La théorie de la démocratie participative est tributaire de deux traditions qui sont difficiles à concilier. En 1970, Carole Pateman a décrit, dans Participation and Democratic Theory, ces deux grandes traditions participationnistes, celle du socialisme révolutionnaire et celle du contrat social.
La participation dans le socialisme révolutionnaire
Du socialisme révolutionnaire, Carole Pateman retient l’idée fondamentale qu’un régime démocratique ne peut exister que dans une société démocratique. Autrement dit, pour être effective , la participation à la décision doit s’étendre à l’ensemble des activités sociales et notamment aux activités de production et d’échange.
Cet aspect de la participation étendue à la sphère économique est généralement occulté dans les débats actuels sur la démocratie participative. Pourtant les germes de cette participation existe déjà (syndicats, prud’hommes, conseils d’entreprise, gestion paritaire…) bien qu’ils soient de plus en plus battus en brèche.
La tradition participative socialiste est ancienne. La volonté de réalisation de l’autonomie et de l’égalité politique s’est élaborée dans les sociétés de secours mutuels et dans les associations ouvrières dès les années 1830 – 1840, avant d’être relayée par les syndicats et les partis politiques de masse.
Samuel Hayat, Démocratie participative et impératif délibératif: enjeux d’une confrontation, La Démocratie participative, La Découverte, 2011
Samuel Hayat formule deux hypothèses pour expliquer l’oubli relatif de ce trait commun qui unissait les différentes écoles socialistes et communistes révolutionnaires.
Premièrement, l’occultation de la logique participative tiendrait justement à la demande d’extension de la démocratie à l’ensemble de la société, contre son cantonnement aux formes légiférantes et consultatives. Deuxièmement, elle s’expliquerait par l’accent mis sur une conception instrumentale des intérêts de classe. Dans la perspective de construire une conscience de classe ouvrière, l’argumentaire révolutionnaire oppose l’ « intérêt général », compris comme « intérêt des dominants », aux intérêts de la classe laborieuse.
La participation et le contrat social
Cette référence à des intérêts particuliers entre en conflit avec une seconde tradition forte de la démocratie participative. Carole Pateman trouve chez Rousseau l’un des fondateurs de cet autre courant de la théorie moderne participationniste.
Selon la conception antique de la démocratie, la politique est considérée comme étant une activité désirable en soi. Elle permet d’éduquer les citoyens, de les doter d’instruments d’auto-gouvernement et de les habituer à fonder leurs décisions sur l’intérêt général, plutôt que sur leurs intérêts particuliers. C’est ainsi, que dans le Contrat social, Rousseau propose d’augmenter la « part de volonté générale » dans la « part de volonté individuelle » de chacun.
Pour Rousseau, la démocratie participative s’entend donc comme participation à la définition des principes de base de la société et non pas comme participation aux affaires politiques courantes. Concrètement, elle s’applique à la productions de normes juridiques, dans des conditions très restrictives. Elle ne concerne pas la prise de décisions sur le contenu des activités sociales et économiques.
La délibération sur les questions de société
Cette conception se retrouve chez les théoriciens contemporains de la démocratie délibérative. John Rawls, notamment, reprend dans sa Théorie de la Justice, l’idée selon laquelle la participation à la délibération politique a pour but de faire en sorte que l’intérêt général domine dans les lieux de production des lois. Par la délibération, les individus sont amenés à privilégier la recherche de principes communs de justice, plutôt que leurs intérêts particuliers.
Dans les débats actuels sur la démocratie, la participation des citoyens s’entend principalement comme délibération sur les grandes « questions de société », avec l’idée sous-jacente de renforcer la prédominance de l’intérêt général.
Cette orientation est prise au détriment des potentialités émancipatrices et révolutionnaires qui étaient portées par la tradition socialiste de la démocratie participative, étendue à toutes les sphères d’activités sociales.
Réactiver la conception radicale de la démocratie participative
Toutefois, la réactivation de cette conception radicale de la démocratie participative est toujours possible. Pour ce faire, Samuel Hayat propose d’effectuer un retour critique sur les dispositifs participatifs existants et sur leurs critères d’évaluation.
S. Hayat formule l’hypothèse qu’en appliquant cette démarche, nous diminuerons peut-être notre attention aux démarches « du sommet vers la base », « analgésiques », fondées sur la recherche procédurale d’une prise de décision parfaite qui forment la quasi-totalité des dispositifs existants.
Collectivement, nous accorderons peut-être davantage d’intérêt aux mouvements « de la base vers le sommet », de résistance et de revendication qui pour l’instant sont stigmatisés en raison de leur caractère agonistique et qui à la recherche du statu quo substituent la recherche de l’émancipation ou de la transformation sociale.
Gilles Sarter
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