Capitalisme

Les relations aux choses avant les relations entre êtres humains

Les relations aux choses avant les relations entre êtres humains

Pour Louis Dumont, la civilisation moderne se distingue de toutes les autres par la primauté qu’elle accorde aux relations aux choses, sur les relations entre les êtres humains. Ce trait décisif correspond aussi à la prééminence qui y est donnée à l’action économique, à l’intérieur de l’action humaine.

Selon l’anthropologue, cet ordre des valeurs a été exprimé, au tout début du 18ème siècle, par Bernard de Mandeville qui a posé de « façon explosive » le problème de la relation entre l’économie et la moralité.

Vices privés et bénéfices publics

En 1714, Mandeville publie un livre intitulé La Fable des abeilles et sous-titré Vices privés, bénéfices publics. L’argument de la fable, en elle-même, est simple. Une ruche vit dans la prospérité et dans le vice, à savoir l’orgueil, le luxe et la tromperie. Éprouvant de la nostalgie pour la vertu, la ruche prie pour la retrouver. Sa prière est exaucée et les trois vices disparaissent. Cependant, une autre transformation s’opère. L’inactivité, la pauvreté et l’ennui supplantent la prospérité.

La fable expose l’idée que le luxe et plus fondamentalement l’orgueil sont les causes efficientes de la prospérité.

Le troisième vice, la tromperie, n’est pas une cause mais plutôt une sorte d’effet secondaire d’un commerce actif. Mandeville donne davantage de corps à sa thèse dans la seconde partie de son livre, l’Enquête sur l’origine de la vertu morale.

Contradiction de la moralité

L’auteur de l’Enquête défend l’idée qu’il existe une contradiction, entre les prétentions de la moralité et la réalisation effective de la satisfaction des besoins et des aspirations matérielles de l’humanité.

Selon lui, la moralité considère comme vertueux les actes par lesquels les êtres humains recherchent le bénéfice d’autrui, par la maîtrise de leurs propres passions (égoïsme, orgueil…) et par l’ambition rationnelle d’être « bons ».

Ainsi, les trois principales caractéristiques permettant d’identifier les actes vertueux seraient: le déni de soi, la conformité à la raison, l’orientation vers le bien des autres. L’argument de Mandeville consiste à confronter cette norme morale aux « actions humaines réelles ».

Mandeville pense observer que les actions individuelles ne sont jamais altruistes, mais toujours égoïstes. Même celui dont les actes semblent motivés par la recherche du bien d’autrui agit pour sa satisfaction personnelle.

La prétention de la moralité est donc fausse, ce n’est pas par elle que le bien public est atteint. Le bien public est réalisé par les actions individuelles qui ne sont pas consciemment dirigées vers lui. Il existe une harmonie naturelles des intérêts particuliers qui agit pour le bénéfice de tous.

Fonction sociale de la moralité

Selon Mandeville, la moralité a été inventée par des philosophes et des politiciens qui étaient mus par l’intention de rendre les gens sociables.

Louis Dumont, Homo aequalis, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Tel Gallimard.

Pour comprendre cette idée, il faut la rapporter à une autre qui est déjà très importante au 18ème siècle. L’être humain à l’état de nature ou à l’état pré-social est considéré comme doté de tous les mécanismes de la passion, y compris d’un haut développement de l’orgueil.

Plus tard, Rousseau soutiendra la thèse inverse. Le développement de l’orgueil est la conséquence du développement de la civilisation.

Mais pour Mandeville, les tenants de la moralité considèrent que l’être humain est naturellement orgueilleux. Comme, ils veulent l’inciter à se mettre en société, ils pensent pouvoir y parvenir en le poussant à se comporter de manière vertueuse (non-égoïste, humble, frugale…). Pour ce faire, ils cherchent paradoxalement à stimuler sa tendance naturelle à l’orgueil. En effet, l’orgueil rend les individus désireux de recevoir des louanges et d’éviter la honte.

Mal moral et mal naturel

C’est à cette vision que Mandeville veut s’opposer. Il conserve l’idée que l’individu est antérieur à la société. Mais, comme nous l’avons vu, il avance que ni les vertus acquissent par la raison, ni le déni de soi ne peuvent être à l’origine de la société. Au contraire, c’est le « mal » qui est fondamental, non seulement pour l’existence des sociétés, mais aussi pour leur prospérité.

Pour être plus précis, c’est l’articulation de deux choses qui confère aux individus la qualité sociable. Premièrement, il y a le « mal moral », entendu comme la multiplicité des désirs, des passions et des besoins, considérés comme des imperfections. Deuxièmement, il y a les obstacles naturels (le mal naturel) qui s’opposent constamment aux efforts que les individus déploient pour satisfaire leurs désirs et leurs besoins.

C’est donc la recherche de la satisfaction des désirs et des besoins qui pousse les individus à s’associer pour surmonter les obstacles qui s’y opposent.

