Etat

Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

Internationalisme : socialisme, démocratie et changement climatique

L’internationalisme repose, depuis ses origines, sur l’idée que l’action politique émancipatrice doit dépasser le cadre des États-nations.

Pour la démocratie et le socialisme

Au 19ème siècle, les partisans de la démocratie et les premiers socialistes qui voulaient remplacer le capitalisme par une sorte d’économie coopérativiste se rejoignent dans leur combat pour l’auto-détermination. En Angleterre, le mouvement Chartiste né à la fin des années 1830, à l’initiative de l’Association des travailleurs londoniens réclame le suffrage « universel » masculin. Marx et Engels supportent ce mouvement, accordant à la lutte pour la démocratie politique une place centrale dans la lutte pour le socialisme.

En 1848, en Europe occidentale (France, Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie), les démocrates, les socialistes et les organisations de travailleurs s’allient dans une tentative de renversement des régimes monarchiques et des privilèges de la noblesse. L’injonction finale du Manifeste du parti communiste, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !», est dirigée vers ce mouvement européen.

Les auteurs croyaient que les travailleurs et les opprimés pouvaient se rejoindre par-dessus les frontières pour le combat en faveur de la démocratie et du socialisme.

Dans les années 1850, l’internationalisme se manifeste avec la lutte des travailleurs britanniques et continentaux qui empêchent les briseurs de grèves de traverser les frontières. Ce mouvement se développe avec une campagne en faveur de la solidarité internationale des travailleurs. Elle conduit à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs (autre nom de la Ière Internationale), en 1864.

L’idée centrale de l’internationalisme est que les travailleurs de différentes nations doivent se coordonner, dans leur combat pour de meilleurs salaires, pour l’accès à la terre, pour le droit de vote, pour la liberté d’expression et d’assemblée ainsi dans les luttes contre la domination étrangère (impérialisme, colonialisme).

Jusqu’à la victoire du stalinisme à la fin des années 1920, la majorité des organisations socialistes à travers le monde voit dans l’internationalisme un combat à la fois pour la démocratie et le socialisme. Le véritable socialisme n’est pas possible sans démocratie, ni l’inverse.

La question de la communauté politique

Cet internationalisme posait de façon volontariste l’hypothèse de la solidarité internationale des travailleurs. Dans la réalité, l’hypothèse inverse l’a souvent emporté. Aujourd’hui, l’appartenance à la classe des travailleurs est souvent décrite comme n’étant plus un facteur d’identité collective et de cohésion assez fort pour porter un projet d’émancipation.

La gauche radicale se divise sur la question de l’internationalisme. Une tendance voit dans l’État-nation le seul échelon disponible pour l’action collective. A l’autre extrême, le communalisme place son salut dans l’auto-organisation locale et la coopération mondiale entre les communes.

Pour Thomas Coutrot (A propos d’Imperium), la question politique essentielle qui sous-tend ce débat est celle de la définition de la communauté politique :

« Qu’est-ce qui fait qu’au-delà des solidarités locales (village) ou affinitaires (associations) les membres d’un groupe humain nombreux, sans se connaître personnellement ni être d’accord sur grand-chose se reconnaissent un destin commun ? »

Les souverainistes répondent que l’État est le seul opérateur capable d’assurer la durabilité d’une communauté politique de taille significative. Les communautés politiques existent parce que les êtres humains ne peuvent survivre qu’en s’associant. Mais la nécessité nue n’est pas suffisante pour créer des liens durables.

L’État comme producteur ou gardien de formes symboliques (valeurs, mythes, mœurs, passions communes…) et comme seul détenteur de la violence légitime est l’instance qui permet d’imposer verticalement la cohésion et de garantir la sécurité.

Entre cette conception statique et unitaire de l’État et le communalisme qui veut balayer ce dernier d’un revers de la main, il existe une position intermédiaire.

Le principe de subsidiarité

L’internationalisme, on l’a vu, est depuis le 19ème siècle un mouvement en faveur de la démocratisation. Dans le contexte actuel qui est celui d’une installation durable des État-nations, une action politique émancipatrice consisterait non pas à vouloir les effacer purement et simplement mais à déconstruire l’unité des fonctions étatiques, pour les redistribuer à la population.

