Les trois voies de la sociologie de l’individu

Trois grandes voies de la sociologie de l’individu peuvent être esquissées à l’aide des notions de socialisation, de subjectivation et d’individuation.

La sociologie de la socialisation

Les sociologues désignent par « socialisation », le processus par lequel les individus s’intègrent à une société. En renversant, cette définition on peut aussi dire que la socialisation est la manière dont une société façonne un type donné d’individu.

La sociologie de la socialisation repose sur la vision d’un ordre social surplombant les femmes et les hommes et sur l’idée que les individus se constituent en interaction avec les structures sociales objectives (valeurs, les normes, les coutumes, clivages sociaux, formes d’organisations…).

Lire un article sur l’habitus dans la sociologie de Pierre Bourdieu

Au sein de cette tradition, Pierre Bourdieu accorde une place prépondérante à la description des structures sociales de domination. Ces structures existent sous des formes objectives qui trouvent leurs pendants à l’intérieur des corps des individus, sous la forme de dispositions à agir, à sentir, à penser.

Le travail de socialisation permet d’établir une concordance entre les positions sociales qu’occupent les individus, dans la société, et les dispositions qu’ils ont incorporées. Les individus se sentent ajustés à leur position au sein de cet ordre et plutôt enclin à le reproduire. En tant qu’agents sociaux, ils sont dans une large mesure agis de l’intérieur par l’ordre social. Mais bien sûr, ils ne le sont jamais au point d’empêcher tout changement.

Voir aussi un article sur la socialisation et la sociologie des dispositions

La sociologie dispositionnaliste, par exemple celle de Bernard Lahire, s’inscrit dans cette tradition de pensée. Elle insiste sur la diversité des formes de socialisation vécues par les agents, au sein d’une même société (dans la famille, entre camarades, dans le milieu scolaire puis universitaire, dans le milieu professionnel, associatif…). Les dispositions incorporées forment des ensembles hétérogènes et variables selon les individus.

Comme les contextes de sociabilité sont en nombre croissants, les individus vivent de plus en plus fréquemment des expériences de non-ajustement, plus ou moins prononcé, entre leurs dispositions et les situations vécues. Ils ne sont plus parfaitement ajustés à des situations données. Il en découle que l’étude de la socialisation se dé-centre par rapport au problème du maintien de l’ordre social et s’intéresse davantage à la complexité de l’individu, à la multiplicité de ses facettes.

La sociologie de la subjectivation

La notion de subjectivation est rattachée à une autre problématique. Dans le contexte de la modernité caractérisée par une expansion continue de la rationalisation de la vie (coordination, planification, prévision, calculabilité, encadrement…), la sociologie de la subjectivation se pose la question de la possibilité d’une émancipation humaine. Comment, dans ce contexte de la rationalisation généralisée, un sujet maître de la conduite de son existence peut-il émerger ?

Pendant une première phase historique, ce projet d’émancipation a été associé à un sujet collectif. Une certaine lecture de l’œuvre de Karl Marx et Friedrich Engels, notamment celle de Georgy Lukàcs, voit dans le prolétariat, le sujet collectif qui est porteur de la subjectivation émancipatrice du genre humain. Face à l’exploitation capitaliste et à l’aliénation (rationalisation de la vie) qui en découle, le prolétariat par sa position centrale possède la capacité d’envisager la société comme un tout cohérent et d’agir en son centre pour la modifier.

Cette perspective est continuée par les différents projets d’émancipation qui sont adossés à des sujets collectifs (Tiers-monde, minorités, femmes, étudiants…). Puis elle connaît deux inflexions successives, à partir des années 1960-1970.

Sur ce thème voir l’article « État et individualisation »

Dans un premier temps, la « mort du sujet » sanctionne l’idée de la victoire d’une forme tentaculaire de domination. Le contrôle social dans les sociétés industrielles empêcherait toute tentative d’émancipation. Pour Michel Foucault, le processus de subjectivation se transforme en processus individualisant d’assujettissement. L’individu est produit par des processus de disciplines corporelles. Il n’est plus rien d’autre qu’une réalité fabriquée par des technologies de pouvoir.

