image de pyramide pour illustrer le sécularisme

Sécularisme et démocraties modernes au regard de l’anthropologie

Le sécularisme peut-il être soumis à une investigation anthropologique ? Talal Asad répond à cette question par l’affirmative. En tant que vision du monde, le sécularisme est un objet légitime pour l’anthropologie. L’anthropologue peut tenter de mettre au jour les présuppositions, voire les contradictions qu’il renferme. En premier lieu, l’idée reçue selon laquelle le passage du religieux vers le séculier constitue un progrès en soi mérite d’être questionnée.

Sécularisme et vision du monde

Talal Asad, Penser le sécularisme, Multitudes, 2015/2, n°59Le sécularisme comme doctrine a émergé en réponse aux guerres religieuses qui ont dévasté la société chrétienne occidentale, au début de l’époque moderne. Il est souvent représenté comme l’exigence de séparer les institutions séculières du gouvernement et de la religion. Mais pour Talal Asad, il ne se réduit pas à cette exigence. Le sécularisme présuppose aussi de nouvelles conceptions de la religion, de l’éthique et de la politique.

Pour s’en tenir au domaine de la politique, Talal Asad rappelle que l’idée selon laquelle l’émergence du sécularisme est intimement liée à l’apparition de l’État-nation moderne joue un rôle important, dans la justification de la « démocratie représentative ».

Légitimité du pouvoir politique en démocratie

Par une sorte de mystification, le pouvoir politique, dans les démocraties modernes, est légitimé par des caractères d’immédiateté (absence de hiérarchies) et de solidarité horizontale. Cette horizontalité et cette immédiateté sont reflétées par les idées et les pratiques relatives à la « citoyenneté » (elle-même fondée sur l’individualisme), à la « sphère publique » (le droit théorique de tous les citoyens à participer aux débats) et au « marché » (contrats libres passés entre des égaux légaux).

A cette démocratie moderne sont opposés les régimes, dans lesquels la légitimité politique est médiatisée par la tradition, notamment par la tradition religieuse (monarchie de droit divin…).

Charles Taylor qui soutient cette thèse l’illustre de la manière suivante. Un despote traditionnel peut exiger de ses sujets qu’ils demeurent passifs et qu’ils se contentent d’obéir aux lois. Il peut agir de cette façon parce qu’il occupe une position privilégiée qui est une position d’intercession entre l’au-delà et l’ici-bas (le monarque médiateur de l’autorité divine, par exemple).

En revanche, selon Charles Taylor, le régime démocratique substitue à la contrainte despotique, une part d’auto-détermination des citoyens. Il repose sur la motivation de ces derniers à s’acquitter des contributions qui sont nécessaires pour assurer le bon fonctionnement et la reproduction de la société : payer des impôts, participer à un certain degré au processus politique, prendre les armes en cas de guerre…

Participation, loi, économie

Talal Asad formule plusieurs doutes à l’encontre de cette description. D’abord, dans nos sociétés, le paiement des impôts et l’engagement militaire reposent-ils sur la libre motivation ou sur la contrainte ? Ensuite, la participation au processus politique relève avant tout de la participation aux élections. Or plus que sur la motivation des personnes, cette dernière repose sur l’organisation et le financement de vastes campagnes électorales destinées à orienter les masses vers les urnes.

Finalement, Talal Asad suggère que la gouvernance des démocraties modernes ne repose ni sur la contrainte (force despotique) ni sur l’auto-motivation. Elle s’appuie plutôt sur un pouvoir étatique qui élabore ses stratégies en s’appuyant sur la « participation », l’« auto-discipline », la « loi » et l’« économie ».
Lire aussi un article sur la participation et la démocratie
La réalité du fonctionnement des démocraties modernes est très différente de celle de la démocratie athénienne. Plus qu’une manière effective d’organisation, la « participation des citoyens » y constitue une représentation collective utilisée pour théoriser la légitimité politique des intermédiaires.