Un mouvement de démocratisation suppose l’élaboration d’agencements institutionnelles complexes.

Une boussole pour tenter d’y parvenir est le principe de subsidiarité : favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

La conception souverainiste va souvent de concert avec une conception essentialiste, voir ethnicisée, de l’identité. Elle est aussi associée à l’idée qu’il y aurait une concurrence intenable entre différents niveaux d’identité. Les attachements à la région, au projet européen ou à l’internationalisme, sans parler de la religion, sont supposés vouloir la disparition de la nation.

La citoyenneté contributive

L’approche internationaliste refuse cette vision excluante de l’identité. Pierre Dardot et Christian Laval (Commun) renverse l’idée selon laquelle l’appartenance au groupe serait le fondement nécessaire de l’action collective. Pour eux, l’appartenance est plutôt la conséquence que la cause de la participation à l’effort collectif. Cette conception contributive de la citoyenneté peut s’articuler avec le projet de démocratisation de la nation.

L’internationalisme ne vise pas le remplacement des États-nations par une sorte d’État-nation planétaire. Il propose d’organiser la coopération entre des communautés démocratiques territorialisées, nations comprises, en fonction du principe de subsidiarité. Décider au niveau local autant que possible. Décider au niveau global quand c’est nécessaire.

Pour T. Coutrot, le changement climatique fournit un nouveau potentiel d’internationalisation de la communauté politique. L’internationalisme écologique se fonde sur l’expérience commune que font les êtres humains, en différents points de la planète, de la crise écologique. Il demande aux États-nation de mettre des éléments de leur souveraineté au service de la lutte contre les effets du changement climatique.

La tâche pour un internationalisme émancipateur consiste à montrer que les trois mouvements de sortie du capitalisme, de démocratisation et de lutte contre les effets du changement climatique sont liés.

L’internationalisme essaie de construire un affect de la cohésion en politique, entre la majorité des habitants de la planète qui vivent les mêmes expériences de l’exploitation, de l’oppression et de la destruction de leur environnement.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

Publié par secession dans Démocratie, Emancipation, Etat, Internationalisme, Socialisme
Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Il y a dans la pensée de Max Weber comme une thématique téléologique qui concerne le devenir de l’humanité, marqué du sceau de la rationalisation instrumentale et de la bureaucratisation.

Développement du capitalisme et bureaucratisation

Max Weber soutient que le développement du capitalisme moderne repose sur la généralisation du travail « libre » et sur la généralisation d’une classe d’entrepreneurs capables de distinguer entre leur fortune privée et le capital de leur entreprise.

Pour le sociologue, ces deux facteurs jouent un rôle essentiel dans l’organisation rationnelle du travail et de la production. Avec l’abolition du servage, les travailleurs libres vendent leur force de travail pour subsister. Ils cherchent à optimiser la rémunération de leurs capacités. Les entrepreneurs capitalistes, de leur côté, essaieraient d’employer cette force de travail et de combiner l’ensemble des facteurs de production de la manière la plus économique possible.

La rencontre sur les marchés de ces intérêts individuels et collectifs favoriserait la calculabilité et la prévisibilité des comportements.

Du côté des entrepreneurs, l’action rationnelle et instrumentale combine hiérarchisation des objectifs et ajustement des moyens à cette hiérarchie. La bureaucratie est une forme d’organisation et de division du travail qui permet le déploiement de cette manière d’agir. Elle se caractérise notamment par l’application de relations de domination, voire despotiques, qui garantissent aux entrepreneurs la mise en application de leurs décisions.

Généralisation de la bureaucratie à la vie sociale et politique

Les organisations bureaucratiques publiques (administrations ou institutions publiques) présentent les mêmes caractéristiques que la bureaucratie d’entreprise. Les fonctionnaires ne possèdent pas leurs outils de travail et ils sont insérés dans des hiérarchies fonctionnelles.

Du point de vue de Max Weber, ces modalités de travail génèrent des rendements supérieurs à ceux que peuvent donner l’appropriation du métier par l’artisan, la participation des travailleurs à la gestion ou l’organisation démocratique de la production de biens ou de services.

