Jean Jaurès formule une stratégie politique qui s’appuie sur la notion d’« évolution révolutionnaire », empruntée à Karl Marx. Il entend ainsi trancher le vieux débat de savoir si le passage du capitalisme au communisme sera l’aboutissement d’une succession de réformes ou s’il présuppose une prise de pouvoir par l’insurrection révolutionnaire.
Réformiste, communiste ou les deux?
Une interprétation largement répandue de l’action politique et des écrits de J. Jaurès en donne l’image d’un tenant du « réformisme » et d’un praticien de l’entente avec le radicalisme bourgeois. Cette tradition voudrait qu’il ne soit jamais venu au communisme. Comment comprendre alors que, dès 1901 (Question de méthode), il écrit : « le Parti socialiste […] devra ordonner toutes ses pensées, toute son action en vue de l’idéal communiste » ou encore « le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement. »
J.P. Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Seuil, 2014
L’historien Jean-Paul Scot a donné une biographie de J. Jaurès qui oblige à reconsidérer la teneur de son réformisme et de son rapport à l’œuvre de K. Marx. En effet, J. Jaurès lit Karl Marx directement dans les textes allemands et s’appuie pour se faire sur la connaissance éclairée de Lucien Herr. C’est dans l’Adresse à la Ligue Communiste (1850) qu’il découvre l’idée de revolutionäre Entwicklung.
Le passage au communisme est un processus qui est bien trop vaste pour être réalisé d’un seul coup. Ce long mouvement ne peut consister qu’en une « évolution révolutionnaire ».
L’idée de révolution dans le texte de K. Marx a souvent été entendue au sens d’affrontement violent entre les forces de classe. Quant à J. Jaurès, il adopte l’idée d’une « évolution révolutionnaire » dans un sens pacifique. Il y voit un processus visant à imposer démocratiquement des réformes à caractère révolutionnaire.
Évolutions révolutionnaires
Une société aussi complexe que la société capitaliste n’est transformable que par une longue période de réformes économiques et politiques. Certes, la classe ouvrière, une fois parvenue au pouvoir, devra se défendre contre les agressions de l’ancienne classe dominante. Mais, elle doit préventivement isoler et affaiblir cette dernière grâce aux progrès constants de la démocratie.
J. Jaurès se veut fidèle à la véritable pensée marxiste et au communisme révolutionnaire de France en affirmant que le mouvement ouvrier doit intervenir directement dans le fonctionnement de la société capitaliste, en se mêlant à l’action des autres classes et en utilisant leurs forces pour les disjoindre. L’essentiel est qu’au sein de cette mêlée, ce mouvement tienne toujours le cap de la transformation révolutionnaire.
Ceux qui espèrent une explosion insurrectionnelle se berceraient d’une illusion et se condamneraient in fine à l’impuissance politique.
Le prolétariat doit prendre part à la lutte électorale, exploiter les contradictions des groupes dominants et saisir toutes les opportunités pour faire progresser le projet communiste.
C’est dans une série de douze articles, parus dans La Petite République, au cours de l’année 1901, que J. Jaurès développe le concept d’ « évolution révolutionnaire ». Il se propose ainsi de montrer que le mouvement ouvrier peut investir le « centre même de la puissance capitaliste » et agir de manière à ce qu’une nouvelle société émerge de l’ancienne.
Transition du capitalisme au communisme
La transition vers le communisme doit être engagée, dès à présent, en introduisant des formes de propriété qui démentent la propriété privée lucrative. J. Jaurès évoque une variété de propriétés sociales qui peuvent être coopératives, communales, corporatives ou étatiques. Il préconise un programme de nationalisation des mines, des banques, des chemins de fer, des assurances, de la distribution de gaz et d’électricité ainsi que des logements sociaux.
Ces différentes formes de propriété sociale peuvent cohabiter avec des entreprises privées à condition que ces dernières soient soumises à un contrôle de l’État démocratique et des syndicats de travailleurs.
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Mais le mode économique socialiste ne se limite pas à la propriété étatique (socialisme d’État) ou à l’autonomie gestionnaire (conseillisme ouvrier). En régime capitaliste, l’État-patron est lui aussi un exploiteur et la concurrence perdure entre les usines gérées par les ouvriers. J. Jaurès préconise donc un régime de la propriété sociale exercée par le peuple souverain.
La gestion des moyens de production est déléguée à des groupements professionnels et des syndicats de travailleurs. Les directeurs sont élus et responsables devant les travailleurs. Les orientations économiques sont élaborées par des conseils élus au niveau de chaque branche d’activité et par un conseil démocratique du travail élu par tous les travailleurs, au niveau national. Les syndicats sont directement associés à la gestion des entreprises nationalisées, des services publics, des coopératives mais aussi des entreprises privées par leur participation au capital.
Conquête du pouvoir politique
Une victoire électorale n’est pas suffisante pour révolutionner la société capitaliste. Un tel changement nécessite le concours d’une immense majorité et une transformation massive des mentalités. C’est pourquoi, le parti révolutionnaire ne peut se contenter de défendre les intérêts immédiats de la classe ouvrière, il doit aussi lui faire réaliser dès maintenant qu’une autre société est possible.
Ce processus suppose d’abord une action réformatrice et non réformiste. Un parti révolutionnaire doit poursuivre la mise en œuvre de réformes immédiates au profit de la classe des travailleurs. Mais ces réformes ne peuvent être considérées comme révolutionnaires que si elles visent l’abolition du capitalisme et non pas l’atténuation de ses pires abus.
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Les réformes révolutionnaires actent des conquêtes ouvrières, comme la réduction du temps de travail, les retraites et l’assurance sociale financées par la cotisation sociale parce qu’elles sont des points d’appui pour des conquêtes encore plus avancées.
A travers ces réalisations concrètes, le peuple qui a déjà une souveraineté formelle, via le suffrage universel, comprend qu’il peut transformer celle-ci en souveraineté substantielle : reconnaissance de la citoyenneté des travailleurs dans l’entreprise et reconnaissance de la souveraineté du travail (et non du capital) dans la nation.
Afin d’accroître l’adhésion à son programme, le parti révolutionnaire tente aussi d’entraîner dans son sillage les partis réformistes en les mettant face à leurs propres contradictions. Les radicaux forment un parti contradictoire par essence puisque d’un côté ils jugent que le capitalisme est un produit du libéralisme et de l’autre ils prétendent juguler ses excès par esprit de justice.
Dans l’idée de J. Jaurès, le parti révolutionnaire demeure minoritaire dans le mouvement ouvrier afin d’en respecter la propre autonomie. Il démontre ainsi que la conquête de la démocratie constitue la boussole qui oriente toutes ses actions.
Sous la pression du mouvement ouvrier et du parti révolutionnaire, la classe des travailleurs voit se développer des institutions sociales, politiques et économiques toujours plus démocratiques. Éduquée et entraînée par ces réalisations concrètes qui sont porteuses de l’esprit du communisme, elle aspire de plus en plus à une transformation complète de la société.
C’est fort de cette stratégie de transformation sociale que J. Jaurès refuse d’opposer esprit révolutionnaire et action réformatrice du parti.
© Gilles Sarter