C’est à A. Gramsci que nous devons l’élaboration de la notion de révolution passive. C. Masquelier utilise cette notion pour essayer de théoriser le développement du néolibéralisme, en France.
La France est souvent décrite comme étant dépourvue de cette forme « d’ordre moral néolibéral » que l’on retrouverait, dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Étant donné ce manque d’engouement de l’opinion publique, pourquoi les gouvernants, depuis plus de quatre décennies, ont-ils choisi de mettre en œuvre ces politiques ? Quels ont été les mécanismes instrumentaux de ces transformations néolibérales, en particulier de la flexibilisation du marché du travail ?
Autogestion et flexibilisation du travail
En France, depuis les années 1980, les gouvernements successifs, particulièrement les gouvernements appelés « socialistes », ont mis en œuvre des politiques d’individualisation des droits des travailleurs et de flexibilisation du travail.
C. Masquelier, Theorising french neoliberalism: the technocratic elite, decentralised collective bargaining, and France passive neoliberal revolution, European Journal of Social Theory, 2021, 24(1)
Les premières mesures favorables à la flexibilité ont été appliquées sous la mandature de F. Mitterrand. Paradoxalement, elles étaient en partie inspirées par le principe de l’autogestion qui était au cœur du Programme Commun. Nous disons « paradoxalement », car l’autogestion est un principe qui dans la pensée anarchiste et communiste participe à un projet révolutionnaire. Il s’agit de transformer les rapports de production de manière à ce que les travailleurs acquièrent un contrôle collectif des entreprises.
Or les lois Auroux (1982) visaient la transformation du Code du Travail, avec l’objectif déclaré d’élargir le droit des travailleurs et d’introduire la démocratie au sein des entreprises. Mais elles ne visaient pas pour autant la révolution que porte en germe le principe de l’autogestion. Elles étaient, au contraire, sous-tendues par l’idée qu’il fallait adapter les entreprises françaises aux nouvelles réalités économiques mondiales. J. Auroux, dans la présentation de son projet, affirmait notamment la nécessité d’augmenter la flexibilité du travail.
Prolifération des accords d’entreprise
Une mesure concrète, portée par les lois Auroux, consistait en l’obligation d’organiser, au moins une fois par an et au sein de chaque entreprise, une consultation réunissant des représentants du personnel et de la direction. Dans ces assemblées devaient être discutés l’organisation et les conditions de travail, les embauches et les licenciements, l’introduction de nouvelles technologies.
Un résultat de la mise en application de cette mesure fut la prolifération rapide d’accords d’entreprise, au point qu’ils allaient devenir un mode de régulation sociale privilégié. Les acteurs non-étatiques (les travailleurs, leurs représentants et les employeurs) négociaient collectivement, à l’échelon de l’entreprise, les conditions de la flexibilité.
Alors que pour la première fois les syndicats étaient dotés du pouvoir de négocier au niveau de l’entreprise, le mouvement syndical était « fracturé idéologiquement ». La densité syndicale était l’une des plus basses d’Europe. Il en résulta que les accords d’entreprise bénéficièrent plutôt aux employeurs, en favorisant la précarisation et l’individualisation des conditions de travail.
Les employeurs purent imposer des accords sur la révision des salaires, à des taux inférieurs au taux d’inflation ainsi que des accords sur la modulation des horaires de travail. Pour les employeurs, les négociations d’entreprise fournirent des opportunités d’instaurer plus de flexibilité, sous couvert de son acceptation par les employés.
Diminution du temps de travail et flexibilité
Un second moment favorable aux accords d’entreprise eut lieu pendant la cohabitation entre J. Chirac et L. Jospin, à la fin des années 1990. Dans une tentative de favoriser l’emploi, le gouvernement introduisit des lois visant à réduire le temps de travail hebdomadaire à 35 heures. Pour atteindre cet objectif, les lois Aubry favorisaient encore une fois la décentralisation des négociations entre employeurs et travailleurs. Alors qu’en 1983, environ deux millions de travailleurs français dépendaient d’accords d’entreprise, en 2002 ce nombre avait doublé.
