Dans la zone critique (2) : le réel et son double, la valeur économique

Le régime capitaliste qui tend à s’imposer à l’ensemble de l’humanité est une forme sociale, au sein de laquelle, la finalité des activités humaines est l’accroissement de la valeur économique.

Karl Marx exprime le capitalisme marchand par la formule générale :

A-M-A’

Dans cette formule, (A) la valeur économique exprimée en argent sert à acheter des moyens matériels et de la force de travail, pour produire une marchandise (M). Cette marchandise est échangée, sur le marché, contre une valeur économique (A’), (A’) réalisant la valeur d’origine (A) et une plus-value (P.V.).

A’ = A + P.V.

Le processus ne s’arrête pas ici. (A’) est réinvestie de sorte qu’elle conduit dans la phase suivante à (A’’) et dans la phase qui suit à (A’’’), etc..

Le capitalisme est donc un régime social organisant la mise en mouvement de la valeur économique, pour créer toujours plus de valeur économique.

Bien sûr, ce mouvement infini exige de produire toujours plus, d’utiliser toujours plus de ressources matérielles, d’employer et d’user toujours plus de main d’œuvre, d’accaparer toujours plus d’espaces naturels, de rejeter toujours plus de déchets et de polluer toujours plus.

Et je voudrais préciser au passage que c’est bien le productivisme qui engendre le consumérisme et non l’inverse.

Nous avons donc là une loi générale de l’application de la forme sociale capitaliste dans la zone critique. Elle introduit un mauvais infini dans une zone qui est finie.

Pour rappel, la zone critique est cette couche de quelques kilomètres d’épaisseur à la surface de la Terre, dans laquelle la vie se développe.

La zone critique est finie. Le capitalisme se fonde sur un infini. De cette contradiction résulte la « crise écologique » ou « changement global ».

Mais écartons un doute. Les théories de Marx sur le capitalisme datent d’il y a 150 ans. Peuvent-elles encore, aujourd’hui, nous éclairer sur le monde complexe qui est le nôtre ? Le monde du capitalisme monopoliste industriel et financier, le monde du techno-féodalisme de l’économie numérique ?

Ce qui fait que la pensée de Marx reste vivante, c’est qu’elle essaie de répondre à une question fondamentale : comment des phénomènes économiques capitalistes sont-ils possibles ?

Car la réalité en soi n’a rien d’économique. La vie humaine, la force de travail, c’est-à-dire les capacités de marcher, de porter, d’imaginer, de calculer, de penser, etc. ne comportent en elles-mêmes aucune caractéristique économique. Les objets non plus. On peut observer une pomme de terre, un pantalon, une maison autant qu’on voudra, on n’y trouvera pas la présence d’une valeur économique.

Du reste, nous savons que, pendant des millénaires, des sociétés entières ont vécu sans économie.

Le philosophe Michel Henri écrit : « La réalité s’est déployée, les individus vivants ont vécu et aucune réalité économique n’a surgi à l’horizon de leur monde. Ils vivront peut-être encore et aucune réalité économique n’existera plus. »

Autrement dit, bien que la survie des humains soit soumise, dans le monde capitaliste, à des contraintes économiques, il ne s’agit en rien d’une loi de la vie, ni d’une loi physique, contrairement aux lois qui régissent la zone critique.

Ce qui reste toujours valable dans la théorie de Marx, c’est sa théorie critique de la valeur économique dans le régime capitaliste.

Pour être simple, disons que la logique capitaliste est une logique de l’abstraction et de l’équivalence.

La logique de l’abstraction, c’est la logique qui consiste à isoler et à résumer des caractéristiques ou des propriétés que plusieurs choses ont en commun.

C’est dire par exemple que les lions, les pumas, les chats sont des félins. Le félin n’est pas un animal réel, c’est une abstraction qui résume ce que les lions, les pumas, les chats ont en commun. Il n’y a pas un animal en soi dont nous pourrions dire « c’est le félin » et que nous pourrions poser à côté d’un tigre, d’un lion ou d’un chat.

