Asad

Le sécularisme est une vision du monde

Le sécularisme est une vision du monde

Le sécularisme ne doit pas être envisagé comme une simple doctrine, portant sur la séparation de l’État et du religieux ou sur le cantonnement de la religion à la sphère privée.

Selon Talal Asad, le sécularisme est une vision du monde fondée non pas sur la simple séparation, mais sur l’administration de la religion par l’État. A ce titre, l’idéologie séculière inclut une redéfinition de ce qu’est censé être la pratique religieuse.

Mais le sécularisme englobe aussi un projet plus vaste de reconfiguration des conduites, des sensibilités et des aptitudes morales des personnes. Il appelle à la formation d’individus qui se pensent et qui sont interpellés par l’État comme sujets dotés de droits individuels et pourvus d’une capacité de jugement autonome.

Religion et Pouvoir

S’intéressant au christianisme, Talal Asad montre qu’au début de notre ère la pratique religieuse ne peut se concevoir autrement qu’enserrée dans des relations de pouvoir.

Chez les premiers chrétiens, les dispositions religieuses sont inculquées et entretenues par une discipline sévère, corporelle aussi bien que spirituelle. A ce titre, c’est bien l’exercice d’un pouvoir qui établit les conditions indispensables à l’expérience de la « vérité religieuse » et pas une orientation spontanée des esprits des croyants.

Cependant, la philosophie et l’anthropologie modernes contribuent à épurer, petit à petit, la définition de la pratique religieuse, en faisant abstraction de ses dimensions disciplinaires et corporelles.

Re-définition de la religion comme croyance

Au 17è siècle, en réaction aux guerres de religion, émerge l’idée de religion naturelle . Cette première tentative de donner une définition universelle du religieux s’organise autour de trois composantes : la croyance, la pratique, l’éthique. Rapidement, c’est la croyance qui devient la composante déterminante.

Kant dans La Religion dans les limites de la simple raison (1795) avance que les différentes confessions résultent de la ramification d’une seule et même religion originelle. Reprenant cette idée, des théologiens et anthropologues des 19è et 20è siècles essaient de classifier et hiérarchiser les diverses confessions qui peuplent le monde.

Ce cheminement de la pensée aboutit finalement à la définition de la religion comme système de croyances médiatisées par des symboles, totalement dissocié de l’exercice du pouvoir.

Cette conception la plus achevée de la religion, Talal Asad la trouve formulée chez Clifford Geertz. La religion est, selon l’anthropologue, « […] (1) un système de symboles (2) qui agit de manière à susciter chez les hommes des motivations et des dispositions puissantes, profondes et durables (3) en formulant des conceptions d’ordre général sur l’existence (4) et en donnant à ces conceptions une telle apparence de réalité (5) que ces motivations et ces dispositions semblent ne s’appuyer que sur du réel » (La religion comme système culturel, 1972).

Religion et formation des subjectivités

Cette conception de la religion comme croyance forme un pilier du sécularisme. Talal Asad la remet en question. Les symboles ne peuvent produire du sens ou des émotions et informer les pratiques des agent qu’à partir du moment où ils sont intériorisés ou incorporés. Or, disons le encore une fois, cette incorporation suppose l’exercice de différentes formes d’inculcation et de discipline donc de pouvoir.

Chez les premiers chrétiens, les rituels sont conçus comme des exercices qui visent l’intériorisation de dispositions à pratiquer les vertus chrétiennes. La réorganisation des émotions, du désir, de l’humilité et du remords doit créer la possibilité de l’obéissance à Dieu, vertu chrétienne cardinale.

La formation de sujets moraux, qu’ils soient chrétiens, musulmans, juifs ou autres, constitue l’enjeu principal des rituels religieux et des symboles qu’ils mobilisent.

Le sécularisme s’oppose à ce projet d’élaboration des subjectivités par les religions. Il le réserve à l’État.

L’anthropologie et la philosophie morale ont participé à cette opposition en réduisant le fait religieux au domaine de la croyance privée.

Talal Asad illustre ce processus de sécularisation dans l’Égypte colonisée.

Sécularisme, libéralisme, capitalisme

A la fin du 19è et au début du 20è siècle, dans l’Égypte soumise au pouvoir colonial britannique, une réforme redéfinit la législation islamique (charia) et vise à restreindre son champ d’application à la sphère familiale. Les intellectuels égyptiens du mouvement de la nahda « renaissance » (Muhammad ‘Abduh, Qasim Amin, Ahmad Safwat) veulent séparer la loi (domaine public) de la morale (domaine privé).

Cette séparation profite à l’État colonial et capitaliste qui présuppose une conception de l’éthique radicalement différente de celle portée par la tradition islamique.

Selon Talal Asad, la charia ne dissocie pas la moralité (faire le mal ou le bien) de sa dimension sociale (être reconnu comme faisant le mal ou le bien). L’idée que la conscience morale soit une affaire strictement individuelle, fondée sur l’auto-gouvernement du sujet est un prémisse de la philosophie morale moderne. La charia rejette cette prémisse. L’aptitude à juger si une conduite est bonne ou mauvaise relève toujours des relations sociales.