Les représentants du personnel, hors syndicats, étaient autorisés à signer ces accords. De fait, les syndicats étaient encore sous-représentés numériquement et en particulier dans les petites et moyennes entreprises. Les intérêts des travailleurs y reposaient sur des représentants non-syndicaux dont les pouvoirs de négociation n’étaient pas en mesure de contester les intérêts des employeurs.
Finalement, bien que les travailleurs bénéficiaient d’une semaine de travail plus courte, ils eurent à en payer le prix, en acceptant plus de flexibilité dans l’organisation du travail.
Dans les deux cas, les lois Auroux et Aubry semblent avoir donné d’une main tout en reprenant de l’autre.
Loi Travail et dérégulation
Sous F. Hollande, le périmètre des négociations d’entreprise fut significativement étendu. Les élites au pouvoir considéraient qu’il fallait « moderniser » et « simplifier » une législation du travail qualifiée de « lourde » et « contraignante ». Présentées comme des lois visant à protéger les salariés, à favoriser l’embauche et à donner une plus grande marge de manœuvre à la négociation collective, la « loi Travail » ou « loi El Khomry » offrait, en réalité, une liberté accrue aux employeurs, pour fixer le temps de travail de leurs employés et pour procéder à des licenciements.
Un élément clé de la loi El Khomry consistait à passer d’une régulation légale du travail à une régulation par des accords collectifs. Les accords d’entreprise passaient donc par-dessus les lois sur le travail. Cette mesure était présentée comme un moyen de garantir le consensus dans le cadre d’un dialogue social. Dans les faits, elle affaiblissait le pouvoir de négociation des employés qui étaient dès lors forcés de s’accorder directement avec leurs employeurs, sur les questions concernant l’organisation du travail et la protection sociale.
Finalement, en France, la flexibilisation du travail résulte de négociations entre acteurs non-étatiques. En Australie, au contraire, elle a été le fruit d’un consensus politique (« Prices and Incomes Accord » de 1983). En Grande-Bretagne, elle a été obtenue par une attaque idéologique contre les valeurs et les institutions collectivistes (thatchérisme).
Comment les idées et les pratiques néolibérales sont-elles devenues justifiables en France, malgré cette absence d’un consensus politique ou d’une offensive idéologique en règle ? Dans notre pays, une théorie de la transformation néolibérale devrait être en mesure d’expliquer à la fois le rôle des acteurs étatiques et technocratiques et celui des acteurs privés (employeurs, employés), dans la légitimation de la flexibilité du travail.
C. Masquelier tente d’élaborer d’une telle théorie, en adoptant des outils conceptuels élaborés par A. Gramsci.
Gramsci et le fordisme
Gramsci a essayé de dévoiler les mécanismes non-coercitifs par lesquels le capitalisme parvient à exercer son pouvoir. Son analyse concerne notamment le fordisme. Gramsci souligne que le fordisme n’a pas seulement pavé la route à des nouvelles méthodes de production mais aussi à une nouvelle méthode de construction du consentement des travailleurs.
Guidé par les principes du taylorisme, le « management scientifique » maintient une séparation rigide entre les tâches de conception et d’exécution. L’atelier fordiste est organisé de manière à réduire les tâches d’exécution à des aspects exclusivement mécaniques ou physiques. Il s’agit de développer un « nouveau type de travailleur », chez lequel un haut degré d’attitudes automatiques et mécaniques est développé.
Mais le travailleur n’en demeure pas moins un être humain qui pense. Pour cette raison, H. Ford a du élaborer différents moyens, visant à faire accepter la mise en place d’un tel système. Gramsci souligne que ces mesures étaient une combinaison ingénieuse de coercition et de consentement. Il s’agissait de gagner l’intérêt voir l’engagement des travailleurs en leur faisant quelques concessions, notamment une meilleure rémunération et des initiatives « éducatives », visant l’adaptation aux nouvelles méthodes de production et de travail.