Quant à l’ « auto-discipline » en tant que facteur indépendant, elle tient une place moins importante dans la perpétuation du système que les techniques de contrôle et l’économie. Selon Talal Asad, la plupart des politiciens seraient parfaitement conscients que la stabilité politique n’est vraiment menacée que lorsque la masse de la population cesse de jouir d’une quelconque sensation de prospérité, lorsque le régime est perçu comme totalement insensible aux gouvernés et lorsque les appareils étatiques de sécurité sont grossièrement inefficaces.

Accessibilité et horizontalité ?

De manière radicale, les démocraties représentatives modernes ne sont donc ni immédiatement accessibles, ni horizontales. L’idée de « représentation » déjà ne s’articule pas de manière évidente avec celle d’immédiateté. D’ailleurs, les débats publics font grand cas de l’idée selon laquelle les élus seraient de moins en moins représentatifs des intérêts et des aspirations d’un électorat socialement et économiquement différencié.

De plus, les groupes d’influence sur les décisions gouvernementales ont souvent un pouvoir bien plus important qu’il ne devrait être, au vu du nombre de personnes dont ils portent les intérêts (par exemple, certains syndicats agricoles ou associations et lobbies des énergies, de la grande industrie, des banques… ).

Par ailleurs, les sondages d’opinion et les médias de masse exercent une forme de contrôle permanent sur les représentations collectives et permettent à l’État et à des grands conglomérats économiques d’anticiper ou d’influencer l’opinion.

L’absence d’espaces de délibération et de décision collectives, libres et égalitaires, ouverts à toute la population traduit de manière évidente que nos sociétés ne sont pas immédiatement accessibles. Les négociations qui concernent la vie publique y sont largement réservées à une élite composée de politiciens professionnels, de hauts-fonctionnaires et de propriétaires de grandes entreprises.

Les personnes ordinaires ne participent pas à l’élaboration des grandes orientations politiques, sociales, économiques. Leur participation à des élections ne leur garantit même pas que les programmes plébiscités seront mis en pratique.

Imaginaire des sociétés modernes

L’historien Benedict Anderson est connu pour son idée selon laquelle les nations modernes sont des communautés imaginées, à travers des représentations et des images construites. Pour que les gens croient appartenir « naturellement » à une nation et qu’ils soient prêts à la défendre, ils doivent acquérir une dose minimale d’idées et de sentiments nationalistes.

Charles Taylor affirme que l’État-nation moderne doit, non seulement, cultiver ce sentiment national mais qu’il doit aussi faire de la « citoyenneté » le principe premier de l’identité. L’identité citoyenne doit transcender toutes les autres identités possibles, construites sur la classe, le genre, ou encore sur la religion. En tant qu’expérience unificatrice, elle est sensée remplacer les perspectives conflictuelles (inter-classes, inter-religions…).

Talal Asad analyse le sécularisme comme étant un élément important de cette médiation transcendante. Le sécularisme n’est pas une simple réponse intellectuelle à la question de la paix sociale et de la tolérance. Le sécularisme c’est une promulgation qui est véhiculée par l’État, l’éducation et les médias.
Voir aussi « Qu’est-ce qu’une société politico-religieuse? »
Dans les sociétés « pré-modernes », les intermédiaires (entre la divinité et le peuple) arbitraient les identités particulières sans chercher à les transcender. Le sécularisme, au contraire, permet aux intermédiaires politiques, qui se posent comme représentants de la citoyenneté, de gouverner en redéfinissant et en transcendant les différences identitaires particulières.

Pour Talal Asad, il est donc faux de présupposer que les démocraties modernes soient immédiatement accessibles et horizontales. Elles sont médiatisées et verticales. Bien que les formes de médiation qui les caractérisent soient différentes des formes chrétiennes ou islamiques médiévales, elles n’en sont pas moins effectives. Le sécularisme participe à l’élaboration de ces nouvelles médiations. De ce point de vue, le passage du religieux vers le séculier ne constitue pas un progrès en soi.

Gilles Sarter

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