Tout au long de la vie, les processus d’apprentissage et les interventions des proches, des amis ou des autorités compétentes sont considérées comme nécessaires à l’exercice du jugement et à l’orientation des comportements. Ces interventions permettent aussi de composer avec les conséquences des échecs. Ces derniers ne sont pas seulement imputables à l’individu. Son environnement social doit aussi prendre sa part de responsabilité.

La sécularisation, par la réforme égyptienne de la charia, limite l’application de la moralité islamique au domaine privé. Elle introduit ainsi une coupure. La loi étatique régit désormais les rapports publics alors que la charia régit les rapports d’ordre privé. La continuité que la morale islamique établie entre le privé et le social est rompue.

Mais la réforme ne déstructure pas seulement l’éthique islamique. En séparant droit et moralité, elle introduit dans le champ moral égyptien l’idéologie de l’auto-gouvernement du sujet, qui est un principe du libéralisme.

Encore une fois, la sécularisation ne se résume pas à un simple mouvement de repli du religieux dans le domaine privé. Elle a pour projet de faire advenir un nouveau sujet moral. Un sujet qui, comme nous l’avons dit plus haut, se pense comme politiquement «souverain» et moralement «autonome».

A ce sujet lire l’article « Sécularisme et Démocraties Modernes« 

Cependant, Talal Asad insiste sur le fait suivant. L’autonomie individuelle prescrite par la modernité séculière comporte d’importantes limites. Dans les faits, elle est assujettie à des États bureaucratiques et à l’économie de marché.

Gilles Sarter

Références bibliographiques:

Talal Asad, Penser le sécularisme, Multitudes, 2015/2 n°59.

Jean-Michel Landry, Les territoires de Talal Asad, L’Homme, 217/2016.

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Sécularisme et démocraties modernes au regard de l’anthropologie

Sécularisme et démocraties modernes au regard de l’anthropologie

Le sécularisme peut-il être soumis à une investigation anthropologique ? Talal Asad répond à cette question par l’affirmative. En tant que vision du monde, le sécularisme est un objet légitime pour l’anthropologie. L’anthropologue peut tenter de mettre au jour les présuppositions, voire les contradictions qu’il renferme. En premier lieu, l’idée reçue selon laquelle le passage du religieux vers le séculier constitue un progrès en soi mérite d’être questionnée.

Sécularisme et vision du monde

Talal Asad, Penser le sécularisme, Multitudes, 2015/2, n°59Le sécularisme comme doctrine a émergé en réponse aux guerres religieuses qui ont dévasté la société chrétienne occidentale, au début de l’époque moderne. Il est souvent représenté comme l’exigence de séparer les institutions séculières du gouvernement et de la religion. Mais pour Talal Asad, il ne se réduit pas à cette exigence. Le sécularisme présuppose aussi de nouvelles conceptions de la religion, de l’éthique et de la politique.

Pour s’en tenir au domaine de la politique, Talal Asad rappelle que l’idée selon laquelle l’émergence du sécularisme est intimement liée à l’apparition de l’État-nation moderne joue un rôle important, dans la justification de la « démocratie représentative ».

Légitimité du pouvoir politique en démocratie

Par une sorte de mystification, le pouvoir politique, dans les démocraties modernes, est légitimé par des caractères d’immédiateté (absence de hiérarchies) et de solidarité horizontale. Cette horizontalité et cette immédiateté sont reflétées par les idées et les pratiques relatives à la « citoyenneté » (elle-même fondée sur l’individualisme), à la « sphère publique » (le droit théorique de tous les citoyens à participer aux débats) et au « marché » (contrats libres passés entre des égaux légaux).

A cette démocratie moderne sont opposés les régimes, dans lesquels la légitimité politique est médiatisée par la tradition, notamment par la tradition religieuse (monarchie de droit divin…).

Charles Taylor qui soutient cette thèse l’illustre de la manière suivante. Un despote traditionnel peut exiger de ses sujets qu’ils demeurent passifs et qu’ils se contentent d’obéir aux lois. Il peut agir de cette façon parce qu’il occupe une position privilégiée qui est une position d’intercession entre l’au-delà et l’ici-bas (le monarque médiateur de l’autorité divine, par exemple).

En revanche, selon Charles Taylor, le régime démocratique substitue à la contrainte despotique, une part d’auto-détermination des citoyens. Il repose sur la motivation de ces derniers à s’acquitter des contributions qui sont nécessaires pour assurer le bon fonctionnement et la reproduction de la société : payer des impôts, participer à un certain degré au processus politique, prendre les armes en cas de guerre…

Participation, loi, économie

Talal Asad formule plusieurs doutes à l’encontre de cette description. D’abord, dans nos sociétés, le paiement des impôts et l’engagement militaire reposent-ils sur la libre motivation ou sur la contrainte ? Ensuite, la participation au processus politique relève avant tout de la participation aux élections. Or plus que sur la motivation des personnes, cette dernière repose sur l’organisation et le financement de vastes campagnes électorales destinées à orienter les masses vers les urnes.