La logique de l’abstraction économique capitaliste c’est la même chose. Elle consiste à dire que toutes les marchandises et toutes les activités de travail engagées dans la production capitaliste de marchandises – découper du bois, coudre, taper sur un ordinateur, etc. – peuvent être résumées à de la valeur économique.

Cette logique de l’abstraction permet d’établir des équivalence entre toutes choses, des œuvres d’art et des pommes de terre, des gestations pour autrui et des chaussures, fabriquer des bombes et soigner des gens. Cette mise en équivalence se fait à travers l’argent qui est la représentation matérielle de la valeur économique.

Les logiques de l’abstraction et de la mise en équivalence forment la raison pour laquelle le capitalisme est aveugle à toute dimension écologique et à toutes considérations de respect pour la vie humaine et animale.

En effet, le capitalisme ne peut exister et réaliser son programme A-M-A’ qu’à condition de faire disparaître la réalité de toutes choses derrière son double calculable qu’est la valeur économique.

C’est ainsi que lorsqu’une plage est exploitable pour des activités touristiques, elle possède une valeur économique. Si elle n’est pas exploitable économiquement, elle n’a pas de valeur. Elle peut servir de dépotoir.

Les agents du capitalisme n’agissent pas en considérant le réel des choses, mais en considérant un double du réel qui est la valeur économique qu’ils lui attribuent. Quand on comprend cela, on comprend, pour paraphraser le géographe Andréas Malm, pourquoi les agents du capitalisme agissent à l’intérieur de la zone critique comme des fous furieux.

Ils y agissent, comme l’écrit Karl Marx, en épuisant la terre et les êtres humains.

En effet, dans le régime capitaliste, les femmes et les hommes ne déterminent pas les besoins élémentaires qu’ils voudraient satisfaire par leur activité. Au contraire, leur niveau de subsistance est décidé par ceux qui achètent leur force de travail pour la transformer en plus-value et qui donc sont décidés à en minimiser le prix pour maximiser la plus-value.

Le travail capitaliste n’est pas une activité humaine transformatrice de la nature extrahumaine, permettant d’assurer la reproduction et l’épanouissement de la vie humaine. Le travail capitaliste met en péril les travailleuses, les travailleurs et la nature extrahumaine, dans le but d’accumuler du capital.

Lorsque la force de travail est disponible en abondance alors la survie même des travailleurs et des travailleuses n’est plus nécessaire. Le travail peut être extrait des femmes et des hommes au risque de les rendre malades ou de les faire mourir. Les capitalistes trouveront d’autres humains dont la capacité de travailler sera extraite jusqu’au moment où leurs existences seront brisées.

La question n’est pas ici de dénoncer l’avidité ou la méchanceté des gens. Les gens « méchants » et les gens « avides » ont existé dans d’autres sociétés que la société capitaliste.

Ce qui est important c’est de bien comprendre la nature du régime capitaliste et pourquoi il faut en sortir. A ce titre, une vérité indépassable que nous livre Marx, sur le capitalisme, c’est son caractère fétichiste.

Un fétiche est une idole de pierre ou de bois qu’une communauté adore parce qu’elle croit qu’elle dépend de celle-ci alors que la réalité est rigoureusement l’inverse, puisque c’est elle qui a imaginé l’idole et son culte.

Dans la forme sociale capitaliste, les décisions qui concernent les activités humaines ne sont pas prises sur la base de l’utilité individuelle ou collective. Le contenu des travaux concrets, leurs présupposés, leurs conséquences sociales, les effets qu’ils ont sur les producteurs, sur les consommateurs et sur la nature non-humaine ne font pas l’objet d’une délibération consciente et collective.

Le capital, la valeur économique et l’argent qui est sa matérialisation, les marchandises et le travail capitaliste auxquels la masse de la population doit se soumettre conditionnent les activités humaines, comme si tout dépendait d’eux alors que la réalité est rigoureusement inverse puisque ce sont des êtres humains qui les ont créés.

<- Dans la zone critique (1) : il y a des mondes sociaux

(c) Gilles Sarter

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