Dans la théorie marxiste classique, la structure de classe engendre la formation d’une conscience de classe qui impulse la création d’organisations de lutte des classes. A l’inverse pour les théoriciens qui conservent une analyse en terme de structure de classe mais sans négliger l’importance de la culture, c’est la construction d’organisations de classe qui donne naissance à la conscience de classe.
Lire un article sur le rapport d’exploitation
Selon la théorie marxiste classique, le mode économique capitaliste repose sur un rapport social d’exploitation. Les détenteurs des moyens de production s’approprient une part des efforts des travailleurs qui pour survivre doivent vendre leur force de travail. La relation d’exploitation détermine donc deux positions de classe au sein des sociétés où le capitalisme est prédominant : la position de classe des exploiteurs ou des capitalistes et la position de classe des exploités ou des travailleurs.
Toujours selon cette théorie, les actions sociales des individus qui occupent des positions de classe identiques sont soumises aux mêmes types de déterminants. Leur position sociale détermine ce qu’ils doivent faire pour obtenir ce qu’ils obtiennent, qu’ils doivent battre le pavé pour trouver un travail rémunéré ou qu’ils doivent décider de la manière de répartir leurs investissements pour maximiser leurs profits. Étant soumis aux mêmes types de déterminants, les agents qui occupent les mêmes positions sociales partagent des intérêts de classe.
Si cette description est correcte alors l’intérêt principal de la classe des travailleurs doit consister à abattre le rapport d’exploitation qui lui cause préjudice. Autrement dit, si la structure de classe détermine la conduite des agents, elle doit conduire les travailleurs à construire des organisations collectives pour mener la lutte des classes.
En fait, cette conclusion est erronée, même si la description du régime capitaliste par Karl Marx est correcte. Il est, en effet, réaliste de dire que l’expérience de l’exploitation incite les travailleurs à la résistance. Mais, il n’est pas possible d’en inférer que cette résistance sera organisée collectivement. Il y a plus de chances que la résistance des exploités soit individuelle plutôt que collective.
La raison principale en est que sous les conditions du travail salarié, il peut être très risqué et coûteux de s’engager dans une action collective (licenciement, pertes de revenus lors des grèves, blocage dans l’avancement…). Les stratégies individuelles de résistance (absentéisme, ralentissement du rythme de l’activité, sabotage…) peuvent constituer des alternatives qui apparaissent comme plus sécurisantes.
Vivek Chibber, The class matrix: social theory after the cultural turn, Harvard University Press, 2022
Un obstacle majeur à la participation aux actions collectives est celui dit du « passager clandestin » ou « free riding ». Tous les travailleurs, qu’ils participent ou pas à des actions revendicatives collectives (création d’un syndicat, grève, manifestation…) profitent des conquêtes sociales ou salariales qui peuvent en résulter. Cela donne envie aux individus de laisser aux autres les coûts et les risques associés à la participation à ce type d’action. L’effort de création d’un pouvoir collectif doit donc constamment lutter contre la tendance des travailleurs à refuser d’y participer.
La stratégie du passager clandestin est une réponse rationnelle des salariés à leur situation. Finalement, la structure de classe qui engendre un antagonisme entre les travailleurs et les capitalistes incline les premiers à résister aux seconds, mais individuellement et non collectivement.
La structure de classe capitaliste tend à inhiber la formation d’une contestation organisée. Une question stratégique à laquelle doit tenter de répondre la théorie critique est donc : comment les travailleurs ont-ils réussi à surmonter les obstacles à la formation d’organisations de lutte des classes, à chaque fois où ils ont réussi à s’organiser ?
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Un élément de réponse est que c’est la culture qui aide les travailleurs à transformer les résistances individuelles en résistances collectives, en étant un ingrédient dans la création d’une identité commune politique, alignée sur les intérêts matériels.
Gilles Sarter