Critique Sociale

La critique sociale désigne un ensemble de théories qui remettent en question les modalités d’organisations sociales de façon globale. Plus précisément, la critique sociale analyse les processus ou les phénomènes sociaux qui entravent la possibilité, pour les individus en société, de mener une vie bonne. Ainsi, la critique sociale possède deux composantes. Premièrement une réflexion philosophique, éthique au sens premier du terme. C’est-à-dire qu’elle s’interroge sur la définition, les conditions et la possibilité de la vie réussie. Deuxièmement, elle porte un regard analytique sur les modalités de fonctionnement de nos sociétés actuelles et essaie de mettre au jour les caractéristiques de ces dernières qui sont aliénantes pour leurs membres. Les théoriciens et chercheurs de la critique sociale sont très nombreux et leur tradition est ancienne. Parmi les précurseurs du 19ème siècle, on peut citer Friedrich Nietzsche et Karl Marx. L’École de Francfort est à l’origine d’une tradition encore fructueuse. Parmi ses membres les plus célèbres on peut citer Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas ou encore Axel Honneth.

Pouvoir du numérique : la leçon des hommes infâmes

Pouvoir du numérique : la leçon des hommes infâmes

A partir de petits textes issus d'archives de l'administration royale (18ème siècle), Michel Foucault file une réflexion sur l'articulation entre le discours, le quotidien et le pouvoir. Ses conclusions demeurent pertinentes pour décrire comment les entreprises du numérique exercent leur pouvoir.

La renommée des hommes infâmes

Les hommes infâmes de Michel Foucault sont des personnes qui ont été l'objet de lettres de dénonciations, de rapports de police ou d'enfermement. De leur passage en ce monde, il ne reste que quelques lignes extraites d'archives officielles du 18ème siècle :

 - "Mathurin Milan, mis à l'hôpital de Charenton le 31 août 1707 : "Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d'avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdus, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois." (rapport d'enfermement)

 - "Nicolas Bienfait, cocher de remise, est un homme fort débauché qui tue sa femme de coups, et qui vend tout ayant déjà fait mourir ses deux femmes dont la première il lui a tué son enfant dans le corps." (lettre de dénonciation)

Rien ne prédisposait ces individus à laisser des traces qui parviennent jusqu'à nous. C'est pourtant ce qui s'est passé. Dès lors, Michel Foucault peut jouer avec le mot "infâme".

Le terme est emprunté au latin. Il est composé de in- (privatif) et de fama (renommée, réputation). L'infâme est privé de renommée. Ironiquement, c'est précisément grâce aux mots destinés à rendre ces personnes "infâmes" (ignobles, viles, répugnants), que la mémoire de leur existence a traversé les siècles.

Si le souvenir de ces vies ordinaires a été préservé, c'est parce qu'à un moment donné, l'attention du pouvoir a été attirée, sur elles.

Placets, lettres de cachet, enfermement

Or l'époque à laquelle ont vécu ces "hommes infâmes" constitue, selon Michel Foucault, un moment important de l'histoire du pouvoir. C'est celui pendant lequel a été instauré un système, fondé sur les placets, les lettres de cachet et l'enfermement.

Le mécanisme en est bien connu. Un écrit est déposé auprès de l'administration royale pour porter plainte ou demander justice, à l'encontre d'un individu. Ce placet s'il est recevable donne lieu à l'émission d'une lettre de cachet royale qui ordonne l'enfermement de la personne visée.

On a pris l'habitude d'associer le système des lettres de cachet à l'arbitraire d'un monarque absolu. Mais il faut comprendre que ce pouvoir était une sorte de service public.

L'enfermement d'un sujet hors des voies de la justice régulière était souvent la réponse à une requête venue d'en-bas.

Dans la plupart des cas, le recours à la lettre de cachet était sollicité contre quelqu'un par son entourage : le père contre le fils, l'épouse contre le mari, le voisin contre le voisin, le commerçant contre son concurrent...

Michel Foucault, 1994, Dits et écrits, tome II, pp. 237-253.Une enquête devait la précéder. La police était chargée de recueillir les témoignages et d'établir la véracité des accusations.