Jean-Marie Vincent, Max weber ou la démocratie inachevée, editions du Félin, 1998

Max Weber pense que compte-tenu de leurs rendements, les organisations ayant un mode de fonctionnement autoritaire et rationnel en finalité ne peuvent que se généraliser dans les différentes sphères de la vie sociale (associations, syndicats…) et de la vie politique (partis).

Bien sûr, la bureaucratisation suscite des résistances mais, en dernière analyse, celles-ci peuvent contribuer à son renforcement. En effet, les individus ou les groupes qui en contestent le mode de fonctionnement (travailleurs, usagers, membres des associations ou des partis…) revendiquent souvent l’élaboration de règles précises et explicites concernant les échanges interindividuels, afin de réduire la part d’arbitraire et d’imprévu. Une telle exigence entraîne une formalisation supplémentaire des procédures et des relations interindividuelles.

Rôle de la bureaucratie dans la démocratie formelle de masse

La rationalisation et la bureaucratisation, selon Max Weber, concernent donc l’économie mais aussi la vie politique. Le modèle de la démocratie formelle de masse repose sur la concurrence réglée (élections) entre des organisations bureaucratiques. Ces partis ont pour rôle de représenter les dominés. Ils cherchent à tirer profit de leur participation à cette concurrence, au bénéfice le plus concret possible de leurs dirigeants, voire de leurs membres, qu’ils parviennent au pouvoir ou pas.

Les appareils partisans encadrent et dirigent la foule en ordonnant, filtrant et canalisant de manière bureaucratique ses aspirations et ses désirs. Finalement, ils servent avant tout d’intermédiaires entre l’État et les masses. Ils font connaître aux gouvernements les limites de l’acceptable pour ces dernières. Et ils tentent de faire accepter aux masses les impératifs du fonctionnement de la puissance étatique.

La légitimité démocratique, dans la démocratie formelle de masse, serait donc essentiellement une légitimité bureaucratique. Pour Max Weber, elle garantit, au travers de la bureaucratie des appareils, que les citoyens peuvent espérer un minimum de prévisibilité et de régularité dans l’usage de la violence « légitime » par l’État.

Pour le bon fonctionnement de ce système, il faut que les partis soient solidement implantés et capables de désamorcer les poussées révolutionnaires qui pourraient engager des transformations du système. C’est ainsi qu’au cours de la révolution allemande de 1918-1919, Max Weber, contre une grande partie des conservateurs, défendit les syndicats et la social-démocratie, voir les socialistes indépendants (Bernstein, Kautsky) car il voyait en eux le meilleur rempart contre les révolutionnaires.

Un destin dont on ne peut se soustraire?

La bureaucratie, selon Max Weber, n’est pas autre chose qu’une forme d’organisation compétente pour l’exécution d’une tâche ou d’une directive qui lui est donnée. Que ce soit la bureaucratie d’entreprise, d’État ou de parti, elle est par elle-même incapable de faire face à l’imprévu ou d’innover.

Les bureaucrates tirent leur autorité de leur capacité à traiter rationnellement des problèmes instrumentaux. Ils ne peuvent pas prendre une distance réflexive par rapport à leur action et poser la question des fins et des orientations.

Comme la rationalisation de l’agir et la bureaucratisation gagnent l’ensemble des sphères économiques, sociales et politique, tous les individus sont entravés dans le déploiement de leurs capacités créatives et expressives. Afin de ne pas succomber, au sein de la société de la compétition, ils sont obligés de se soumettre à des activités routinières.

Dans la démocratie formelle qui est conçue pour empêcher toute expression radicale de la volonté populaire, les appareils partisans ne peuvent se permettre de confronter véritablement des programmes et des orientations nouvelles.

Sur le plan économique et matériel aussi, Max Weber pense que la bureaucratie est difficile à dépasser. Selon lui, toute autre logique sociale et organisationnelle, appliquée au monde d’aujourd’hui, impliquerait pour une large frange de la population privilégiée un « retour en arrière » inacceptable.

Bien que n’étant ni libératrices, ni la traduction d’un progrès croissant de l’humanité, la rationalisation et la bureaucratisation semblent difficilement maîtrisables par la volonté collective. Pour Max Weber, elles conduisent les êtres humains vers une négation active du monde.

Gilles Sarter

Publié par secession dans Bureaucratie, Capitalisme, Démocratie, Etat, Rationalité, 0 commentaire