Finalement, Talal Asad suggère que la gouvernance des démocraties modernes ne repose ni sur la contrainte (force despotique) ni sur l’auto-motivation. Elle s’appuie plutôt sur un pouvoir étatique qui élabore ses stratégies en s’appuyant sur la « participation », l’« auto-discipline », la « loi » et l’« économie ».
Lire aussi un article sur la participation et la démocratie
La réalité du fonctionnement des démocraties modernes est très différente de celle de la démocratie athénienne. Plus qu’une manière effective d’organisation, la « participation des citoyens » y constitue une représentation collective utilisée pour théoriser la légitimité politique des intermédiaires.

Quant à l’ « auto-discipline » en tant que facteur indépendant, elle tient une place moins importante dans la perpétuation du système que les techniques de contrôle et l’économie. Selon Talal Asad, la plupart des politiciens seraient parfaitement conscients que la stabilité politique n’est vraiment menacée que lorsque la masse de la population cesse de jouir d’une quelconque sensation de prospérité, lorsque le régime est perçu comme totalement insensible aux gouvernés et lorsque les appareils étatiques de sécurité sont grossièrement inefficaces.

Accessibilité et horizontalité ?

De manière radicale, les démocraties représentatives modernes ne sont donc ni immédiatement accessibles, ni horizontales. L’idée de « représentation » déjà ne s’articule pas de manière évidente avec celle d’immédiateté. D’ailleurs, les débats publics font grand cas de l’idée selon laquelle les élus seraient de moins en moins représentatifs des intérêts et des aspirations d’un électorat socialement et économiquement différencié.

De plus, les groupes d’influence sur les décisions gouvernementales ont souvent un pouvoir bien plus important qu’il ne devrait être, au vu du nombre de personnes dont ils portent les intérêts (par exemple, certains syndicats agricoles ou associations et lobbies des énergies, de la grande industrie, des banques… ).

Par ailleurs, les sondages d’opinion et les médias de masse exercent une forme de contrôle permanent sur les représentations collectives et permettent à l’État et à des grands conglomérats économiques d’anticiper ou d’influencer l’opinion.

L’absence d’espaces de délibération et de décision collectives, libres et égalitaires, ouverts à toute la population traduit de manière évidente que nos sociétés ne sont pas immédiatement accessibles. Les négociations qui concernent la vie publique y sont largement réservées à une élite composée de politiciens professionnels, de hauts-fonctionnaires et de propriétaires de grandes entreprises.

Les personnes ordinaires ne participent pas à l’élaboration des grandes orientations politiques, sociales, économiques. Leur participation à des élections ne leur garantit même pas que les programmes plébiscités seront mis en pratique.

Imaginaire des sociétés modernes

L’historien Benedict Anderson est connu pour son idée selon laquelle les nations modernes sont des communautés imaginées, à travers des représentations et des images construites. Pour que les gens croient appartenir « naturellement » à une nation et qu’ils soient prêts à la défendre, ils doivent acquérir une dose minimale d’idées et de sentiments nationalistes.

Charles Taylor affirme que l’État-nation moderne doit, non seulement, cultiver ce sentiment national mais qu’il doit aussi faire de la « citoyenneté » le principe premier de l’identité. L’identité citoyenne doit transcender toutes les autres identités possibles, construites sur la classe, le genre, ou encore sur la religion. En tant qu’expérience unificatrice, elle est sensée remplacer les perspectives conflictuelles (inter-classes, inter-religions…).

Talal Asad analyse le sécularisme comme étant un élément important de cette médiation transcendante. Le sécularisme n’est pas une simple réponse intellectuelle à la question de la paix sociale et de la tolérance. Le sécularisme c’est une promulgation qui est véhiculée par l’État, l’éducation et les médias.
Voir aussi « Qu’est-ce qu’une société politico-religieuse? »
Dans les sociétés « pré-modernes », les intermédiaires (entre la divinité et le peuple) arbitraient les identités particulières sans chercher à les transcender. Le sécularisme, au contraire, permet aux intermédiaires politiques, qui se posent comme représentants de la citoyenneté, de gouverner en redéfinissant et en transcendant les différences identitaires particulières.

Pour Talal Asad, il est donc faux de présupposer que les démocraties modernes soient immédiatement accessibles et horizontales. Elles sont médiatisées et verticales. Bien que les formes de médiation qui les caractérisent soient différentes des formes chrétiennes ou islamiques médiévales, elles n’en sont pas moins effectives. Le sécularisme participe à l’élaboration de ces nouvelles médiations. De ce point de vue, le passage du religieux vers le séculier ne constitue pas un progrès en soi.

Gilles Sarter

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