Nietzsche

Philosophie Sociale: les Fondateurs

Philosophie Sociale: les Fondateurs

La philosophie sociale cherche à définir et à analyser les processus qui, à l’intérieur des sociétés, apparaissent comme des évolutions manquées ou des pathologies sociales. L’expression a été forgée par Thomas Hobbes. Mais c’est chez Jean-Jacques Rousseau que Axel Honneth (La société du mépris) observe les véritables débuts de la démarche réflexive qui est propre à la philosophie sociale.

Rousseau fonde la philosophie sociale

Dans un contexte de guerres civiles et religieuses, Hobbes a essayé de déterminer quels dispositifs juridiques permettraient à un État absolutiste d’assurer la pacification de la société. La réflexion de Rousseau porte sur un autre sujet. En effet, il entreprend de critiquer le modèle de la société bourgeoise.

Selon le diagnostic du philosophe, cette formation sociale est caractérisée par une pression grandissante de la concurrence interindividuelle ainsi que par la propagation d’activités et de motivations qui reposent sur la vanité, la tromperie et l’envie.

Son Discours sur l’Inégalité se présente comme une tentative de mettre au jour les causes de la corruption de la vie sociale. Il ne s’agit donc plus comme chez Hobbes d’identifier les modalités juridiques de la préservation de la stabilité de la société. La question qui intéresse Rousseau est au fond celle de savoir si les nouvelles conditions d’existence permettent encore aux êtres humains de mener une vie bonne et réussie.

Homme en lui-même ou Hors de lui-même

Pour mener à bien son entreprise critique, on sait que Rousseau s’appuie sur la reconstruction conceptuelle d’un « état de nature ». Dans les conditions pré-sociales, l’Homme vit « en lui-même ». Il accomplit sa vie dans la paisible assurance de ne vouloir que ce que lui enjoignent ses penchants individuels.

En se socialisant, il commence à établir des relations d’interaction et de réciprocité avec ses prochains. Dès lors, le point d’ancrage de ses motivations se déplace vers l’extérieur. « Le sauvage vit en lui-même, écrit Rousseau, l’homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres. »

Inséré dans la société, l’être humain perd la certitude tranquille de son libre-arbitre. Si de plus, dans cette société, l’envie d’acquérir de la propriété privée est artificiellement entretenue, l’individu se trouve rapidement aspiré dans une spirale ascendante de recherche de reconnaissance, de vanité et de quête de prestige.

Dans la description de ce processus, Axel Honneth voit l’invention de l’idée d’aliénation et l’origine d’un questionnement sur les limites qu’une forme de vie sociale peut imposer à l’Homme dans sa quête de réalisation de soi.

Individualisme ou Bien commun

Georg Wilhelm Hegel est influencé par cette tentative de Rousseau d’opposer les changements de conditions sociales à des formes idéales de l’action humaine. Mais ce que Hegel considère comme pathologique dans la vie sociale de son époque, c’est au contraire de Rousseau, une exacerbation de l’individualisme.

Son diagnostic est celui d’une atomisation de la société. Les citoyens dont les libertés subjectives connaissent un développement sans précédent ne sont plus reliés les uns aux autres que par des règles juridiques. La société bourgeoise a détruit l’intégration éthique des communautés traditionnelles.

L’engagement pour le bien commun et la possibilité d’établir du lien social constituent les conditions de réalisation d’une vie humaine réussie.

Or, dans la société bourgeoise individualiste, les individus perdent ce sentiment d’appartenir à un tout qui les dépasse et dont ils sont des éléments constitutifs.

Aliénation ou Réalisation par le Travail

Karl Marx est le premier penseur qui place l’expérience de la misère économique et du déracinement social, au centre du questionnement de la philosophie sociale. Pour lui, c’est grâce au processus du travail autodéterminé que l’être humain parvient à la réalisation de soi.