Finalement, l’être humain n’est sociable que par celles de ses qualités naturelles qui sont jugées comme négatives du point de vue moral strict (les vices, l’orgueil et le luxe) ou du point de vue moral étendu (les besoins, considérés comme des imperfections).

Deux visions du système social

Dans son argumentation, Mandeville prétend faire référence à la société concrète ou réelle telle qu’il l’observe dans ses manifestations. Il veut opposer cette société « réelle » à la société « idéale » des tenants de la moralité. Mais à y regarder de plus près, la société concrète à laquelle se réfère l’auteur de l’Enquête se réduit à son seul aspect économique. Et il identifie le bien public à la prospérité matérielle.

Il y à la un axe majeur de la transition de l’idéologie traditionnelle à l’idéologie moderne, écrit Louis Dumont. En effet, s’esquissent ici deux visions du système social.

Dans le système social de la moralité, les agents intériorisent l’ordre social sous la forme de règles morales. Chaque individu oriente sa conduite indirectement par référence à la société toute entière.

Dans le système économique, chaque sujet définit ses actions directement, par référence à ses intérêts et objectifs particuliers. La société n’est plus qu’un mécanisme (une « Main invisible » selon l’expression d’Adam Smith) par lequel les intérêts individuels s’harmonisent au bénéfice de tous.

Sociabilité et économie

Cette conception de l’être humain et de sa sociabilité est associée chez Mandeville à une vision simplifiée des forces motrices de l’économie. Pour lui la consommation commande tout. La diversité des besoins en forme la racine. En somme, la demande crée l’offre et la demande de travail crée le travailleur.

Nous comprenons que pour lui le luxe est une bénédiction parce qu’il pousse en avant la production des biens. Nous comprenons aussi son hostilité à l’égard de la frugalité (une vertu de théologiens) qui ne peut, selon lui, convenir qu’à une société petite et stagnante, mais non à une société grande et prospère.

Primauté des relations aux choses

Finalement, Mandeville utilise une connotation très large du « mal moral » qui va des vices (l’orgueil, le luxe) aux besoins (considérés comme des imperfections). Cette conception étendue lui permet d’opérer une transition entre la thèse de sa fable (l’orgueil et le luxe sont économiquement utiles) et la thèse selon laquelle la satisfaction des besoins matériels est la seule raison qui poussent les être humains à vivre en société.

En somme, chez Mandeville l’égoïsme individuel ne devient pas vraiment la norme, bien qu’il soit justifié. Mais c’est plutôt dans la prospérité publique que se situe la nouvelle norme, c’est-à-dire dans la relation entre les personnes et les choses, en contradiction avec l’ancienne norme qui portait sur les relations entre les personnes.

Cette idée joue, selon Louis Dumont, un rôle clef dans l’idéologie moderne. Les relations entre les êtres humains et les choses y sont primaires, les relations entre les humains y sont secondaires.

Le message de Mandeville fait de l’Individu l’incarnation de l’humanité complète en soi. S’il admet l’existence de quelque chose au-delà et au-dehors de chaque être particulier, ce quelque chose n’est que le mécanisme par lequel les intérêts individuels s’harmonisent.

Tout se passe, conclut Louis Dumont, comme si la suprématie de l’Individu avait été achetée au prix de la dégradation des relations entre les êtres humains au statut de faits naturels bruts. Cela s’accorde avec la primauté de la relation utilitaire aux humains et aux choses.

Nous savons maintenant jusqu’à quels désastres une telle vision peut conduire. Nous comprenons mieux la nécessité de réfléchir à une autre définition de l’être humain

Gilles Sarter

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Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Il y a dans la pensée de Max Weber comme une thématique téléologique qui concerne le devenir de l’humanité, marqué du sceau de la rationalisation instrumentale et de la bureaucratisation.

Développement du capitalisme et bureaucratisation

Max Weber soutient que le développement du capitalisme moderne repose sur la généralisation du travail « libre » et sur la généralisation d’une classe d’entrepreneurs capables de distinguer entre leur fortune privée et le capital de leur entreprise.

Pour le sociologue, ces deux facteurs jouent un rôle essentiel dans l’organisation rationnelle du travail et de la production. Avec l’abolition du servage, les travailleurs libres vendent leur force de travail pour subsister. Ils cherchent à optimiser la rémunération de leurs capacités. Les entrepreneurs capitalistes, de leur côté, essaieraient d’employer cette force de travail et de combiner l’ensemble des facteurs de production de la manière la plus économique possible.

La rencontre sur les marchés de ces intérêts individuels et collectifs favoriserait la calculabilité et la prévisibilité des comportements.

Du côté des entrepreneurs, l’action rationnelle et instrumentale combine hiérarchisation des objectifs et ajustement des moyens à cette hiérarchie. La bureaucratie est une forme d’organisation et de division du travail qui permet le déploiement de cette manière d’agir. Elle se caractérise notamment par l’application de relations de domination, voire despotiques, qui garantissent aux entrepreneurs la mise en application de leurs décisions.

