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Institution Sociale et Sociologie

Institution Sociale et Sociologie

Le concept d’institution sociale fait partie des concepts fondamentaux de la sociologie. Quels sont les usages qu’elle lui prête? Comment en aborde-t-elle l’étude?

L’Institution Sociale Objet de la Sociologie

Étymologiquement, le mot « institution » est construit sur la racine indo-européenne sta « être debout ». En latin in-statuere c’est « faire tenir ». Or les pères fondateurs de la sociologie française, Émile Durkheim et Marcel Mauss considèrent que la stabilité caractérise les sociétés humaines.

Ce qui « fait tenir » les sociétés se sont les catégories de pensée, les formes d’organisation et de pouvoir, les langues, les croyances collectives, les habitudes ou encore les règles de conduite qui préexistent aux individus.

La notion d’institution sociale désigne toutes ces représentations et manières de penser, d’agir, de sentir que les individus trouvent devant eux et qui s’imposent à eux.

Selon la conception des deux sociologues, les institutions sont élaborées par les êtres humains mais dans un mouvement créateur qui dépasse les consciences prises individuellement. Les règles, habitudes, normes, croyances collectives s’élaborent donc «  en dehors » des individus isolés. Elles viennent ensuite les surplomber. L’éducation et la socialisation leur apprennent à les reconnaître et à les respecter.

Ainsi les institutions constituent des faits sociaux par excellence. A ce titre, elles deviennent l’objet central de la sociologie. E. Durkheim et M. Mauss peuvent même dire que la sociologie est la science des institutions.

La Sociologie du « Bon-Ordre »

Dans cette tradition de pensée, les institutions sont des cadres, à la fois contraignants pour les individus et structurants pour la société. Or le contexte historique, pendant lequel les auteurs concernés élaborent leurs théories (fin du 19ème et début du 20ème siècle) est marqué par une inquiétude qui concerne la stabilité sociale.

Le danger leur semble venir, d’un côté, des tenants du retour aux institutions de l’Ancien Régime, qui menacent la Troisième République. D’un autre côté, des aspirations utilitaristes et individualistes qui se développent. Ces dernières veulent orienter la formation des institutions, vers la satisfaction des besoins et des désirs individuels. Cette tendance apparaît comme une contradiction en soi pour les sociologues. Par essence une institution sociale n’est pas constituée pour répondre à des intérêts privés. Le risque qu’ils envisagent est celui d’une anomie généralisée, qui produirait des individus désolidarisés.

Dans la lignée de E. Durkheim et M. Mauss, les sociologues s’attellent donc à une réflexion, portant sur la possibilité d’instaurer des institutions nouvelles, qui permettraient de maintenir la cohésion sociale.

Prenant acte de l’individualisme croissant, ils tentent aussi de comprendre comment des nouvelles formes stabilisées de pensée et de conduite pourraient être intériorisées par les individus.

Ce programme constructif se poursuit durant tout le 20ème siècle, dans le cadre d’une sociologie de la modernisation et du développement. Il est animé par la volonté de participer à la construction d’un ordre social solidaire et intégré. Talcott Parsons, par exemple, avance l’idée que la sociologie peut œuvrer à la stabilisation des « systèmes sociaux », par l’élaboration d’institutions adéquates et par l’obtention de l’adhésion des individus aux valeurs dominantes.

La Critique Sociale

Toutefois, la sociologie comme discipline du « bon ordre social » est bientôt rattrapée par ce qu’on appelle la « critique sociale ». Celle-ci adopte différents angles d’attaque à l’encontre des institutions.

Un premier registre qui est, par exemple, celui de la première École de Francfort s’intéresse à la dénonciation des fictions collectives. Il s’attache à déconstruire les fétiches, les « êtres collectifs » ou « entités collectives » (l’État, le langage, l’Église, le Capital, les identités sociales comme « cadres »…). Le sens commun traite les institutions comme s’il s’agissait de sujets qui parlent ou qui agissent de manière consciente : l’État s’engage à, décide que, agit pour… La démarche déconstructiviste détruit cette croyance en montrant la genèse, la construction sociale et l’hétérogénéité des institutions.

Christian Laval, Le destin de l’institution dans les sciences sociales, Revue du Mauss, 2016/2 n°48Une deuxième approche s’efforce de montrer comment les institutions mentent et se mentent à elles-mêmes, pour perdurer. Elles ont généralement d’autres fonctions que celles qu’elles prétendent avoir. Et à ce titre, elles sont souvent des instruments de domination cachés, au service des plus puissants. Pierre Bourdieu et Claude Passeron ont popularisé cette critique, à travers leurs travaux sur l’école.

Enfin, la troisième critique concerne plus spécifiquement les enfermements et les assujettissements institutionnels. L’école, l’hôpital, l’asile, l’usine… sont analysés comme des institutions totales et disciplinaires, au même titre que la prison (Michel Foucault, Erving Goffman, Robet Castel).

Deux Visions Contradictoires

De ces différentes approches découlent deux grandes conséquences sur le plan de la théorie. La première concerne l’élaboration d’une vision et la définition d’un programme de recherche qui opposent l’institution vue une comme forme « inerte » et aliénante du social, à la « vitalité » des mouvements sociaux et à la dynamique du conflit.

La seconde, en contradiction avec la précédente, met l’accent sur la possibilité et la nécessité de transformer les institutions elles-mêmes. En s’appuyant sur les résultats de la démarche déconstructiviste, ce courant théorique propose, par exemple, d’aborder la démocratie ou la révolution, comme des démarches d’auto-institution de la société par elle-même (Cornelius Castoriadis).

© Gilles Sarter


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Bureaucratie : l’analyse de Max Weber

Bureaucratie : l’analyse de Max Weber

La bureaucratie, selon Max Weber, constitue un pilier des sociétés capitalistes modernes. Pour le sociologue, elle correspond à la mise en application d'une forme de domination légale et formellement rationnelle.

La bureaucratie un phénomène récent

Les organisations de grandes tailles, centralisées et hiérarchisées existent depuis des millénaires. Que l'on pense à la construction des pyramides, à l'administration des empires, aux armées ou aux clergés...

Ces organisations connaissaient des corps d'employés permanents, soumis à la spécialisation du travail : scribes, prêtres, percepteurs, officiers, sous-officiers...

Toutefois, ce n'est que très récemment que nos vies ont été totalement enserrées dans des formes d'organisations bureaucratiques.

Caractéristiques de la bureaucratie moderne

Max Weber, Économie et Société.Pour Weber, ces bureaucraties qui pèsent sur nos vies se caractérisent par des modes de fonctionnement formellement rationnels. Hiérarchisation, spécialisation, autonomisation, formalisation et impersonnalité constituent leurs traits distinctifs

Hiérarchisation et discipline : Sur le plan personnel, le bureaucrate est libre. Mais, dans l'exercice de sa mission, il obéit aux devoirs légaux de sa fonction et aux ordres de ses supérieurs hiérarchiques.