Le mécanisme "placet - lettre de cachet -enfermement" dura environ un siècle. Il fut limité à la France mais il joua un rôle important. Il a, en effet, établi un nouveau type de rapport entre le pouvoir, le discours et le quotidien.

L'emprise du pouvoir sur l'ordinaire

Premièrement, ce système a permis à la souveraineté politique de s'insérer au niveau le plus élémentaire du corps social : au sein des familles et entre les sujets les plus humbles.

Les disputes de voisinage, les querelles entre enfants et parents, les mésententes au sein des ménages, les chamailleries entre voisinages étaient traditionnellement traitées par les individus eux-mêmes. Dorénavant, elles s'ouvrent aux contrôles administratifs et politiques.

L'intervention du pouvoir politique, dans les rapports quotidiens devient acceptable. 

Cette intervention de l'autorité royale est même souhaitée. Par les placets, les gens cherchent à attirer son attention. Ils veulent en user pour eux-mêmes, à leurs propres fins et contre les autres.

Deuxièmement, le nouveau dispositif systématise l'usage de la dénonciation, de la plainte, de l'enquête, du rapport, du mouchardage, de l'interrogatoire.

Il en naît une infinité de discours qui portent sur la vie quotidienne et ordinaire. Les comportements les plus banaux, les passions et les désirs sont offerts aux prises des gouvernants.

Tout ce qui est ainsi récolté est enregistré par écrit et conservé par archivage.

Le système des lettres de cachet ne dura qu'un siècle. A partir du 19ème siècle, le pouvoir exercé au niveau de la vie quotidienne n'est plus celui du roi.

Mais l’État et son réseau d'institutions diverses (justice, police, médecine, psychiatrie, école...) poursuivent l’œuvre de collecte et de traitement d'informations en tous genres, portant sur le quotidien des gens.

Il en résulte la constitution d'une nouvelle forme de savoir-pouvoir, applicable à la gestion et au contrôle de la vie des populations.

Les hommes infâmes du net

De nos jours, l'articulation entre le quotidien, le discours et le pouvoir ne relève plus uniquement du politique. Elle constitue aussi un enjeu pour les entreprises du numérique : Google, Facebook, Netflix, Uber, Spotify...

Les mécanismes du pouvoir tels qu'initiés au 18ème siècle sont encore à l’œuvre.

D'abord, la possibilité est offerte à la masse anonyme des gens, de parler d'eux-mêmes.

Ensuite, comme à l'époque des lettres de cachet, le discours sur le quotidien est mis en circulation, dans un dispositif de pouvoir qui est bien défini et délimité. Les sociétés du web fixent unilatéralement les règles d'utilisation de leurs applications. Les algorithmes qui gèrent le fonctionnement des outils sont imposés et généralement méconnus des utilisateurs.

Les informations sur le quotidien ordinaire, jusque là obscures et intimes, sont portées sous le regard des dirigeants des entreprises concernées.

Tout ce qui relève des existences, des comportements, des passions, des intérêts, des goûts est archivé, consulté, analysé.

Enfin, de ce savoir sur l'ordinaire résulte la possibilité d'une intervention souveraine.

Les entreprises citées sont en mesure d'anticiper ou d'orienter nos comportements, nos désirs et nos choix : fil d'actualités, résultats de recherche, sélection du partenaire idéal ou de la prochaine vidéo à regarder... Elles établissent des profils “à risque” (santé, sécurité, assurance voiture...) ou “prometteurs” (sélection professionnelle ou scolaire) qui impactent directement la vie des individus.

Le pouvoir du numérique opère sur les registres de la séduction et de la bienveillance. Il incite, suscite et produit plutôt qu'il n'interdit et punit.

Découvrez nos autres articles de critique socialeNous sommes plus ou moins prompts et enclins à nous y soumettre. Et peut-être d'autant plus que nous aspirons à nous mettre en scène. Aussi, il paraît utile de garder en mémoire la leçon d'ironie que Gilles Deleuze prête à Michel Foucault. Les hommes infâmes  sont des hommes ordinaires qui ont été brusquement tirés à la lumière parce que le pouvoir s'est intéressé à eux:

"Il se peut que la gloire ne procède pas autrement : être saisi par un pouvoir, une instance de pouvoir qui nous fait vivre et parler."