Toutefois, ce constat pessimiste est suivi par une réflexion au cours de laquelle Michel Foucault recherche une possibilité renouvelée de subjectivation qui n’est plus collective mais individuelle. Il essaie d’isoler des techniques de vie par lesquelles les individus trouvent en eux-mêmes des manières de s’émanciper. La liberté à atteindre n’est plus une simple sortie des tutelles mais devient un « pouvoir qu’on exerce sur soi-même dans le pouvoir qu’on exerce sur les autres ». Le « souci de soi » désigne une maîtrise de soi obtenue en dehors des règles imposées par la contrainte sociale et l’assujettissement.

Des sociologues comme Alain Touraine vont, par la suite, tisser l’idée d’une subjectivation individuelle avec la tradition émancipatrice collective marxiste. Ils refusent l’idée que le projet de subjectivation puisse être mené à bien individuellement. Au contraire, ils pensent que ce projet s’adosse toujours à une action collective, dans le cadre d’un conflit social. La subjectivation est une quête du sujet que les individus portent en eux, dans un conflit collectif contre l’emprise des contraintes sociales (marchandes, communautaires…).

Avec le temps, la sociologie de la subjectivation s’est donc centrée sur l’étude de ses dimensions singulières, mais en renouant avec sa dimension politique initiale, avec les oppositions entre logiques de pouvoir et contestation sociale.

La sociologie de l’individuation

La sociologie de l’individuation étudie les processus sociaux dans lesquels s’inscrivent les existences individuelles et qui les façonnent. Elle s’intéresse donc aux individus mais sans en faire l’objet même de son étude.

Lire aussi « la solidarité dans les sociétés capitalistes »

Dans un premier temps, cette tradition s’est intéressée aux grands facteurs structurels de l’individuation. C’est ainsi qu’Émile Durkheim, par exemple, a mobilisé le degré de différenciation sociale. Il a formulé l’idée qu’à des sociétés relativement homogènes, peu différenciées correspondent des individus faiblement singularisés, soumis à une forme de solidarité mécanique et à une conscience collective forte. En revanche, il pense que les sociétés urbaines et industrielles, complexes, dans lesquelles le travail social est très différencié, produisent des individus fortement singularisés.

Mais Émile Durkheim insiste aussi sur d’autres facteurs importants comme la mise en place d’un marché de travailleurs libres contraints de vendre leur force de travail ou encore la production juridique qui donne une valeur centrale à l’individu responsable de tous ses actes et détenteurs de droits. Ces facteurs économiques et juridiques sont eux-mêmes les objets de prolongements institutionnels et politiques qui débouchent sur la production de dispositifs que Robert Castel appelle « supports de l’individu ». C’est à travers ces différents facteurs et dispositifs sociaux que les femmes et les hommes sont construits comme le type d’individu spécifique des sociétés modernes.

Sur ce thème lire aussi « Capital humain: le nouveau sujet néolibéral »

Plus récemment, l’attention des sociologues s’est tournée vers les expériences des individus et leurs épreuves sociales. Le nouvel individualisme institutionnel (éducation, droits, demande de flexibilité dans le travail, processus de mobilité sociale…) contraindrait chaque personne à développer et à assumer une trajectoire biographique de plus en plus singulière. La sociologie essaie de rendre compte des conséquences ambivalentes de cette nouvelle injonction et de cerner les nouveaux défis auxquels sont confrontés les êtres humains.

En conclusion, les trois voies sociologiques de l’étude de l’individu telles que nous les avons décrites correspondent à des modèles analytiques purs. Chacune possède son orientation particulière. L’étude de la socialisation met l’accent sur les dimensions cognitives des individus et sur une sociologie psychologique. La subjectivation s’intéresse davantage aux processus de domination et forme une variante de la sociologie politique. L’individuation, enfin, est une sociologie historique de la condition moderne des individus. Très souvent les études sociologiques empruntent des chemins transversaux à ces trois modèles.

Source: Danilo Martuccelli, « Les trois voies de l’individu sociologique », EspacesTemps.net, Travaux, 08.06.2005

Gilles Sarter

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