Tamas

Les causes du post-fascisme sont claires comme le cristal

Les causes du post-fascisme sont claires comme le cristal

Le texte qui suit est une traduction d’un extrait d’une interview du théoricien politique Gaspar Miklos Tamas, publiée par la revue Médiations – Journal of the Marxist Literary Group, en 2009.

The Left and Marxism in Eastern Europe: An Interview with Gáspár Miklós Tamás, Imre Szeman, Mediations – Journal of the Marxist Literary Group – Vol.24, N°2, Spring 2009

« Il y a bien sûr des différences importantes entre le post-fascisme et le national-socialisme « classique ». Le premier n’est pas militariste, il n’est pas « totalitaire », etc. mais les parallèles sont malgré tout frappants. Ce qui est certainement significatif, c’est que les deux désignent le libéralisme bourgeois et le marxisme comme étant l’ennemi (l’extrême-droite assimile le marxisme à toutes les tendances de la Gauche, des sociaux-démocrates aux anarcho-syndicalistes ; cet usage est hérité de la presse pour grand public étasunienne qui a l’habitude d’appeler « marxiste », toute jacquerie paysanne dans l’Himalaya, pour peu qu’y soit brandi un drapeau rouge). Les mouvements post-fascistes sont, romantiquement (et faussement), opposés à toute forme de modernité. Ils fantasment sur la société de castes, les royaumes sacrés, la supériorité du guerrier sur « sa » femme, la pureté raciale, les propriétés purifiantes de la Terre-mère et sur d’autres choses du même genre. Le trait d’union qu’ils tracent entre « communisme » et « libéralisme » est illustré par la figure fantaisiste du « Juif » qui incarnerait cette médiation ainsi que le cosmopolitisme. Quant aux Roms, ils sont victimes de meurtres racistes et de pratiques ouvertement discriminatoires partout en Europe.

Les raisons de ceci sont claires comme le cristal.

Avec le développement des technologies, avec la participation des nouvelles puissances industrielles (Chine, Inde et Brésil) à la division internationale du travail, avec l’augmentation de l’intensité, de la vitesse et du temps de travail, les travailleurs de l’industrie sont partout précarisés. Le chômage devient une réalité effective pour une masse énorme de gens. Concomitamment, l’amélioration de la santé accroît l’espérance de vie, la portant à un niveau sans précédent. L’assurance maladie, les services sociaux et la redistribution économique gérés par les États deviennent des enjeux cruciaux, voire même les seuls moyens d’existence envisageables, pour des régions, des strates sociales ou des générations entières. La compétition pour y accéder est devenue sévère.

Les groupes qui entrent en compétition sont principalement la classe moyenne précarisée et la classe la plus pauvre [ndt : « underclass », la notion est utilisée, surtout aux États-Unis, par les sociologues, pour désigner la partie très pauvre et socialement stigmatisée de la population]. Dans le monde globalisé, c’est le Nord accablé par la crise qui entre en compétition avec le Sud affamé. Aucun État capitaliste ne peut se permettre de satisfaire ces deux groupes. Dès lors, la transformation des sociétés occidentales en forteresses pour les classes moyennes blanches nécessite l’élaboration d’un discours de légitimation qui conserve, cependant, les caractères fondamentaux des sociétés libérales.

Cette légitimation est recherchée par différents stratagèmes politiques de « re-moralisation ». Sont stigmatisés les plus pauvres, les gens dans la précarité, les immigrants et les autres minorités, tous également traités comme des « pauvres non méritants », comme des gens abusant du système d’aide sociale, qui rechignent à travailler, qui sont criminels, etc. Ce racisme quotidien et ce « chauvinisme social » sont partout présents. Selon Karl Kautsky – dans un brillant essai déterré par le périodique londonien Historical Materialism – la réponse à la célèbre question de Werner Sombart, « pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis ? », est: la présence de la population afro-américaine. Cette situation s’étend maintenant à tout le monde blanc. La lutte des classes est contre-carrée par le conflit ethnique qui est lui-même, exacerbé par des politiques délibérées et orientées dans cette perspective : en Europe occidentale, principalement contre les immigrants d’origine musulmane, en Europe orientale, contre les Roms, les populations originaires du Nord-Caucase et les migrants albanais venant du Kosovo. Mais les inimitiés traditionnelles ne sont pas abandonnées pour autant : les minorités hongroises de Slovaquie et d’Ukraine se voient interdire l’utilisation de leur langue maternelle, en violation des constitutions nationales et des lois européennes.

Partout la Gauche est confrontée à un profond dilemme : comment construire une situation politique dans laquelle les travailleurs en col bleu, le prolétariat précarisé, les agents des services publics en tout genre, les étudiants et les minorités ethniques (y compris les migrants) soient capables de faire cause commune, contre le système plutôt que de se retourner les uns contre les autres ? La recette n’a pas encore été trouvée.

(…)

Les discriminations sociales et ethniques ont une utilité secondaire. La légitimation du retour à l’État policier qui n’était pas vraiment un danger pour les majorités en Occident, mais qui l’est maintenant. Les prisons remplies à craquer, principalement par des sous-prolétaires issus de minorités ethniques, ne sont plus une spécificité étasunienne. Le radicalisme de gauche est frappé par la vague de l’exclusion sociale et raciale (et à certains endroits par l’activisme fasciste) et l’espoir d’une transformation égalitaire et socialiste l’est tout autant.

La fusion nécessaire des différentes fractions opprimées de la société est encore – ou si vous préférez – est l’éternel problème de l’émancipation et, de ce qui est la même chose, du combat anti-capitaliste. Il y a donc un besoin de renouvellement de la philosophie politique radicale, par-delà les résultats considérables qu’elle a déjà obtenus, mais qui ne sont pas suffisants pour dépasser cet obstacle majeur.

(…)

Il devient de plus en plus nécessaire de créer une théorie qui dépasse la tentation continuelle de l’égalitarisme rousseauiste avec son inéluctable aporie de la Volonté Générale, mais qui soit, malgré tout, capable d’offrir une vision normative de la société communiste, débarrassée de tout utopisme. Faute de ce travail théorique, la Gauche va à nouveau orienter son action politique vers la création d’une société homogène, créée contre l’autonomie personnelle, dans la perspective de se débarrasser des péchés mortels de l’exclusion, de l’humiliation et de l’injustice. Si nous avons appris une chose du 20è s., c’est que cela n’est ni faisable ni désirable.

Mais il n’est pas non plus tolérable de continuer à acquiescer à une civilisation de merde [ndt : en français dans le texte]. Cela n’est plus supportable.

Lire aussi l’article « Le néolibéralisme et le populisme de droite ou d’extrême-droite »

Pour cette raison, je pense que nous avons besoin d’une interprétation renouvelée de l’État, de la loi, du travail, de l’argent, de la justice et de la légitimité. La plupart des théories existantes sur ces sujets sont taillées pour satisfaire les besoins des sociétés de classes libérales, qui clairement connaissent une profonde crise qui n’est pas seulement économique. Cela demandera beaucoup de travail. »

(c) traduction Gilles Sarter

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