Spécialisation : Le bureaucrate est un expert dans sa fonction. L'exécution de son travail repose essentiellement sur la connaissance de règlements ou de normes techniques, administratives ou juridiques.

Autonomisation : Tout un appareil réglementaire décrit et délimite dans le détail les différentes fonctions. Le cadre hiérarchique est aussi établi réglementairement. La hiérarchie et les fonctions sont donc indépendantes des employés. Les postes et les positions ne leurs appartiennent pas et ne leurs sont pas attachés.

La formalisation établit des chaînes hiérarchiques et des standards opératoires qui doivent être respectés dans l'exécution des tâches.

Il en découle une routinisation et une impersonnalité de la bureaucratie. Le bureaucrate remplit ses obligations de manière froide, impassible et de manière égale pour tout le monde.

Bureaucratisation des entreprises capitalistes

C'est une erreur de penser que la bureaucratie est l'apanage des administrations publiques. Bien au contraire le mode de fonctionnement bureaucratique est généralisé dans les entreprises du secteur privé. Et souvent, le transfert des méthodes s'est effectué du secteur privé vers le secteur public.

Le phénomène de bureaucratisation est intimement lié au développement du capitalisme industriel.

L'un des principaux défis des entrepreneurs capitalistes consiste à générer une production continue et prédictible de marchandises. Pour ce faire, il leur est nécessaire de s'attacher une main d’œuvre suffisante, disposée à travailler dur et à faire exactement ce qu'on lui dit de faire.

Charles Perrow, A society of organizationsL'organisation bureaucratique des entreprises permet d'atteindre ces objectifs. La stricte hiérarchisation rend tout à fait clair pour chacun, à qui il doit se reporter pour la prise de directives.

La production industrielle est généralement complexe et nécessite de nombreuses opérations. L'articulation pyramidale de la hiérarchie constitue la seule manière d'en centraliser le contrôle entre les mains du propriétaire.

Il faut aussi que chaque employé remplisse une fonction indépendante de sa personne. On peut ainsi le remplacer facilement en cas de besoin. Pour ce faire, chaque position est formellement décrite et délimitée.

Cette formalisation permet en outre d'établir un salaire pour chaque poste et de payer le moins possible chaque catégorie d'emploi.

La standardisation des procédures et la spécialisation des tâches réduisent le temps de formation et simplifient le travail. Ainsi un maximum de gens peuvent être qualifiés ce qui diminue le pouvoir des employés.

L'importance de l'organisation bureaucratique du travail est telle pour les sociétés industrielles que Charles Perrow estime qu'elle a été adoptée par la totalité des organisations économiques, administratives et caritatives états-uniennes, entre la fin du 19ème et le premier tiers du 20ème siècle.

La réification du Monde

Max Weber ne dénie pas une forme d'efficacité technique de la bureaucratie, notamment pour les besoins de l'administration de masse. Mais, il insiste surtout sur les façonnements qu'elle implique, sur nos esprits et nos comportements.

Pour aller plus loin, lire notre article sur la sociologie de Max WeberEn premier lieu, la bureaucratisation implique une réification du Monde et de ses habitants. Dans Économie et Société, le sociologue suggère que la dépersonnalisation des rapports interindividuels fait fonctionner les organisations bureaucratiques comme des machines bien huilées. Plus elles se déshumanisent, plus elles éliminent les éléments qui échappent au calcul, comme l'empathie ou la sympathie et mieux elles fonctionnent.

Le sociologue ne se pose pas la question de comment améliorer la bureaucratie. Il se demande comment lutter contre la chosification de l'intelligence. Cette réification résulte de l'application de règles, de rapports d'autorité, de la spécialisation et de la stricte délimitation des compétences.

Dans des écrits politiques, Max Weber imagine même une société dans laquelle la bureaucratisation de la vie serait généralisée. Il en résulterait la formation d'hommes-de-l'ordre (Ordnungsmenschen) qui auraient besoin d'ordre et de rien d'autre. Ils y seraient si totalement ajustés qu'ils deviendraient nerveux ou pleutres si l'ordre venait à vaciller pour un instant.

Rien ne nous retient d'évaluer, dans quelle mesure nous sommes personnellement et collectivement proches ou éloignés d'un tel modèle de fonctionnement.

La domination furtive

Au fur et à mesure que la domination de la bureaucratie progresse, les règles impersonnelles et rationnellement calculables supplantent les normes éthiques et les valeurs morales. Par exemple, les idéaux d'égalité, de liberté ou de fraternité sont sapés.

La bureaucratie se pose comme le type le plus pur de la domination rationnelle légale. Elle constitue un moyen de contrôle qui passe presque inaperçu.  Elle condense un pouvoir sans précédent, étant donné qu'il s'applique à des sociétés très complexes.

Ces moyens de contrôle indirects et furtifs sont beaucoup moins coûteux que le contrôle direct. Ce dernier nécessite, en permanence, que des ordres soient donnés et que leur exécution soit contrôlée.

La bureaucratisation les remplace par des règles permanentes et impersonnelles. La socialisation prépare tous les individus au respect de ces règles.

Dans nos sociétés, les individus acquièrent dès le plus jeune âge des dispositions qui favorisent l'application d'un pouvoir bureaucratique.

Les propriétaires d'entreprises et les personnages d’État, gouvernants et administrateurs tirent bénéfice de ces pré-dispositions : ponctualité, obéissance, respect et patience à l'égard de la hiérarchie et des inégalités...

Le recours à la violence aussi

L'anthropologue David Graeber mitige cette analyse. Pour lui, les structures bureaucratiques fonctionnent bien à l'ordinaire, sur des moyens formellement pacifiques. Toutefois, elles ne peuvent être instituées et maintenues que par la menace de la violence.

David Graeber, Bureaucratie: l'utopie des règles.Dans le cadre de notre régime de droit de propriété, garanti par l’État, les organisations bureaucratiques sont protégées en dernier ressort par la menace de la force. Le terme "force" étant un euphémisme pour désigner la violence qui a lieu "lorsqu'une personne abat sa matraque sur le crâne d'une autre".

Dans les sociétés démocratiques contemporaines, l'usage légitime de la violence est en principe confié aux forces de l'ordre (police, gendarmerie...). L'histoire nous montre cependant que ce principe est souvent contredit. Dans de nombreuses situations, le recours à des milices, groupuscules politiques ou sociétés de prestations de service est toléré.