Plus généralement, Gramsci voit dans le fordisme un mode de régulation qui vise à universaliser de façon pacifique les intérêts des employeurs mais aussi de toute la classe dirigeante.
Hégémonie bourgeoise
Gramsci conçoit l’État comme un complexe d’activités pratiques et théoriques qui permettent à la classe dominante, non seulement de justifier et de maintenir sa domination, mais aussi de gagner le consentement actif des dominés.
Combinant ces différentes réflexions, Gramsci avance que l’hégémonie bourgeoise naît dans les usines mais qu’elle est sécurisée par les activités des acteurs publics et privés, dans de nombreuses autres sphères (la politique, la culture, l’éducation…). Aussi, cette hégémonie ne peut se maintenir qu’en créant des techniciens industriels, des spécialistes en économie politique et des organisateurs d’une nouvelle culture et d’un nouveau système légal.
L’hégémonie n’est jamais donnée. Elle est toujours construite à travers une série complexe de combats, de batailles des idées et de mécanismes de consentement qui sont assurés à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises. L’hégémonie possède donc une dimension disciplinaire et une dimension séductrice.
C. Masquelier diagnostique que grâce à la combinaison de ces deux dimensions disciplinaire et séductrice, le néolibéralisme s’est imposé en France, sous la forme d’une « révolution passive ».
Révolution passive et nouveau type de sujet
Sur le plan théorique, Gramsci explique qu’une « révolution passive » est une transformation qui résulte du développement complet de la « thèse », jusqu’au point où elle réussit même à incorporer une partie de son « anti-thèse ». L’ « anti-thèse » n’est plus en mesure de se transcender dans une opposition dialectique à la « thèse ».
Plus concrètement, dans la société capitaliste, une révolution passive réussit si la classe capitaliste (thèse) réussit à conforter le rapport de production capitaliste, sur une base plus stable pour le futur, en accommodant la demande des travailleurs (antithèse).
Ainsi la révolution passive du fordisme repose sur des concessions qui peuvent paraître séduisantes pour les travailleurs (éducation aux nouvelles technologies, augmentation de salaire et accès à des nouveaux biens de consommation…). Ces concessions permettent de sécuriser (1) l’acceptation de la nouvelle organisation du travail (taylorisme) au niveau des ateliers, (2) l’acceptation de la légitimité du rapport de production capitaliste au niveau de l’entreprise et (3) l’acceptation du pouvoir de la bourgeoisie au niveau de la société.
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Avec les concepts d’hégémonie et de révolution passive, il est donc possible de comprendre comment le capitalisme est capable de façonner, sur le lieu de travail, un type de sujet dont la conception du monde est compatible avec ses intérêts.
Consentement et néolibéralisme en France
Comment cette compréhension du pouvoir et du consentement raisonne avec le développement du néolibéralisme en France ?
En France, le développement de la flexibilité du travail résulte de la modification des relations entre employeurs et employés. Le consentement des travailleurs à la flexibilité a été négocié à trois niveaux, dans les assemblées de délégués, dans les programmes de gestion de la qualité et dans les équipes au niveau des lieux de production (ateliers, bureaux…).
Ce consentement négocié, décentralisé et non-coordonné résulte d’un déséquilibre dans la balance du pouvoir entre les employeurs et des employés. Les lois Auroux, Aubry, El Khomry ont abouti à un consentement effectif de la restauration du pouvoir du capital, en intégrant, tout au moins pour les deux premières, des concessions aux travailleurs (plus grands droits à l’expression, semaine de travail raccourcie).
Il reste cependant une question à élucider. Comment des gouvernements « socialistes » en sont-ils venus à considérer la flexibilité comme une nécessité ?
