs ou d’élites désignées dont on pourrait établir la liste et que l’on pourrait arrêter. Le leadership est informel.

Il n’y a pas non plus d’organisation à démanteler. Comme l’activité au grand jour est exclue, elle est élaborée au sein de réseaux informels, dans les familles, les voisinages, les communautés de vie quotidienne, entre amis ou collègues de travail. Les attroupements au marché, au café, aux lieux de culte, les assemblées de quartier ou de village, les célébrations et festivités fournissent des structures de rencontre et une couverture à l’activité de résistance.

Une vraie politique

Dans les démocraties libérales modernes, l’activité reconnue comme « politique » concerne généralement l’action politique transparente qu’elle soit parlementaire, gouvernementale ou partisane et électorale. Par ailleurs, les formes bien visibles de contestation, de revendication ou de protestation comme les manifestations, les grèves ou les émeutes captent facilement l’attention des grands médias.

Lire « Pour une politique de la dignité« 

En revanche, la plus grande part de la vie politique active des groupes subalternes est rarement reconnue comme politique. Une des raisons à cela est que les libertés formelles d’expression et d’association ont en principe réduit les difficultés et les risques à s’exprimer publiquement sur des sujets politiques. Dès lors, ce qui n’est pas porté sur la place publique n’apparaît plus comme appartenant au domaine du politique.

Pourtant, la vaste majorité des gens sont encore pris dans des rapports de sujétion de tous ordres (économiques, racistes, sexistes ou encore d’âge).

Pour les groupes opprimés, marginalisés ou paupérisés l’expression politique au grand jour est loin de constituer la part la plus importante de leur activité politique.

Et, en effet, l’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière. Elle répond à des plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés que les activités auxquelles on réserve la qualification « politique », dans les démocraties libérales.

Un autre point de vue

Pour J. C. Scott, l’attention exclusive portée aux activités ouvertement déclarées nous fait passer à côté de cet espace immense qui s’étend entre l’inactivité et la révolte et qui constitue le terrain de l’action politique des subalternes.

Cette attention ciblée aux résistances et revendications transparentes ne permet pas de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de fleurir sur la scène publique. Ainsi, les bouleversements des mouvements pour les droits civils et pour le Black Power des années 60 ne sont pas compréhensibles si on ne comprend pas le rôle des discours en coulisse parmi les étudiants, les hommes d’église, les paroissiens noirs.

L’infra-politique doit être appréhendée comme une forme élémentaire et fondamentale de la politique.

Sans cette composante élémentaire, l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie, la persécution, l’exploitation ou la domination qui sont le sort commun de la plupart des femmes et des hommes, c’est la seule et véritable vie politique.

Gilles Sarter

Source:

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éditions Amsterdam.

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