Brun

La socialisation raciale

La socialisation raciale

Le concept de socialisation raciale est issu des sciences sociales étasuniennes. Le postulat sur lequel il est élaboré est que nous ne naissons ni « blancs », ni « noirs », ni racisés mais que nous le devenons au terme d’un processus de socialisation.

L’idée de socialisation raciale nous invite à considérer que les assignations raciales, de la même façon que les assignations de genre ou de classe ne dépendent pas de propriétés données par « nature » ou par « essence » mais qu’elles se construisent à travers les relations sociales.

La socialisation en sociologie

La socialisation est un concept important en sociologie. Avec Émile Durkheim, son sens se rapproche de celui d’éducation et constitue la condition sine qua non de l’intégration et de la cohésion sociale.

Aux États-Unis, avec le courant culturaliste (dans la lignée de Georges Herbert Mead), la socialisation est abordée sous l’angle de l’inculcation des rôles spécifiques aux univers sociaux, dans lesquels les individus évoluent.

Avec les fonctionnalistes (comme Talcott Parsons), la socialisation correspond plus spécifiquement au processus d’intériorisation des normes sociales qui permettent aux individus d’interpréter de manière adéquate leurs rôles sociaux.

Dans les années 1980, les auteurs nord-américains Peter Berger et Thomas Luckmann formalisent la division entre « socialisation primaire », opérée dans l’enfance et « socialisation secondaire » qui se poursuit au fil de la vie d’adulte.

A la même époque, en France, Pierre Bourdieu conçoit la socialisation comme un processus de conditionnement social. Elle ne concerne pas simplement l’intériorisation de normes ou de rôles mais celle de dispositions ou d’inclinations à agir, à percevoir et à penser. Pour le sociologue français, ces dispositions s’organisent parfois de manière systémique, formant ainsi des habitus individuels ou de classe.

Claude Dubar reprend ces éléments pour élaborer une théorie de l’identité. Il rapporte les processus d’élaboration des identités « pour soi » et les identités « pour autrui » à des processus de socialisation et de formation d’habitus.

Bernard Lahire poursuit le développement de cette sociologie dispositionnelle. Il insiste sur la multiplicité et la diversité des situations de socialisation, rencontrées par les individus au cours de leur vie. Chaque personne serait donc la dépositaire de répertoires de dispositions variées, plus ou moins durables et qui font plus ou moins système.

La socialisation raciale

Aux États-Unis, l’expression socialisation raciale a d’abord été utilisée pour désigner un type particulier de socialisation primaire, au sein de familles des populations minoritaires, potentiellement exposées au racisme. Elle était utilisée pour décrire des pratiques et des stratégies parentales visant, soit à préparer les enfants à la discrimination et à affronter un monde hostile et raciste, soit à développer chez eux un sens de la fierté dite « culturelle ».

Les études sur la socialisation raciale aux États-Unis envisagent celle-ci comme étant, avant tout, un apprentissage à évoluer en tant que personne racialement minoritaire, dans une société raciste. Par exemple, pour les théoriciens concernés, être « noir » s’apprend. Il s’agit même d’apprendre à être « noir », dans une société « blanche », c’est-à-dire apprendre à faire face au fait qu’être « noir » est attaché à des significations négatives.

Les discriminations raciales

En France peu de travaux sociologiques mentionnent explicitement le concept de « socialisation raciale ». Cependant, les recherches qui portent sur les expériences discriminatoires fournissent des résultats intéressants pour penser la racialisation comme un processus de socialisation producteur de dispositions.

Par exemple, les études révèlent que si les discriminations ne sont pas systématiquement ressenties ou identifiées comme une violence, c’est qu’elles semblent faire partie du paysage et des « règles du jeu ». Cependant, d’autres recherches montrent que cette intériorisation des expériences du racisme comme étant « normales » s’émoussent au fur et à mesure que les conditions socio-économiques d’existence des personnes racisées s’améliorent.

Des recherches indiquent aussi que les discriminations racistes favorisent l’intériorisation de dispositions à agir de façon spécifique, chez les personnes qui en font l’expérience régulière. Ces modes de gestion stratégiques des discriminations peuvent être divisés en deux grandes tendances : « faire avec » et « faire face ».

Ces dispositions structurent les attitudes et les comportements, par exemple, dans la manière dont les adolescents envisagent leur avenir scolaire et professionnel. L’intériorisation du risque discriminatoire s’actualise dans des stratégies d’évitement et de contournement.

En retour, ces types de comportements peuvent faire l’objet d’appréciations négatives ou stigmatisantes (manque de sérieux, d’ambition, de motivation, de persévérance…) de la part des membres des groupes dominants. Ils peuvent même leur servir de matériaux, pour élaborer leur propre représentation de l’identité des personnes racisées.

Identité pour soi, identité pour autrui

Dans le registre de la « race », les identités pour soi et pour autrui sont le produit de dispositions à s’identifier mais aussi de dispositions à agir qui à leur tour sont utilisées sous le registre identitaire par autrui.

D’une part, les individus, dans un contexte social donné, sont socialisés de telle sorte qu’ils s’identifient racialement, comme « blanc », « noir », « arabe »… D’autre part, les manières d’être et de se comporter de ces individus qui sont elles-mêmes le résultat d’une socialisation dans un contexte discriminatoire servent de support à leur identification raciale par autrui.

Finalement, Solène Brun propose d’envisager la socialisation raciale comme l’ensemble des processus d’apprentissage et d’intériorisation des dispositions racialisées, des manières de concevoir et de négocier au quotidien une position racialisée dans l’espace social ainsi que les manières de catégoriser les autres, selon des lignes de compréhension raciales.

Solène Brun, La socialisation raciale : enseignements de la sociologie étasunienne et perspectives françaises, Sociologie, 2022/2, vol.14

A ce titre, elle est amenée, comme de nombreux autres sociologues, a considérer la « race » comme un rapport social qui délimite et hiérarchise des groupes racialisés dominants et dominés. Une spécificité de la « race » comme rapport social, à la différence de la classe mais comme le genre, tient à ce que les qualités corporelles et culturelles sur lesquelles les assignations raciales reposent sont considérées comme « héréditaires » ou « naturelles » et sont donc présentées comme stables à travers les générations.

La socialisation raciale est dans un sens minimal, le processus par lequel la « race » est produite. L’expression a donc l’avantage de dénaturaliser cette dernière, de rendre compte de son caractère socialement construit et donc de son appartenance aux imaginaires sociaux, au sens que Cornelius Castoriadis donne à cette expression.

Gilles Sarter

Publié par secession dans Tous les articles, 0 commentaire