Quoiqu'il en soit, des générations de sociologues ont montré que l'essentiel du travail de la police porte sur l'application de la menace de la force, pour résoudre des problèmes administratifs. Graeber ajoute que si vous n'en êtes pas convaincus, vous pouvez refuser de payer vos impôts et observer ce qu'il adviendra.

Finalement, ce que tente de démontrer l'anthropologue c'est que si nombre de procédures bureaucratiques nous paraissent stupides ou violentes, ce n'est pas parce que la bureaucratie est intrinsèquement stupide.

Mais c'est plutôt que les systèmes bureaucratiques ont été établis pour gérer des formes d'organisation sociale – celles qui prévalent dans nos sociétés - qui sont structurellement inégalitaires et violentes.

Gilles Sarter


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L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

Le concept d'habitus est central dans la sociologie de  Pierre Bourdieu. Dans cet article, nous en détaillons les tenants. Puis, nous expliquons, comment la notion permet de rendre compte des articulations entre les comportements individuels et l'organisation des sociétés.

Comportements et régularité du monde social

Dans le documentaire La sociologie est un sport de combat, Pierre Bourdieu énonce de façon très simple la question qui fonde le projet sociologique :

Pourquoi les gens agissent-ils comme ils le font et avec une certaine régularité ?

Premièrement, cette question appelle une théorie explicative de l'action humaine, qui puisse rendre compte des relations entre société et individu.

Deuxièmement, le questionnement à propos de la régularité du monde social est au cœur de la réflexion du sociologue. Dans la Domination masculine, il avoue son étonnement devant la perpétuation des ordres établis, avec leurs rapports de domination et leurs injustices.

L'élaboration de la notion d'habitus a permis à Pierre Bourdieu d'investir ces deux problématiques.

Tendances et propensions à agir

Attribuer un habitus à une personne ou à une catégorie de personnes, c'est leur attribuer un système de dispositions à se comporter d'une certaine façon.

Dans une première approche, on pourrait dire qu'un habitus ressemble à ce que le langage commun appelle un trait de caractère. Comme, par exemple, l'ostentation, la discrétion, l'ascétisme ou l'hédonisme...

Une personne disposée à l'ostentation exprime une tendance à se comporter comme un "m'as-tu vu", dans les différents aspects de sa vie : dans ses goûts, sa manière de s'habiller ou de décorer sa maison, dans le choix de sa voiture, dans sa façon de parler, dans ses attitudes corporelles et ses tentatives d'être toujours au centre de l'attention...

La propension ne dit pas qu'à coup sûr, l'individu concerné agira de manière ostentatoire. Mais il y a de fortes chances que cela se produise.

Par ailleurs, une tendance ne détermine pas les actes dans leurs modalités concrètes d'expression. On ne peut prédire exactement ce que le "m'as-tu vu" va faire ou dire, dans une situation donnée. On peut, tout au plus, parier sur le style de comportement qu'il va adopter.

Du social incorporé

L'habitus, à la différence du trait de personnalité, trouve son origine dans le social. Il n'est pas l'apanage d'un individu. Au contraire, il est partagé par un groupe social bien délimité.

L'un des exemples les plus connus, parmi ceux décrits par Bourdieu, est le sens de l'honneur. Dans les communautés villageoises kabyles, cet habitus pré-dispose les gens à se comporter, dans toutes les situations, en femme ou en homme d'honneur.

Pierre Bourdieu écrit que si cet habitus pouvait être condensé en une seule formule ce serait : "Faire face !"

L'injonction s'applique à la posture corporelle : faire face à son interlocuteur, le regarder à la face, parler sans murmurer. Elle concerne les adversités de tous ordres (humaines, matérielles, naturelles) devant lesquelles il ne faut pas reculer. Cet habitus commande encore de faire face à l'hôte en lui témoignant l'hospitalité ou de se montrer généreux, etc.

Dans ce contexte, le sens de l'honneur est partagé par tous les membres de la communauté. Et ces derniers sont prompts à sanctionner les conduites qui s'en écartent.

Si la genèse d'un trait de personnalité relève d'une histoire individuelle. L'origine d'un habitus, au contraire, doit être recherchée dans les particularités de l'histoire collective.

L'habitus, dit encore Pierre Bourdieu, c'est du "social incorporé" ou du "social fait corps".

L'habitus, du verbe habeo (avoir), c'est ce qui a été acquis.

Chez les Kabyles le sens de l'honneur agit comme un habitus

Sociétés modernes et classes sociales

Pierre Bourdieu a élaboré la notion d'habitus, dans le cadre de communautés villageoises. Ces dernières sont caractérisées par une relative homogénéité des conditions matérielles et culturelles d'existence. Les gens y sont façonnés par un contexte de socialisation cohérent.

Qu'en est-il dans les sociétés modernes et différenciées ?

Le sociologue appréhende la société française comme étant structurée en classes.

Une classe sociale correspond à un ensemble de personnes qui partagent des conditions d'existence proches.

Deux grands principes établissent une différenciation entre les conditions de vie des agents sociaux. Il s'agit du capital économique (l'ensemble des propriétés financières, mobilières, immobilières) et du capital culturel (niveau scolaire, diplômes, connaissances langagières et culturelles...), détenus par les individus ou les familles.

D'une part, la classe composée de détenteurs d'un fort volume de capital global (capital économique + capital culturel), comme les patrons d'entreprises, les hauts-fonctionnaires, les médecins, les cadres supérieurs... se distingue de celle des plus démunis, ouvriers agricoles et employés sans qualification.

D'autre part, une différenciation opère selon la structure du capital. Les artistes, les professeurs d'université sont plus riches relativement, en capital culturel qu'en capital économique. En revanche, les patrons d'entreprises possèdent relativement plus de capital économique que de capital culturel. De la même façon, à un niveau inférieur de la hiérarchie sociale, les instituteurs s'opposent aux petits commerçants...

A ces différentes positions sociales correspondent des contextes de vie et de socialisation, plus ou moins spécifiques qui engendrent des habitus distincts.

Goûts de classes

Les habitus de classe s'actualisent différemment. Les biens consommés, les activités pratiquées (sports, loisirs...), les lieux habités et fréquentés (commerces, écoles...), les opinions politiques, les manières de s'exprimer ou encore les postures corporelles diffèrent systématiquement, entre les hauts-fonctionnaires et les ouvriers...

Les habitus constituent les goûts. Ainsi, les agents appartenant aux différentes classes sociales opèrent des différences entre ce qui est bon/mauvais, bien/mal, distingué/vulgaire. Mais ces différenciations ne sont pas les mêmes.

Selon la classe d'appartenance, un même objet ou un même acte peut apparaître comme vulgaire, comme prétentieux ou comme distingué.