Marx ne parle pas d’un état de nature mais d’une disposition naturelle. Une potentialité propre à l’être humain réside dans sa capacité à s’objectiver dans le produit de son travail. Au cours de ce processus, l’Homme expérimente ses propres forces et parvient à la conscience de lui-même.

La réalisation d’une vie bonne repose sur la possibilité d’éprouver le processus du travail autodéterminé.

Or les conditions sociales structurelles liées à la prévalence du mode de production capitaliste empêchent le déploiement de cette forme de travail. La classe bourgeoise exerçant le contrôle du travail enlève aux travailleurs toutes capacités de décider de leurs activités. Elle les prive ainsi de la possibilité de mener une vie épanouissante.

L’organisation capitaliste du travail débouche sur quatre formes d’aliénation sociale. Le travailleur est entravé dans la réalisation de ses potentialités humaines. De ce fait, il devient étranger à sa propre personne, en même temps qu’au produit de son travail et qu’à tous ses congénères. Ce n’est pas seulement parce qu’il prend la forme de rapports sociaux injustes que le capitalisme doit être considéré comme une pathologie sociale, mais surtout parce qu’il aliène l’être humain de ses capacités.

Nihilisme ou Affirmation de la vie

En Europe occidentale, la fin du 19ème siècle est marquée par une forte urbanisation qui est associée à une poussée des demandes égalitaristes et démocratiques. Dans certains milieux bourgeois, cette conjonction déclenche une réaction négative qui se traduit par l’usage du terme « massification ». Par ailleurs, l’industrialisation croissante s’accompagne d’une modification des habitudes de vie quotidienne. Ce phénomène engendre une forme de malaise. La vie sociale est alors décrite comme désolée, vidée de sens, de grandeur et d’originalité.

Friedrich Nietzsche condense dans le terme nihilisme, l’expression symptomatique de ce qui constitue selon lui la pathologie culturelle de son époque.

Toutes les orientations de l’activité humaine en fonction de valeurs qui affirment la vie sont supprimées, en faveur d’une attitude de réserve et de réflexion.

Lire un article sur le concept de société maladeNietzsche s’intéresse davantage aux orientations culturelles et historique de l’humanité qu’aux problèmes sociaux. Son objectif consiste à essayer de dégager, à l’intérieur des systèmes culturels du passé, les interprétations de la vie qui sont à l’origine du nihilisme présent. Ce programme, mis en application dans La Généalogie de la morale, demeurera un modèle méthodologique pour les penseurs tels Adorno, Horkheimer ou Foucault, qui prétendront établir des diagnostics de la société présente en s’appuyant sur la philosophie sociale.

Évolutions sociales et Vie bonne

Les critiques de la vie sociale entreprises par Rousseau, Hegel, Marx et Nietzsche ouvrent le chemin à la réflexion qui constitue le cœur de la philosophie sociale.

Ces quatre penseurs critiquent des évolutions sociales qu’ils envisagent comme contrariant les possibilités de mener une vie bonne. Pour ce faire, chacun s’appuie sur des présupposés qui sont relatifs à une réalisation de soi satisfaisante.

Pour Rousseau, il s’agit d’un rapport à soi que rien ne doit venir perturber. Hegel pose comme prémisse à l’épanouissement individuel, l’existence d’une sphère sociale dans laquelle chacun se préoccupe de la réalisation d’autrui. Chez Marx, la pleine concrétisation des potentialités humaines repose sur un processus d’objectivation dans le travail. Pour Nietzsche, enfin, la réalisation de l’être humain est conditionnée par l’existence de valeurs d’affirmation de la vie et orientées vers l’action.

© Gilles Sarter

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Publié par secession dans Critique Sociale
Nietzsche : contemplation contre travail

Nietzsche : contemplation contre travail

Depuis la seconde moitié du 19ème siècle, le travail s'est imposé comme valeur dominante qui donne du sens à l'existence humaine. Pour Nietzsche, au contraire, ce sont la contemplation et l'affirmation de la vie qui constituent les conditions d'une vie bonne.