 © Gilles Sarter

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Nietzsche : contemplation contre travail

Nietzsche : contemplation contre travail

Depuis la seconde moitié du 19ème siècle, le travail s'est imposé comme valeur dominante qui donne du sens à l'existence humaine. Pour Nietzsche, au contraire, ce sont la contemplation et l'affirmation de la vie qui constituent les conditions d'une vie bonne.

Le travail élevé à la valeur de but en soi

Nietzsche (1844-1900) a vécu à l'époque de l'émergence de la société industrielle. Il a vu le travail s'imposer comme valeur qui donne du sens à la vie. Dix ans avant la mort du philosophe, Émile Zola, par exemple, s'adressait à la jeunesse, en ces termes :

"Le travail ! Messieurs, mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde (...) La vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être, nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître."

Pourtant, le travail n'a pas toujours bénéficié de cette considération. Durant l'antiquité et le Moyen-Age chrétien, la conception biblique en faisait la conséquence et le châtiment du péché. En généalogiste des valeurs, Nietzsche s'est interrogé sur l'origine de ce renversement.

Généalogie de la valeur travail

Au fondement de la pensée de Nietzsche, il y a cette idée que l'humanité a toujours eu besoin de justifier la vie par des valeurs extérieures à la vie. Le christianisme et la philosophie platonicienne ont exploité ou alimenté ce besoin, pour asseoir leur domination sur la pensée occidentale.

Avec la "mort de Dieu", qui est consommée à la fin du 19ème siècle, la valeur la plus haute qui justifiait la vie disparaît.

Afin de ne pas désespérer, la bourgeoisie chrétienne s'empare de la conception biblique du travail pour l'inverser. De malédiction, elle promeut celui-ci au rang de bénédiction et de nouvelle justification de la vie.

Depuis lors, l'être humain se sent non seulement l'obligation mais la volonté de travailler. Car une vie sans travail ne lui semble pas digne d'être vécue.

La vie montre en main

En total opposition avec cette idéologie d'origine bourgeoise, Nietzsche dénie au travail toute valeur propre à favoriser l'accomplissement de l'homme. Et, tout d'abord, il ne ressent à son sujet que hâte et fardeau.

Dans un contexte dont Benjamin Franklin donna une formulation devenue classique, le philosophe souligne qu'il est fait bon marché du temps :

"On pense montre en main, comme on déjeune, les yeux sur le bulletin de la bourse – on vit comme quelqu'un menacé à tout instant de rater quelque chose s'il s'attarde."

"Faire quelque chose en moins de temps qu'un autre" tient lieu de vertu. La réflexion longue, elle-même, donne des remords. "On n'étudie plus les opinions divergentes, on se contente de les haïr." Et dans cette précipitation généralisée, l'esprit s'accoutume à formuler des jugements incomplets et faux.

"Par manque de repos, notre civilisation court à une nouvelle forme de barbarie"

Loisir et travail: deux faces, un seul phénomène

Cette hâte dans le travail trouve son pendant dans la rage d'amusement. En effet, s'opposant au sens commun, Nietzsche pointe que travail et loisir ne constituent pas deux aspects différents de la vie sociale, mais bien deux faces d'un même phénomène. Comme l'individu moderne a honte du repos, il lui faut toujours être occupé.

"Plutôt faire quoi que ce soit que ne rien faire du tout".

Mais comme la bonne conscience se place toujours du côté du travail, toute joie véritable disparaît. Les activités quelles qu'elles soient ne deviennent justifiables que par leur utilité :

"Le goût de la joie s'intitule déjà besoin de détente et commence à rougir de lui-même. Je fais cela pour ma santé – voilà ce qu'on dit, quand on est pris en flagrant délit au cours d'une partie de campagne."

L'absence de joie creuse un vide que les individus cherchent vainement à combler par la recherche de davantage de plaisirs. Ceux-ci étant fugaces, ils collectionnent à l'infini les expériences variées s'enfermant ainsi dans un cercle vicieux qui conduit à une forme d' "épuisement psychique" et à une "étrange nullité spirituelle".

"Voici la maladie moderne : un excès d'expériences. Que chacun rentre donc à temps en soi-même pour ne pas se perdre à force d'expériences."