Finalement, il est important de garder à l'esprit le fait suivant. Quelle que soit la classe d'appartenance des gens, leur sens commun classe et hiérarchise les biens et les comportements: langage "populaire" ou "distingué" ; accordéon ou violon ; belote ou bridge, jeans ou "costard"...

Cette hiérarchisation ne résulte pas de la valeur en soi des objets ou des manières de faire. Elle provient du fait que les gens ont incorporé des dispositions à juger et à hiérarchiser d'une certaine façon.

Ces goûts sont le produit de conditions d'existence, qui sont elles-mêmes dépendantes du volume et de la structure du capital détenu.

Théorie de l'action

En élaborant la notion d'habitus, l'une des intentions de Pierre Bourdieu visait à échapper à deux erreurs.

La première tend à considérer les gens comme agissant mécaniquement, sous l'effet de contraintes externes (règles, structures, modèles...). La seconde les tient pour des sujets pleinement conscients qui agissent par des choix et des calculs rationnels (théorie de l'homo œconomicus et de son action rationnelle).

A l'inverse, le sociologue envisage les comportements comme étant issus de rencontres, entre des situations et des dispositions:

Situation + Habitus = Action

Sa théorie permet de prendre en compte les expériences de socialisation passées, sans omettre le rôle de la situation présente.

En effet, aucune de ces deux réalités ne peut être désignée comme le véritable déterminant des pratiques. La réalité d'une action est toujours relationnelle.

les classes sociales sont marquées par des systèmes de dispositions que l'on appelle goûts

Sens pratique

L'habitus dotent les gens d'un sens pratique. C'est-à-dire du sens de ce qui est à faire, dans une situation donnée. La notion évoque ce qu'on appelle le sens du jeu, dans les sports collectifs notamment.

Les situations rencontrées par une personne peuvent être relativement similaires aux conditions de socialisation qui ont permis l'acquisition de son habitus. Dans ces circonstances, l'agent est comme un poisson dans l'eau. C'est le cas d'un paysan en Kabylie qui a grandi et vécu, au sein de sa communauté traditionnelle.

Ses structures mentales sont ajustées par anticipation aux événements qu'il affronte.

Il peut les évaluer sur-le-champ et y répondre, dans le feu de l'action. Il n'a pas besoin d'y réfléchir, comme s'il était placé face à un problème.

Le concept d'habitus n'exclut pas, pour autant, celui de stratégie.

Les individus peuvent élaborer des projets. Simplement, ils les établissent sur la base des appréciations et des perceptions permises par leurs habitus respectifs.

Ce mécanisme explique notamment les cas d'auto-censure. Une personne renonce à un objectif personnel, parce que son habitus l'envisage comme inapproprié : un jeune homme issu du milieu ouvrier renonce à entreprendre une carrière artistique, parce que son habitus lui fait envisager l'art comme étant le domaine réservé des classes bourgeoises...

Autrement dit, la théorie de l'action de Pierre Bourdieu admet la capacité inventive ou créatrice de l'individu. Mais, elle considère que cette inventivité est délimitée ou bornée par des pré-dispositions qui se constituent en goût, sens du jeu ou encore en espérance aux chances de réussite.

Désajustements

Les habitus des personnes ne sont donc pas toujours ajustés aux circonstances qu'ils rencontrent.

Cela se produit à chaque fois que la situation vécue par l'agent est différente du contexte qui a produit ses dispositions.

Ces cas de désajustements apparaissent lorsque des individus ou des collectivités entières sont transplantées, volontairement ou non, dans des contextes culturels différents : migrations, déportations, exils...

Sans être transplantés, les gens peuvent être amenés à fréquenter des univers sociaux différents voir contradictoires. On pensera à l'agriculteur qui doit évolué, à la fois, dans l'univers traditionnel de l'entre-soi villageois et dans l'univers de l'économie capitaliste qui enserre sa communauté.

Dans les sociétés modernes différenciées, les sujets connaissent souvent des ruptures biographiques. L'enfant qui entre à l'école, le jeune adulte qui rejoint le monde professionnel peuvent être confrontés à des univers sociaux dont les codes sont éloignés de ceux de leur milieu d'origine.

Sont aussi concernés tous les gens qui connaissent une "ascension" sociale ou, a contrario, un déclassement vers le "bas". Dans ces circonstances, ils sont contraints d'adopter des manières de s'exprimer, de se comporter, de penser auxquelles ils ne sont pas pré-disposés.

Ces décalages génèrent des tensions, voire des souffrances, psychiques et corporelles.

le concept d'habitus permet d'envisager pourquoi les gens font ce qu'ils font

Stabilité des habitus

Bien sûr les habitus évoluent en fonction des nouvelles expériences. Mais Pierre Bourdieu avance que leur mode de fonctionnement tend à prévenir les changements radicaux.

En effet, les dispositions initiales opèrent des sélections, dans l'acquisition des nouvelles informations. Elles tendent à rejeter celles qui sont capables de mettre en question les informations accumulées préalablement.

Surtout, l'habitus défavorise l'exposition à des conditions propices au changement.

Comme les dispositions sont à l'origine du choix des personnes et des lieux susceptibles d'être fréquentés, les personnes évoluent généralement, dans des univers sociaux, relativement adaptés à leur habitus et peu déstabilisants.

Reproduction de l'ordre social

La relative stabilité des habitus et la relation qu'ils entretiennent avec les structures sociales objectives expliquent comment l'ordre social se perpétue.

A travers l'habitus, les structures du monde social sont présentes dans les catégories de pensée que les individus mettent en œuvre pour comprendre leur société.

Dans les villages kabyles, le sens de l'honneur est objectivé, "rendu palpable" : par la manière dont les relations entre hommes et femmes sont organisées ; par les expressions langagières ; par les postures corporelles ; par les pratiques et rituels, d'hospitalité, de vendetta, de générosité...

Dès l'enfance, dans ce contexte, les manières de penser sont structurées selon le sens de l'honneur. Et les comportements reproduisent les structures objectives qui conditionnent les mentalités.

Dans la société française, la structuration en classes sociales s'observe dans des réalités concrètes. Elle est rendue tangible : par la géographie des quartiers urbains ; par les différences entre établissements scolaires ou d'enseignements supérieurs ; par la nature des biens consommés (aliments, vêtements,...) ; par les activités de loisirs ; par la nature des relations qui prévalent entre les gens...

Cette différenciation objective trouve son pendant dans les habitus de classe. A leur tour ces goûts s'actualisent dans des préférences, des choix, des classements qui contribuent à perpétuer un monde structuré en classes sociales différenciées.

Le processus de naturalisation

Cette reproduction du monde social s'appuie sur ce que le sociologue appelle le processus de naturalisation.

