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Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

La forme-marchandise est une notion qui désigne une forme de rapports sociaux. Cette notion tient une place centrale dans la théorie critique du capitalisme, élaborée par Moishe Postone.

Une forme spécifique de rapports sociaux

Selon Moishe Postone, les sociétés capitalistes ne doivent pas être comprises essentiellement en termes de rapports de domination et d’exploitation de classe. De sa lecture du Capital, il retire l’idée que les sociétés capitalistes sont avant tout caractérisées par une forme particulière de rapports sociaux : la forme-marchandise.

Comme tous types de rapports sociaux, la forme-marchandise s’actualise dans des pratiques sociales concrètes, pratiques de production, de vente, d’achat… Mais, elle présente aussi la particularité de devenir quasiment indépendante des êtres humains qui sont engagés dans ces pratiques.

Une forme élémentaire de rapports sociaux

Karl Marx cherche dans Le Capital à identifier la forme la plus élémentaire des rapports sociaux qui caractérise les sociétés capitalistes. Cette forme élémentaire serait la forme-marchandise.

Cette forme-marchandise est constituée par le travail et possède un double caractère. Pour le comprendre, il faut expliquer la conception marxienne du travail. Sous le mode de production capitaliste, le travail possède une double nature. Il est à la fois travail concret et travail abstrait.

Le travail concret

L’expression « travail concret » désigne le travail tel que nous le concevons de manière spontanée. C’est-à-dire comme une forme d’activité matérielle qu’elle soit physique ou intellectuelle. Par exemple, le travail concret d’un menuisier qui fabrique une table en calculant, mesurant, sciant, clouant…

Le travail concret produit une marchandise concrète : une table faite de bois, bien solide, posée sur ses quatre pieds. Cette marchandise sous sa forme concrète possède une valeur d’usage. Cette valeur est déterminée par ce qu’on peut en faire : une table on peut y poser des choses, on peut y dessiner ou y prendre ses repas…

Le travail abstrait

Le travail abstrait appartient à une catégorie de réalités tout-à-fait différentes. Le travail abstrait correspond à une pure dépense de temps de travail, sans égard pour la forme spécifique dans laquelle ce temps est dépensé. Fabriquer une table et fabriquer une paire de chaussures ne nécessitent certainement pas le même travail concret. En revanche, les deux activités peuvent chacune être ramenée à une dépense de temps de travail socialement nécessaire.

Lorsque Karl Marx évoque le temps de travail socialement nécessaire pour produire une table, il faut comprendre que le temps nécessaire n’équivaut pas seulement au temps de travail dépensé par le menuisier. Il englobe aussi le temps qui a été nécessaire à la production de tous les intrants (planches, clous, colle…), outils et machines utilisés par l’artisan.

Dans une société donnée, à un moment donné de son histoire qui correspond à un développement donné des forces de production (savoirs-faire, outils, machines…), on peut estimer le temps moyen de travail socialement nécessaire à la production de chaque type de marchandise (table, chaussure…).

La valeur abstraite

Le travail abstrait permet de déterminer la valeur abstraite d’une marchandise. Si le temps de travail socialement nécessaire à la production d’une table est de 8h et celui d’une paire de chaussures est de 4h. Alors la valeur abstraite de la table est le double de celle de la paire de chaussures : 1 table = 2 paires de chaussures.

Les catégories de valeur abstraite et de travail abstrait sont indispensables au bon fonctionnement d’une organisation sociale, fondée sur l’échange généralisé de marchandises. En effet, les valeurs d’usage des marchandises sont incommensurables. Les services que rend une table ou les usages qu’elle permet non rien de commun avec ceux qu’offrent une paire de chaussures.

Pour pouvoir échanger des tables contre des chaussures, il faut pouvoir s’appuyer sur des valeurs abstraites qui permettent de dire, par exemple, qu’une table vaut deux paires de chaussures. Les marchandises acquièrent donc une double nature. Elles existent comme des objets palpables qui ont une valeur d’usage et elles existent comme des valeurs abstraites, déterminées sur la base du travail abstrait.

Les rapports sociaux manifestes

Dans les sociétés non-capitalistes, les produits du travail sont distribués socialement par des normes traditionnelles ou par des rapports de domination qui ne sont pas déguisés. Par exemple, le serf sait qu’il doit remettre une part de sa récolte au seigneur. Cette distribution découle directement d’un rapport féodal.

Au sein d’une communauté villageoise pré-capitaliste, chaque travail concret fait immédiatement partie de la division sociale du travail, en servant à la satisfaction des besoins de l’ensemble de la communauté. Les paysans qui fauchent le blé, les bergers qui gardent les moutons, les grand-mères qui prennent soin des basses-cours ne confrontent pas leurs travaux pour déterminer leurs parts relatives de la production. Leurs travaux sont privés dans leur exécution, mais pas dans leur finalité. Ils font partie, dès le début, d’un travail social.

Dans cette communauté, personne n’a besoin d’offrir sa capacité de travail ou sa production à quelqu’un d’autre, qui pourra l’accepter ou la refuser. Le travail est distribué avant sa réalisation selon des critères qualitatifs qui obéissent aux besoins des membres de la communauté et aux nécessités de la production.

Les rapports sociaux qui déterminent la distribution des produits sont manifestes. Il n’existe pas de travail abstrait, pas de valeur abstraite, pas de marché anonyme, pas de concurrence.

La forme-marchandise

Dans les sociétés marchandes, les travaux privés ne sont pas mis en rapport directement mais indirectement, à travers l’échange de marchandises. Des paysans produisent du grain. Des éleveurs produisent de la viande. Des menuisiers produisent des tables. Chacun tente d’échanger sa production contre d’autres marchandises dont ils ont besoin.

Mais ces marchandises ne peuvent pas s’échanger, avant d’avoir été égalisées entre elles par la valeur abstraite. Toutes les activités qui sont inégales par leur nature (produire du grain, fabriquer une table) sont égalisées entre elles, par réduction à un élément tiers qui est le temps de travail abstrait. Ce temps de travail est traduit en une valeur abstraite qui est traduite en argent qui est immédiatement échangeable contre toutes les marchandises.

Le travail abstrait, la valeur abstraite, la valeur en argent existent, posés à côté de chaque marchandise concrète. Ils médiatisent une nouvelle forme d’interdépendance sociale. La marchandise sous sa double forme concrète et abstraite remplace les anciens rapports sociaux. Le travail abstrait devient le moyen par lequel les individus peuvent acquérir la production d’autrui.

Cette nouvelle forme d’interdépendance ou de rapport social qui s’instaure entre les êtres humains est la forme-marchandise des rapports sociaux.

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et Une NuitsSelon Moishe Postone, le résultat de cette transformation est qu’une nouvelle forme de domination sociale s’impose aux êtres humains. Elle s’exprime sous la forme d’impératifs et de contraintes rationalisées de plus en plus impersonnels, liés à la mesure temporelle de la valeur.

Par exemple, si le niveau de productivité général augmente alors la production de marchandises concrètes augmente. Mais comme le temps socialement nécessaire à la production de chaque unité de marchandise diminue, la valeur abstraite de cette dernière diminue aussi. Le résultat est que la production générale de valeur finit par retomber à son niveau initial, créant ainsi une sorte de moulin de discipline pour l’ensemble de la société.

Gilles Sarter

Publié par secession dans Sociologie du Capitalisme, 0 commentaire