Le travail élevé à la valeur de but en soi

Nietzsche (1844-1900) a vécu à l'époque de l'émergence de la société industrielle. Il a vu le travail s'imposer comme valeur qui donne du sens à la vie. Dix ans avant la mort du philosophe, Émile Zola, par exemple, s'adressait à la jeunesse, en ces termes :

"Le travail ! Messieurs, mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde (...) La vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être, nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître."

Pourtant, le travail n'a pas toujours bénéficié de cette considération. Durant l'antiquité et le Moyen-Age chrétien, la conception biblique en faisait la conséquence et le châtiment du péché. En généalogiste des valeurs, Nietzsche s'est interrogé sur l'origine de ce renversement.

Généalogie de la valeur travail

Au fondement de la pensée de Nietzsche, il y a cette idée que l'humanité a toujours eu besoin de justifier la vie par des valeurs extérieures à la vie. Le christianisme et la philosophie platonicienne ont exploité ou alimenté ce besoin, pour asseoir leur domination sur la pensée occidentale.

Avec la "mort de Dieu", qui est consommée à la fin du 19ème siècle, la valeur la plus haute qui justifiait la vie disparaît.

Afin de ne pas désespérer, la bourgeoisie chrétienne s'empare de la conception biblique du travail pour l'inverser. De malédiction, elle promeut celui-ci au rang de bénédiction et de nouvelle justification de la vie.

Depuis lors, l'être humain se sent non seulement l'obligation mais la volonté de travailler. Car une vie sans travail ne lui semble pas digne d'être vécue.

La vie montre en main

En total opposition avec cette idéologie d'origine bourgeoise, Nietzsche dénie au travail toute valeur propre à favoriser l'accomplissement de l'homme. Et, tout d'abord, il ne ressent à son sujet que hâte et fardeau.

Dans un contexte dont Benjamin Franklin donna une formulation devenue classique, le philosophe souligne qu'il est fait bon marché du temps :

"On pense montre en main, comme on déjeune, les yeux sur le bulletin de la bourse – on vit comme quelqu'un menacé à tout instant de rater quelque chose s'il s'attarde."

"Faire quelque chose en moins de temps qu'un autre" tient lieu de vertu. La réflexion longue, elle-même, donne des remords. "On n'étudie plus les opinions divergentes, on se contente de les haïr." Et dans cette précipitation généralisée, l'esprit s'accoutume à formuler des jugements incomplets et faux.

"Par manque de repos, notre civilisation court à une nouvelle forme de barbarie"

Loisir et travail: deux faces, un seul phénomène

Cette hâte dans le travail trouve son pendant dans la rage d'amusement. En effet, s'opposant au sens commun, Nietzsche pointe que travail et loisir ne constituent pas deux aspects différents de la vie sociale, mais bien deux faces d'un même phénomène. Comme l'individu moderne a honte du repos, il lui faut toujours être occupé.

"Plutôt faire quoi que ce soit que ne rien faire du tout".

Mais comme la bonne conscience se place toujours du côté du travail, toute joie véritable disparaît. Les activités quelles qu'elles soient ne deviennent justifiables que par leur utilité :

"Le goût de la joie s'intitule déjà besoin de détente et commence à rougir de lui-même. Je fais cela pour ma santé – voilà ce qu'on dit, quand on est pris en flagrant délit au cours d'une partie de campagne."

L'absence de joie creuse un vide que les individus cherchent vainement à combler par la recherche de davantage de plaisirs. Ceux-ci étant fugaces, ils collectionnent à l'infini les expériences variées s'enfermant ainsi dans un cercle vicieux qui conduit à une forme d' "épuisement psychique" et à une "étrange nullité spirituelle".

"Voici la maladie moderne : un excès d'expériences. Que chacun rentre donc à temps en soi-même pour ne pas se perdre à force d'expériences."

Noble chose que la contemplation

Dès lors, pour le philosophe, seule une nouvelle inversion des valeurs peut fonder les conditions d'une vie bonne. Le repos, la contemplation, le recueillement doivent jouir d'une solide prééminence sur le travail.

"Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l'on doit apporter au caractère de l'humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l'élément contemplatif."

S'ouvrir aux choses prochaines

L'art de la contemplation, c'est ouvrir nos yeux à toutes choses qui sont proches de nous : la nature, les êtres, les choses. C'est trouver plus intéressant tout ce qui nous entoure directement et l'observer avec toute l'attention d'un entomologiste.

Or ce qui nous est le plus prochain et qu'il convient d'observer au premier chef, c'est nous-même : nos sentiments, nos pensées, nos manières d'agir et de réagir selon les circonstances.

Mais attention, s'observer peut avoir pour conséquence de figer sa vie en images. Plutôt que de se cantonner à détailler nos moments de paresse ou de colère, nous sommes prompts à nous caractériser comme personne paresseuse ou colérique.

Ce danger qui consiste à fixer en traits de caractère des observations circonstanciées, il s'agit de le dissoudre.

Pour ce faire, Nietzsche nous engage à nous faire explorateur, à toujours progresser dans l'investigation, sans jamais nous fixer où que ce soit.

L'affirmation de la vie

Nous l'avons déjà dit, Nietzsche pense que l'être humain a toujours recherché un sens à la vie. C'est là l'erreur la plus fondamentale de l'humanité. Car la vie n'a pas besoin d'être justifiée avance Nietzsche.

La vie vaut tout simplement parce qu'elle est vie.

L'affirmation de la vie soutiendra une attitude contemplative correcte. Elle se concrétisera dans l'acceptation de ce qui est observé. En effet, affirmer n'est pas prendre en charge ou rejeter ou haïr ou vouloir modifier mais simplement assumer ce qui est.

"Deviens ce que tu es"

Dès lors s'accepter soi-même et ne pas se vouloir différent, c'est déjà faire preuve d'une raison supérieure.

Car c'est l'opposition entre le désir de changer et les habitudes qui s'y opposent, qui rend la vie pénible voire intolérable.

A l'inverse, affirmer la vie qui s'actualise à travers nous, c'est savoir s'observer sans remords et sans arrière-pensée. C'est là la seule manière d'accomplir pleinement les potentialités qui nous sont propres. De devenir ce que nous sommes :

"Ma doctrine enseigne : celui à qui l'effort procure le sentiment le plus élevé qu'il s'efforce ; celui à qui le repos procure le sentiment le plus élevé, qu'il se repose ; celui à qui le fait de s'intégrer, de suivre et d'obéir procure le sentiment le plus élevé, qu'il obéisse. Pourvu qu'il prenne conscience de ce qui lui procure le sentiment le plus élevé et ne recule devant aucun moyen."

Une culture formant l'homme dans sa totalité humaine

Dans la société du travail, tout est fait pour que l'être humain se laisse réduire au rôle d'une fonction au sein de la totalité. Le joug du travail devient le meilleur moyen d'étouffer la volonté d'expression des qualités individuelles :

"Au fond on sent maintenant (…) qu'un tel travail est le meilleur des gendarmes, qu'il refrène l'individu et s'entend à empêcher puissamment le développement de la raison, de la convoitise, des rêves d'indépendance."

"Quoi que nous fassions, nous sommes censés le faire pour "gagner notre vie", tel est le verdict de la société" écrit Hannah Arendt La condition de l'homme moderne.

Découvrez nos autres articles sur la critique sociale Nietzsche pense qu'une véritable culture devrait conduire au développement de la vie intérieure des individus. L'épanouissement de riches personnalités étant la garantie de la survie de l'humanité.

La contemplation et l'affirmation de la vie sont les conditions qui permettent à chacun de découvrir ce qui constitue son unicité. Et en devenant ce qu'il est, chaque individu fait œuvre d'utilité générale. C'est pourquoi le philosophe écrit que :

"Si l'on est quelque chose, on n'a pas réellement besoin de rien faire et pourtant on agit beaucoup."

© Gilles Sarter

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