Les porteurs d'un habitus ne sont pas conscients de ce que leurs manières d'agir ou de penser doivent aux conditions sociales objectives.

Ils vivent leurs goûts comme étant "naturels" ou comme allant de soi et non pas comme résultant de leurs conditions d'existence.

Finalement, une société est le produit des représentations que s'en font des femmes et des hommes. Mais ces représentations sont elles-mêmes le fruit des structures sociales pré-existantes.

Sans le savoir, la plupart du temps, les gens tendent à reproduire l'ordre social, qu'ils occupent une position de dominant ou de dominé, au sein de la société.

Possibilité de changement

L'explication "en boucle" de la relation de détermination, entre structures mentales et objectives, distille une forme de pessimisme.

L'esprit des gens est structuré de manière à reconnaître la légitimité de l'ordre dominant. Dès lors par leurs agissements, ils reproduisent la structuration objective de la société, selon le même ordre. Ce qui renforce encore leur habitus et leur position de dominé, etc.

S'il en est ainsi, comment peut-on gagner en liberté ? Et notamment comment peut-on envisager d'imposer un nouveau modèle de société, reposant sur moins de domination ?

Un premier enjeu concerne la prise de conscience du caractère arbitraire de tous les modèles d'organisation sociale. Là réside la vocation de la sociologie critique.

Toutefois, la simple prise de conscience, bien que nécessaire, n'est pas suffisante. La domination est soutenue par des habitus pré-réflexifs. Ces derniers, on l'a vu, sont peu impactés par les nouvelles informations.

Pour induire un changement, il faut donc, aussi, combattre les instruments sociaux qui permettent l'inscription des habitus dans les corps.

Il faut conjuguer le dévoilement de l'arbitraire de la domination, à l'action sur les structures sociales objectives.

Finalement, les perspectives de changement semblent résider, dans la multiplication des expériences et des contextes de vie, d'éducation et de socialisation qui valorisent les nouvelles valeurs et qui sont susceptibles de les inscrire, dans les corps, sous la forme de dispositions.

Gilles Sarter

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Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les rites d'institutions ou rites de passage possèdent une fonction importante dans l'organisation des sociétés traditionnelles et modernes.

Les analyses qu'en donnent Pierre Clastres et Pierre Bourdieu peuvent paraître différentes, à première vue.  Mais finalement, elles convergent vers l'idée que ces rituels ont pour objectif de déposer la loi sociale au sein des corps et des esprits.

Les rites d'institutions chez les amérindiens

Le livre de Pierre Clastres, La société contre l’État est devenu un classique de l'anthropologie politique. Un chapitre y traite des rites de passage.

P. Clastres, "De la torture dans les sociétés primitives", L'Homme, XIII (3), 1973.Dans les sociétés amérindiennes traditionnelles, les jeunes hommes qui vont devenir des guerriers de plein droit sont soumis à rude épreuve.

Presque toujours les rituels de passage virent à la torture.

Les chairs sont déchirées, lacérées, percées, écorchées... Les techniques et les ustensiles employés sont conçus pour maximiser les douleurs. Souvent les sévices infligés ne cessent qu'avec l'évanouissement de celui qui les subit.

Tout au long de ces épreuves, les victimes doivent afficher l'impassibilité la plus tranquille. Aussi, une interprétation commune veut que ces supplices aient pour objectif de démontrer la valeur morale des futurs guerriers.

Sans récuser complètement cette analyse, Pierre Clastres propose cependant de ne point s'y limiter. Et il engage sa propre interprétation un peu plus loin.

Marquer l'appartenance à la communauté

L'anthropologue s'interroge notamment sur la nécessité de porter atteinte à l'intégrité physique des postulants. Après tout, il existe d'autres façons de démontrer sa valeur ou sa bravoure que d'endurer la torture.

Dès lors, l'objectif qui sous-tendrait l'usage des supplices pourrait bien-être le marquage des corps.

Les rites de passage seraient conçus de manière à laisser des traces ineffaçables. Et, les cicatrices sur les corps tiendraient lieu de mémoire.

Mais de quoi s'agit-il de se souvenir ? De manière indiscutable, les marques témoignent de l'appartenance à la communauté. Ainsi, l'anthropologue rapporte une scène à laquelle il lui fut donné d'assister.

Lors d'un séjour, chez des Guayaki, un groupe dévêtit complètement une jeune Paraguayenne, pour s'assurer de sa "nationalité". Des tatouages découverts sur sa peau attestèrent que les Blancs l'avaient kidnappée durant son enfance.

Cependant, la même question surgit une fois encore. Pourquoi la torture ? Pourquoi recourir à des méthodes particulièrement cruelles? Des techniques de scarification ou de tatouages moins douloureuses sont tout aussi efficaces, pour générer des marques ineffaçables.

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Le message politique du rituel

La réponse de Pierre Clastres à cette question est particulièrement intéressante.

Le rituel recourt à la torture parce qu'il délivre un message politique : chaque prétendant guerrier est semblable à tous les autres. Aucun ne vaut moins que les autres et inversement aucun n'est plus que les autres.

L'égalité entre les individus est scellée par le fait que tous ont enduré la souffrance sans gémir, jusqu'au point de rupture de l'évanouissement. Ainsi, nul ne peut prétendre à une supériorité dans la valeur.

Les traces corporelles seront là pour témoigner à vie, de la valeur égale de tous ceux qui ont surmonté l'épreuve.

Dans le contexte de communautés sans écriture, le corps devient support de la loi. Et la loi ici est loi d'égalité. En effet, ces sociétés ignorent le pouvoir d'un seul sur tous les autres. Si l'institution de la chefferie y existe, elle est, dans les faits, dénuée de tout pouvoir politique et de tout moyen de coercition.

Consacrer la distinction

Pierre Bourdieu analyse les rites de passage, en adoptant une perspective qui peut paraître diamétralement opposée à celle qui précède.

Le sociologue postule, en effet, que ces rituels ont pour fonction première de créer, non pas de l'égalité, mais de la différence entre les gens.

L'objectif qui les sous-tend serait avant tout de légitimer ou de consacrer une séparation : pas entre ceux qui ont subi les épreuves et ceux qui ne les ont pas encore surmontées ; mais bien plutôt entre ceux qui vont les subir et ceux qui ne les subiront jamais.

Par exemple, la circoncision aurait pour but de marquer la distinction entre hommes et femmes, plus qu'entre les garçons circoncis et non-circoncis.

C'est l'idée centrale de Pierre Bourdieu. Ce que l'on appelle communément "rite de passage" a pour fonction de consacrer un état de fait, plus que de marquer un passage.