Généralisation de la bureaucratie à la vie sociale et politique

Les organisations bureaucratiques publiques (administrations ou institutions publiques) présentent les mêmes caractéristiques que la bureaucratie d’entreprise. Les fonctionnaires ne possèdent pas leurs outils de travail et ils sont insérés dans des hiérarchies fonctionnelles.

Du point de vue de Max Weber, ces modalités de travail génèrent des rendements supérieurs à ceux que peuvent donner l’appropriation du métier par l’artisan, la participation des travailleurs à la gestion ou l’organisation démocratique de la production de biens ou de services.

Jean-Marie Vincent, Max weber ou la démocratie inachevée, editions du Félin, 1998

Max Weber pense que compte-tenu de leurs rendements, les organisations ayant un mode de fonctionnement autoritaire et rationnel en finalité ne peuvent que se généraliser dans les différentes sphères de la vie sociale (associations, syndicats…) et de la vie politique (partis).

Bien sûr, la bureaucratisation suscite des résistances mais, en dernière analyse, celles-ci peuvent contribuer à son renforcement. En effet, les individus ou les groupes qui en contestent le mode de fonctionnement (travailleurs, usagers, membres des associations ou des partis…) revendiquent souvent l’élaboration de règles précises et explicites concernant les échanges interindividuels, afin de réduire la part d’arbitraire et d’imprévu. Une telle exigence entraîne une formalisation supplémentaire des procédures et des relations interindividuelles.

Rôle de la bureaucratie dans la démocratie formelle de masse

La rationalisation et la bureaucratisation, selon Max Weber, concernent donc l’économie mais aussi la vie politique. Le modèle de la démocratie formelle de masse repose sur la concurrence réglée (élections) entre des organisations bureaucratiques. Ces partis ont pour rôle de représenter les dominés. Ils cherchent à tirer profit de leur participation à cette concurrence, au bénéfice le plus concret possible de leurs dirigeants, voire de leurs membres, qu’ils parviennent au pouvoir ou pas.

Les appareils partisans encadrent et dirigent la foule en ordonnant, filtrant et canalisant de manière bureaucratique ses aspirations et ses désirs. Finalement, ils servent avant tout d’intermédiaires entre l’État et les masses. Ils font connaître aux gouvernements les limites de l’acceptable pour ces dernières. Et ils tentent de faire accepter aux masses les impératifs du fonctionnement de la puissance étatique.

La légitimité démocratique, dans la démocratie formelle de masse, serait donc essentiellement une légitimité bureaucratique. Pour Max Weber, elle garantit, au travers de la bureaucratie des appareils, que les citoyens peuvent espérer un minimum de prévisibilité et de régularité dans l’usage de la violence « légitime » par l’État.

Pour le bon fonctionnement de ce système, il faut que les partis soient solidement implantés et capables de désamorcer les poussées révolutionnaires qui pourraient engager des transformations du système. C’est ainsi qu’au cours de la révolution allemande de 1918-1919, Max Weber, contre une grande partie des conservateurs, défendit les syndicats et la social-démocratie, voir les socialistes indépendants (Bernstein, Kautsky) car il voyait en eux le meilleur rempart contre les révolutionnaires.

Un destin dont on ne peut se soustraire?

La bureaucratie, selon Max Weber, n’est pas autre chose qu’une forme d’organisation compétente pour l’exécution d’une tâche ou d’une directive qui lui est donnée. Que ce soit la bureaucratie d’entreprise, d’État ou de parti, elle est par elle-même incapable de faire face à l’imprévu ou d’innover.

Les bureaucrates tirent leur autorité de leur capacité à traiter rationnellement des problèmes instrumentaux. Ils ne peuvent pas prendre une distance réflexive par rapport à leur action et poser la question des fins et des orientations.

Comme la rationalisation de l’agir et la bureaucratisation gagnent l’ensemble des sphères économiques, sociales et politique, tous les individus sont entravés dans le déploiement de leurs capacités créatives et expressives. Afin de ne pas succomber, au sein de la société de la compétition, ils sont obligés de se soumettre à des activités routinières.

Dans la démocratie formelle qui est conçue pour empêcher toute expression radicale de la volonté populaire, les appareils partisans ne peuvent se permettre de confronter véritablement des programmes et des orientations nouvelles.

Sur le plan économique et matériel aussi, Max Weber pense que la bureaucratie est difficile à dépasser. Selon lui, toute autre logique sociale et organisationnelle, appliquée au monde d’aujourd’hui, impliquerait pour une large frange de la population privilégiée un « retour en arrière » inacceptable.

Bien que n’étant ni libératrices, ni la traduction d’un progrès croissant de l’humanité, la rationalisation et la bureaucratisation semblent difficilement maîtrisables par la volonté collective. Pour Max Weber, elles conduisent les êtres humains vers une négation active du monde.

Gilles Sarter

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