Noble chose que la contemplation

Dès lors, pour le philosophe, seule une nouvelle inversion des valeurs peut fonder les conditions d'une vie bonne. Le repos, la contemplation, le recueillement doivent jouir d'une solide prééminence sur le travail.

"Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l'on doit apporter au caractère de l'humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l'élément contemplatif."

S'ouvrir aux choses prochaines

L'art de la contemplation, c'est ouvrir nos yeux à toutes choses qui sont proches de nous : la nature, les êtres, les choses. C'est trouver plus intéressant tout ce qui nous entoure directement et l'observer avec toute l'attention d'un entomologiste.

Or ce qui nous est le plus prochain et qu'il convient d'observer au premier chef, c'est nous-même : nos sentiments, nos pensées, nos manières d'agir et de réagir selon les circonstances.

Mais attention, s'observer peut avoir pour conséquence de figer sa vie en images. Plutôt que de se cantonner à détailler nos moments de paresse ou de colère, nous sommes prompts à nous caractériser comme personne paresseuse ou colérique.

Ce danger qui consiste à fixer en traits de caractère des observations circonstanciées, il s'agit de le dissoudre.

Pour ce faire, Nietzsche nous engage à nous faire explorateur, à toujours progresser dans l'investigation, sans jamais nous fixer où que ce soit.

L'affirmation de la vie

Nous l'avons déjà dit, Nietzsche pense que l'être humain a toujours recherché un sens à la vie. C'est là l'erreur la plus fondamentale de l'humanité. Car la vie n'a pas besoin d'être justifiée avance Nietzsche.

La vie vaut tout simplement parce qu'elle est vie.

L'affirmation de la vie soutiendra une attitude contemplative correcte. Elle se concrétisera dans l'acceptation de ce qui est observé. En effet, affirmer n'est pas prendre en charge ou rejeter ou haïr ou vouloir modifier mais simplement assumer ce qui est.

"Deviens ce que tu es"

Dès lors s'accepter soi-même et ne pas se vouloir différent, c'est déjà faire preuve d'une raison supérieure.

Car c'est l'opposition entre le désir de changer et les habitudes qui s'y opposent, qui rend la vie pénible voire intolérable.

A l'inverse, affirmer la vie qui s'actualise à travers nous, c'est savoir s'observer sans remords et sans arrière-pensée. C'est là la seule manière d'accomplir pleinement les potentialités qui nous sont propres. De devenir ce que nous sommes :

"Ma doctrine enseigne : celui à qui l'effort procure le sentiment le plus élevé qu'il s'efforce ; celui à qui le repos procure le sentiment le plus élevé, qu'il se repose ; celui à qui le fait de s'intégrer, de suivre et d'obéir procure le sentiment le plus élevé, qu'il obéisse. Pourvu qu'il prenne conscience de ce qui lui procure le sentiment le plus élevé et ne recule devant aucun moyen."

Une culture formant l'homme dans sa totalité humaine

Dans la société du travail, tout est fait pour que l'être humain se laisse réduire au rôle d'une fonction au sein de la totalité. Le joug du travail devient le meilleur moyen d'étouffer la volonté d'expression des qualités individuelles :

"Au fond on sent maintenant (…) qu'un tel travail est le meilleur des gendarmes, qu'il refrène l'individu et s'entend à empêcher puissamment le développement de la raison, de la convoitise, des rêves d'indépendance."

"Quoi que nous fassions, nous sommes censés le faire pour "gagner notre vie", tel est le verdict de la société" écrit Hannah Arendt La condition de l'homme moderne.

Découvrez nos autres articles sur la critique sociale Nietzsche pense qu'une véritable culture devrait conduire au développement de la vie intérieure des individus. L'épanouissement de riches personnalités étant la garantie de la survie de l'humanité.

La contemplation et l'affirmation de la vie sont les conditions qui permettent à chacun de découvrir ce qui constitue son unicité. Et en devenant ce qu'il est, chaque individu fait œuvre d'utilité générale. C'est pourquoi le philosophe écrit que :

"Si l'on est quelque chose, on n'a pas réellement besoin de rien faire et pourtant on agit beaucoup."

© Gilles Sarter

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