A ce titre, la circoncision consacre le statut masculin de l'homme, même le plus efféminé. Par opposition, toutes les femmes (même les plus "masculines" dans leurs attitudes ou leurs morphologies) sont cantonnées dans le genre féminin, car elles ne sont pas soumises au rituel.

Appliquée au cas amérindien, cette interprétation signifie que les épreuves rituelles légitiment la différence entre ceux qui vont devenir des guerriers (les jeunes hommes) et celles qui ne le deviendront jamais (les jeunes filles).

C'est pourquoi, plutôt que de parler de rites de passage, le sociologue préfère évoquer des rites de légitimation ou d'institution.

Des rites d'institution plutôt que des rites de passage

En adoptant la dénomination "rite d'institution", Pierre Bourdieu indique que les rituels visent à faire reconnaître comme légitime, des différences qui ne vont pas de soi, mais qui sont des constructions sociales.

L'efficacité symbolique des rites d'institution réside dans leur pouvoir d'action sur le réel. Ils transforment les représentations que les gens consacrés se font d'eux-mêmes. Ils changent aussi le regard et les comportements des autres, à leur égard.

L'acte d'institution impose une identité, une position, un statut. A la personne qui est instituée, il notifie ce qu'elle a à être : "Tu seras un homme, un guerrier, ..."

Dans cette optique, les épreuves que les postulants doivent surmonter sont destinées à produire des gens hors du commun ou des "élites".

la sociologie et l'anthropologie de pierre bourdieu

 

La création sociale des élites

A ce titre, nos sociétés modernes ne sont pas dépourvues de rites d'institution : cérémonies d'investiture, de nomination, de remise de titre ou de décoration...

P. Bourdieu, 1981, "Épreuve scolaire et consécration sociale", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.39.Pierre Bourdieu a livré une étude particulièrement approfondie de l'un de ces rites d'institution modernes : la réussite aux concours d'entrée dans les Grandes Écoles (ENA, École Normale Supérieure, École Polytechnique...).

Le passage par les classes préparatoires aux grandes écoles (CPG) en constitue l'épreuve. Le sociologue montre ce qui distingue les CPG des autres établissements de formation. Il s'agit notamment d'y réduire l'existence des élèves à une succession ininterrompue d'activités scolaires intensives.

Tout se déroule comme si la fonction des CPG consistait à générer une situation d'urgence, voire de panique. Les capacités à faire un usage intensif du temps, à travailler de manière soutenue, rapide et même précipitée y deviennent la garantie de survie des candidats. A ce titre, les classes préparatoires visent la constitution d'un véritable habitus:

L'inculcation de dispositions durables – comme les manières de parler, de se tenir, de gérer l'urgence et la tension, d'organiser et d'exposer les idées,… - devient une composante de l'opération de légitimation des futures élites.

Pour aller plus loin, lire un article sur le concept d' habitus.Si le passage par les classes préparatoires constitue l'épreuve, le concours agit comme le véritable rite d'institution. Le premier candidat "collé" deviendra polytechnicien ou énarque, avec tous les avantages matériels et symboliques afférents. Le dernier ne sera rien :

"Le concours crée une différence du tout au rien, pour la vie."

Déposer la loi sociale dans les corps

Les analyses de P. Clastres et de P. Bourdieu convergent sur l'idée que les rites dits de "passage" opèrent comme des consécrations. Le premier met en avant la consécration d'une égalité indépassable. Pour le second, c'est avant tout une séparation, une distinction entre les gens qui est consacrée.

En y réfléchissant un peu, on ne peut que constater que, chez les Guayaki, le rite institue aussi une inégalité entre les membres de la communauté.

Nous avons vu que d'après P. Clastres, le rite de passage sert à prévenir l'appropriation du pouvoir par un seul guerrier, au détriment des autres. Or les femmes ne participent pas au rituel.

Tout se passe donc comme si la possibilité qu'une femme s'approprie le pouvoir est exclue d'emblée. Le rite qui ne concerne que les garçons consacre donc bien une inégalité entre les deux sexes.

P. Bourdieu, 1982, "Les rites comme actes d'institution", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.43De même, pour Pierre Bourdieu, les rites d'institution légitiment avant tout des distinctions. Mais l'observation montre aussi que le passage par les Grandes Écoles crée des formes d'identités et de solidarités collectives indéfectibles. George Pompidou, par exemple, évoque ses condisciples normaliens en termes d'"princes de l'esprit".

Finalement, les deux analystes se rejoignent sur un autre point essentiel.

L'efficacité d'un rite d'institution repose dans sa capacité à déposer les lois qui organisent le social, dans les corps et les esprits des gens.

© Gilles Sarter


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L’illusio de Bourdieu : êtes-vous pris par le jeu?

L’illusio de Bourdieu : êtes-vous pris par le jeu?

Honneur, richesse, prestige, postes, titres, carrières, pourquoi les gens courent-ils, après ce pour quoi ils courent ?

Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, l'illusio c'est le fait d'être pris par un jeu social, d'être pris au jeu, de croire qu'il vaut la peine d'être joué. Or, cet illusio est acquis par socialisation. L'individu croit que tel enjeu social est important, parce qu’il a été socialisé à le croire.

Le sens de l'honneur comme illusio

Un exemple de jeu social est celui qui engage des villageois algériens autour de la question de l'honneur. Pierre Bourdieu décrit ce phénomène, à partir d'observations réalisées au début des années 1960. Bien que concernant des communautés kabyles, son analyse est aussi valable, pour les sociétés traditionnelles arabophones.

Si le jeu pour l'honneur pouvait être résumé par une seule règle, ce serait l'injonction à "faire face".

L'expression désigne d'abord une posture corporelle. Faire face à autrui, le regarder au visage. Mais aussi, faire face à toutes formes d'adversité, en démontrant son courage physique et moral. Faire face par la parole, relever l'insulte et répliquer aux assauts de politesse. Faire face, encore, à la visite d'un hôte, en déployant les largesses de l'hospitalité...

Dans le contexte de ces sociétés, l'honneur des personnes est mis en jeu dans presque toutes les situations de la vie sociale.

Le prestige récompense les conduites conformes à l'honneur. A l'inverse, la défaillance du "faire face" est sanctionnée par la honte. Voila ce que Bourdieu appelle un jeu social.

Pluralité de jeux dans les sociétés différenciées

Dans les sociétés modernes, le phénomène de différenciation sociale engendre la coexistence de différents univers sociaux : artistique, scientifique, économique, politique... Chacun de ces univers est le terrain d'un jeu qui lui est propre.