Rôle de la « noblesse d’État »
Gramsci souligne que l’application d’une nouvelle politique est toujours sous-tendue par une bataille d’idées. Dans le contexte français, les innovations politiques sont généralement impulsées par une élite technocratique, en combinaison avec des groupes d’intérêts et des « think tanks » qui cherchent à établir des alliances, avec des partis politiques autour de leurs idées.
En France, avant de pénétrer la sphère des relations de travail, la rhétorique anti-étatique et individualiste du néolibéralisme devait gagner une bataille des idées, à l’encontre d’une longue tradition dirigiste (gestion étatique et centralisée de l’économie). Cette bataille concernait au premier chef l’élite formée dans les « grandes écoles » et destinée à coloniser tous les centres de pouvoir, au sein des gouvernements, des administrations et des grandes entreprises publiques.
Si les idées néolibérales venues du monde anglo-saxon ne réussirent pas complètement à devenir hégémoniques dans toutes les « grandes écoles », l’ENA s’y est cependant convertie au début des années 1980.
La flexibilité du travail devint une idée dominante dans la classe technocratique et politique en se développant comme une solution d’experts (neutre de valeurs), en réponse à des nécessités économiques. P. Bourdieu a montré comment la « noblesse d’État » se croyait elle-même être l’agent nécessaire d’une politique nécessaire et comme basant ses décisions sur la neutralité, l’expertise et l’éthique du service public.
Pour se référer encore une fois aux travaux de Gramsci, cette « noblesse d’État » technocratique peut être considérée comme constituée de ces spécialistes en économie politique et de ces organisateurs d’une nouvelle culture et d’un nouveau système légal que le capitalisme crée pour accompagner son développement.
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Dans les années 1980, au sein du Parti Socialiste, fragmenté en diverses tendances, ces technocrates semblent avoir été conscients, tout comme Gramsci, que l’hégémonie naît à l’intérieur des entreprises. Les mesures prises par les gouvernements successifs, visant à multiplier les négociations à l’échelon de l’entreprise, servirent à élaborer un nouveau type d’homme, disposé à adopter le passage aux pratiques et valeurs néolibérales.
Lutte contre l’hégémonie néolibérale
Ce succès peut être compris comme le résultat d’une révolution passive. La flexibilité (thèse) n’a pas été imposée agressivement à la société. Elle en est venue à dominer les relations de travail, à travers le déploiement d’institutions collectivistes (antithèse) comme la négociation collective et de concessions de saveur socialiste (antithèse) comme le droit à l’expression dans l’entreprise et comme la réduction du temps de travail.
Selon Gramsci, l’hégémonie a besoin d’être constamment renouvelée et rejouée. Pour cette raison, elle peut à tout moment être interrompue, voir arrêtée. Pour parvenir à ce résultat, il faut qu’un ou plusieurs mouvements réussissent à opérer un passage du moment purement économique ou passionnel au moment éthico-politique.
Pour C. Masquelier, le mouvement des Gilets Jaunes illustre cette tentative. Il émerge d’abord comme une opposition à une nouvelle taxe sur les carburants (moment économique) puis se développe en un mouvement qui porte des demandes concrètes, articulées à un discours de condamnation des injustices sociales (moment éthico-politique). Mais le mouvement n’a pas réussi pas à réaliser une synthèse, entre les compréhensions contradictoires de la réalité sociale et économique qui le traversait.
Une telle synthèse est pourtant essentielle. Elle l’a été pour permettre le développement du néolibéralisme en France. La flexibilité, notamment, s’y est imposée en utilisant des principes collectivistes.
L’action politique contre le néolibéralisme doit donc être particulièrement attentive et prévenir toute nouvelle assimilation du collectivisme par l’individualisme. Elle doit aussi, selon C. Masquelier, être alerte à toutes possibilités de son inversion, dans le but de dépasser l’ordre politique, économique et moral néolibéral.
Gilles Sarter