Lefort

La Démocratie Sauvage

La Démocratie Sauvage

La démocratie sauvage est une conception de la démocratie élaborée par le philosophe Claude Lefort, en regard d’une réflexion sur le totalitarisme.

La division originaire du social

Miguel Abensour, Pour une philosophie politique critique. Itinéraires, 2009, Sens & TonkaLe travail de questionnement politique de C. Lefort passe par deux grandes périodes. La première, marquée par la participation à la revue Socialisme ou Barbarie (1947-1958), est consacrée à la dénonciation du totalitarisme, sous ses versions staliniennes et post-staliniennes.

C. Lefort pointe le travestissement du projet communiste. Il critique une socialisation menée de manière bureaucratique et confisquée par un parti-État, au profit d’une nouvelle classe dominante.

A partir des années 1960, il abandonne le projet même de socialisation et l’idée communiste. Il construit dès lors sa philosophie politique en s’appuyant sur le point de vue de la démocratie.

En réinterprétant Machiavel, il pose que les sociétés humaines se construisent sur une division originaire.

L’opposition entre le désir des grands d’opprimer le peuple et le désir de liberté du second illustre cette division première.

Démocratie et totalitarisme

Une menace de dissolution habite toutes les formes d’organisations sociales. De cette idée découle une nouvelle compréhension du politique. La structure politique d’une société donnée n’est intelligible qu’à travers l’analyse du rapport qu’elle entretient avec la menace de division.

C’est en s’appuyant sur cette méthode que C. Lefort distingue entre démocratie et totalitarisme. Ainsi, il définit le totalitarisme comme un mode d’organisation sociale qui refuse le conflit et dénie la division. Soit le totalitarisme prétend avoir aboli la scission originelle. Soit il se donne pour objectif d’en finir avec une division considérée, non pas comme première, mais comme historique et donc dépassable (divisions entre seigneurs et serfs, entre bourgeois et prolétaires…).

Inversement, la démocratie se construit dans l’acceptation de la scission originaire.

Cette forme de société laisse ouverte la question de la résolution de la division du social. La démocratie reconnaît la légitimité du conflit en son sein. Elle y perçoit la possibilité d’une invention toujours renouvelée de la liberté.

C’est au sein de cet univers conceptuel que C. Lefort avance l’idée de démocratie sauvage.

La démocratie sauvage ou libertaire

L’idée de démocratie sauvage évoque un surgissement spontané et un déploiement anarchique, indépendant de toutes règles, autorités ou institutions établies. On peut aussi parler à son sujet de démocratie libertaire. La dimension libertaire renvoie à une attitude non codifiée, non doctrinale ou encore non idéologique.

Cette indétermination des fondements constitue le point de jonction du libertaire et du sauvage.

La démocratie sauvage repose sur la possibilité de la dissolution des certitudes relatives à tous les registres de la vie sociale. Les êtres humains y font l’épreuve de la contingence des rapports sociaux existants. Ils découvrent cette réalité fondamentale qu’en matière d’agencements sociaux, les choses pourraient être totalement différentes de ce qu’elles sont.

Les fondements des rapports sociaux, exploitation économique, domination sexiste ou encore oppression raciale, ne revêtent aucun caractère de nécessité. Il n’existe aucune référence dernière à partir de laquelle un ordre social puisse être justifié. Toutes les formes d’agencements sociaux nécessitent un travail de légitimation pour perdurer.

La notion de démocratie sauvage désigne de manière positive la résistance à cet effort de domestication. Elle embrasse la contestation de l’ordre existant par ceux qui sont exclus de ses bénéfices aussi bien que les luttes pour la reconnaissance et la défense des droits conquis.

La société en train de se faire

A ce titre, C. Lefort appelle à concevoir le droit comme un terrain d’affrontement. Le droit ne concerne pas seulement les libertés individuelles. Il détermine un type donné de rapport social. C’est pourquoi la lutte démocratique comme aspiration à une autre forme de société ne peut être dissociée de la lutte pour le droit.

L’idée de démocratie ne prend un sens libertaire qu’à partir du moment où le droit n’est plus conçu comme un outil de conservation social mais comme un processus par lequel la société se constitue, sans jamais se figer.

La contestation sans cesse renaissante se concrétise par une recréation permanente du droit, par l’intégration incessante de demandes de reconnaissances nouvelles.

Le propre de la démocratie sauvage c’est donc le déploiement d’une revendication continue, qui se déplace d’un foyer à un autre. Avec la disparition du « corps du roi » se constitue le pouvoir social. La société accède à une nouvelle expérience d’elle-même. Les foyers de socialisation y étant diversifiés, des mouvements pluriels et hétérogènes y prennent naissance.

Voir tous les articles sur le thème du pouvoir social et de la démocratieCette multiplicité et cette hétérogénéité sont suffisantes pour provoquer l’abandon de l’illusion d’une solution unique et globale, totalisante ou totalitaire.

© Gilles Sarter

Publié par secession dans Emancipation, pouvoir social, 1 commentaire