Les différents jeux sociaux s'organisent autour d'enjeux spécifiques : "art pour l'art", élargir le champ du savoir, "faire de l'argent", conquérir le pouvoir…

Les participants sont soumis à des règles qui définissent et délimitent le champ de leurs activités. Les jeux sont structurés en différentes positions, fonctions, postes, destinés à être occupés par les joueurs. Les conditions d'accès à ces positions sont réglementées. On y accède en fonction de la détention de titres, de diplômes, d'ancienneté dans le jeu ou du mérite.

Les critères d'évaluation et de classements des joueurs sont propres à chaque jeu. Les scientifiques sont classés en fonction de leurs "découvertes" et de leurs publications. Les hommes d'affaires sont jugés selon des résultats économiques ou des parts de marché conquises. Les hommes politiques sont évalués  en fonction de leurs scores aux élections...

Enfin, chaque jeu possède son propre système de récompense. Il entretient le sentiment que le jeu vaut d'être joué : titres boursiers, académiques ou sénatoriaux,...

Le plus souvent la récompense consiste en distinction ou prestige et en richesses. De plus en plus la richesse est directement convertible en prestige.

Illusio et ajustement au jeu

L'illusio, c'est donc croire qu'un jeu présente une importance telle qu'il faille le jouer. Et même, qu'il n'y a rien de plus important que de jouer ce jeu.

La formule - "il y a des gens qui seraient prêts à tuer pour avoir ta place" - exprime cette croyance en la primauté du jeu.

Mais l'illusio n'est pas simplement une croyance consciente. La personne qui est totalement saisie par l'illusio, c'est celle qui est parfaitement ajustée au jeu. C'est le participant pour qui tout paraît évident, y compris l'intérêt de jouer. La personne dont les structures du jeu ont structuré l'esprit.

Les natifs du jeu

Ce cas de figure concerne tout particulièrement ceux que Bourdieu appellent les "natifs".

Les "natifs" sont nés et ont été socialisés dès l'enfance, dans l'univers du jeu.

Ainsi, l'enfant qui a été éduqué dans un village kabyle a incorporé un habitus qui fait qu'il ne joue pas le jeu de l'honneur par calcul ou par intérêt. Le sens de l'honneur est pour lui comme une seconde nature. Il n'a pas besoin de réfléchir, pondérer, décider chacune de ses actions. Il n'agit pas comme un sujet placé face à un problème. Au contraire, il évalue les situations sur-le-champ. Il y répond opportunément, dans le feu de l'action, en "faisant-face".

Dans les sociétés très différenciées, Bourdieu évoque l'existence de mécanismes similaires.

Les enfants subissent dès leur prime enfance, des conditionnements. Ceux-ci les entraîne souvent à partager l'illusio de leurs parents.

Par exemple, dans les familles de cadres supérieurs ou de hauts-fonctionnaires, les fonctions des parents sont très valorisées. Leurs parcours professionnels sont considérés comme exemplaires. La réussite scolaire y est encouragée. Le choix des études s'oriente vers les institutions de formation des cadres. Au cours de ces différentes étapes de socialisation, les individus acquièrent des goûts, des manières de se comporter et de penser. Mises bout à bout, elles impliquent qu'il n'y pas, pour eux, de jeu plus digne d'être joué que celui pour lequel ils ont été façonnés.

Agent plus qu'acteur

Une série d'entretiens avec Pierre Bourdieu sur le site www.homme-moderne.org.Les personnes sont d'autant plus saisies par l'illusio, qu'elles y ont été pré-disposées. Elles ont l'impression d'avoir choisi de jouer. En réalité le jeu s'est fait corps à travers elles, sous la forme de dispositions et de préférences.

Dans la sociologie de Bourdieu, les personnes sont donc "agies", tout autant qu'elles agissent.

C'est pour insister sur cette vision qu'il utilise l'expression "agent social" préférentiellement à "acteur social".

La consolidation de l'illusio par son déni...

Au sein de nos sociétés actuelles, l'existence d'un mécanisme social tel que l'illusio est généralement démenti. C'est une croyance inverse qui est entretenue et valorisée.

Cette croyance prétend que nous sommes des individus-sujets autonomes, uniques et rationnels. Que nous maîtrisons notre vie et que nous sommes tenus de la déployer, sous la forme de trajectoires calculées.

Ironiquement, cette croyance sert à renforcer notre illusio. Elle nous conforte dans l'idée que les jeux économiques et politiques, tels qu'ils existent, valent d'être joués, puisqu'elle affirme que nous choisissons en toute conscience de jouer le jeu.

Pour que le jeu continue

Nous adhérerions à la croyance que le jeu vaut d'être joué sur la base d'intérêts personnels. Cette idée est inculquée dès l'enfance. Son inculcation est perpétuellement renforcée par l'idéologie ambiante. Chacun est invité à l'intérioriser. C'est qu'elle sert ceux qui ont intérêt à ce que le jeu perdure.

En premier lieu, elle permet de justifier et d'entretenir les inégalités, l'existence de dominants et de dominés.

Puisque nous entrons dans le jeu et que nous le jouons pour réussir, alors nous entretenons le principe de la compétition. Car tous les joueurs ne peuvent être gagnants : «Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places » dit Vautrin dans le Père Goriot.

La comparaison et la concurrence permanentes banalisent l'usage de la violence, sous ses différentes formes. Elle justifie l'instrumentalisation d'autrui.

Or les instruments de la violence sont avant-tout entre les mains des dominants.

Si nous sommes des individus-sujets autonomes, la réussite résulte exclusivement d'efforts personnels. Ceux qui réussissent sont les plus méritants.

La part du contexte social d'origine dans la réussite est minimisée. La reproduction de la domination est masquée.

Enfin, si tout le monde est convaincu de l'intérêt du jeu. Si tout le monde y entre de son plein gré. Alors pourquoi en changer ?

La perpétuation du jeu bénéficie aux dominants.

La concentration croissante de la détention des richesses en témoigne.

Gilles Sarter

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La solidarité dans les sociétés capitalistes

La solidarité dans les sociétés capitalistes

L’œuvre d’Émile Durkheim s'organise autour du thème de la relation entre les individus et la collectivité. Une de ses questions centrales concerne la possibilité de solidarité au sein des sociétés modernes.

Émile Durkheim (1854-1917) est considéré comme ayant fondé la tradition sociologique française, en l'introduisant à l'Université. Il a créé une revue, "L'Année sociologique" qui existe encore.Au 19ème siècle, en Europe, les populations rurales viennent grossir les villes pour y travailler dans l'industrie. Jusqu'alors, les paysans vivaient au sein de villages où l'ordre était fondé sur la tradition. Dans les faubourgs surpeuplés, ils deviennent des étrangers. Ils sont coupés des liens sociaux qui les rattachaient à leurs communautés originelles. Émile Durkheim, en témoin de son époque, s'interroge sur les risques inhérents à cette évolution.

La solidarité concerne une valeur aux connotations positives (entente, coopération, cohésion, fraternité). Pour le sociologue, c'est avant tout le ciment des sociétés. Il dresse une comparaison entre ses modalités d'expression au sein des sociétés archaïques et modernes. Au terme de son analyse, il pointe les mécanismes de la désolidarisation, dans le contexte de la modernité.

Sociétés archaïques : "solidarité mécanique"

Selon Durkheim, les sociétés archaïques précèdent les sociétés modernes. Elles prennent la forme de communautés de petite dimension, relativement isolées et auto-suffisantes. Les villages de chasseurs-cueilleurs ou les campements d'éleveurs nomades en constituent des modèles.

La division du travail social est faible. Elle ne concerne généralement que la répartition des tâches entre genres ou classes d'âge.

Il en résulte que les personnes se substituent facilement les unes aux autres, dans l'exécution des activités routinières. Par exemple, dans une communauté pastorale, tous les hommes maîtrisent la conduite du bétail. Toutes les femmes détiennent les savoir-faire nécessaires pour transformer le lait et tisser la laine.

Dans ces sociétés, les comportements sont régis par des traditions et des sentiments communs rassemblés en une "conscience collective".

Les impératifs et les interdits véhiculés, par la conscience collective, sont gravés dans tous les esprits. Tout le monde les connaît et sent qu’ils sont fondés.

Ces règles agissent sur les gens comme une puissance supérieure. Elle les pousse à agir spontanément dans une même direction. A ce titre, la religion joue souvent un rôle intégrateur fort : "sa force ne provient pas d'un vague sentiment d'un au-delà plus ou moins mystérieux mais de la forte et minutieuse discipline à laquelle elle soumet la conduite et la pensée."

Une forte conscience collective alliée à une faible division du travail social créent une "solidarité mécanique" qui rattache directement les personnes à leur communauté.

Sociétés modernes : "solidarité organique"

L'individu aux aspirations personnelles n'existe pas quand la conscience collective l'emporte sur les consciences individuelles. Mais, il naît lorsque les conditions sociales le permettent, c'est-à-dire avec la modernité.

L'un des grands mérites de Durkheim est d'avoir identifié la modernité à la division du travail social.

En effet, dans les sociétés modernes, la différenciation des rôles et des fonctions touchent tous les secteurs de la vie sociale: éducation, administration, économie, arts, sciences, loisirs. A titre d'exemple, la prise en charge des enfants n'y incombe pas seulement à la famille. Elle implique aussi des puéricultrices, pédiatres, assistantes maternelles, instituteurs, assistantes sociales, baby-sitters, éducateurs spécialisés, animatrices d'activités de loisirs, etc.

Cette différenciation des tâches entraîne le développement de compétences spécifiques. L'interchangeabilité des personnes devient difficile. Avec le temps, les gens finissent par se sentir différents les uns des autres.

Une idéologie individualiste se développe qui donne plus de latitudes aux préférences et aux choix personnels.

Dès lors que la conscience collective ne recouvre plus les consciences individuelles, ses impératifs ne s'exercent plus. Alors comment la cohésion est-elle entretenue ? C'est justement parce que les individus sont différents que la solidarité sociale se réalise. En effet, chacun dépend des autres dans l'exercice de ses activités et pour sa survie.

Durkheim nomme "solidarité organique" cette nouvelle forme de cohésion, par analogie avec les organes d'un être vivant qui remplissent chacun une fonction propre et ne se ressemblent pas.

"Pathologies" de la solidarité dans les sociétés modernes

La division du travail social génère une solidarité organique entre les individus. Mais quand la recherche de la maximisation du profit pousse cette division trop loin, les liens se délitent. Ce phénomène est observable lorsque les activités industrielles et commerciales occupent le premier rang dans une société.

En effet, pour que le sentiment de faire partie d'un tout dont il dépend soit efficace chez l'individu, il faut qu'il soit continu. Quand les occupations quotidiennes tendent à trop les spécialiser, les gens perdent l'idée de participer à une œuvre commune. Finalement, le sentiment d'être isolé l'emporte sur celui d'être interdépendant.

Plus encore, le sentiment d'isolement, voire de concurrence, s'exacerbe quand la vulnérabilité augmente. Notamment quand manquent les protections appropriées contre les aléas économiques.

Par ailleurs, Durkheim rappelle qu'une spécialisation trop élevée confine l'individu à des tâches limitées et répétitives. Or ce confinement entre en contradiction avec l'idéal de perfectionnement personnel qui prévaut dans l'idéologie individualiste. Le culte de l'individu prescrit aussi que chacun soit destiné à la fonction qu'il peut remplir le mieux. Mais, l'attribution des tâches correspond généralement à l'origine sociale ou géographique et à la fortune des individus. Leurs vocations sont plus rarement prises en considération.

C'est ainsi que la division du travail devenant coercitive, elle génère de la frustration et des conflits sociaux.

Enfin, pour engendrer de la solidarité, il faut que les salaires soient déterminés par l'utilité effective des services rendus. Leur valeur sociale doit primer sur tout autre critère. Seule cette condition rend acceptable les inégalités inhérentes à la différenciation du travail, sans générer un sentiment d'injustice.

"Si une classe de la société est obligée, pour vivre, de faire accepter à un prix quelconque ses services, alors qu'une autre peut s'en passer grâce aux ressources dont elle dispose et qui toutefois ne sont pas nécessairement dues à une supériorité sociale, la deuxième impose injustement sa loi à la première."

Les sociétés modernes se stabilisent par la justice

Durkheim souligne que la complexification de la division du travail et l'augmentation des inégalités érodent la solidarité. Dès lors, il en conclut que la restauration de la cohésion nécessite la construction d'une conscience collective minimale. Elle respectera le principe des différences individuelles et sera fondée sur les valeurs d'équité et de justice.

Dans les sociétés archaïques, la famille, la religion, la communauté inculquaient les règles auxquelles les gens devaient se soumettre. Au sein des sociétés modernes, ces entités ne sont plus en mesure de jouer ce rôle.

C'est donc à l’État qu'il incombe de mener une politique de renforcement de l'équité et de la justice.

Pour compléter, lire aussi notre article sur la socialisation

L'éducation et les corps sociaux intermédiaires entre L’État et les individus (associations, corporations, syndicats) œuvreront pour qu'un minimum de conscience collective soit intériorisé par les personnes.

"L'idéal des sociétés inférieures était de créer une vie commune aussi intense que possible où l'individu vînt s'absorber. Le nôtre est de mettre toujours plus d'équité dans nos rapports sociaux, afin d'assurer le libre déploiement de toutes les forces socialement utiles."

© Gilles Sarter


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