L’État et le Consensus sur le Racisme

Interrogé sur sa démarche critique, le philosophe Jacques Rancière répond qu’il essaie d’identifier des consensus et de repérer les points où ceux-ci rencontrent leur contradiction ou leur dérision. Il  voit dans l’action de l’État qui consiste à tracer des frontières, le fondement d’un consensus sur le racisme.

La notion de consensus

La notion de consensus désigne un rapport stable entre ce qui est perceptible et ce qui est pensable, entre un phénomène qui est donné, par exemple le racisme, et le sens qu’on en donne.

A cette définition, il faut ajouter deux caractéristiques qui sont vraiment importantes pour comprendre le sens particulier que Jacques Rancière donne à la notion de consensus. D’abord, il y a l’idée qu’il existe une forme de nécessité : les choses sont comme ça et pas autrement. Ensuite, il y a l’affirmation qu’il existe des gens capables de comprendre pourquoi les choses sont comme ça et d’autres gens qui ne sont pas capables de le comprendre.

Le racisme comme passion populaire

En France, il existe un consensus sur le racisme qui peut être formulé ainsi: le racisme est le fait de « pauvres petits Blancs », fragilisés par la modernisation économique, dépassés par le progrès, incapables de s’adapter à un monde cosmopolite et qui en veulent aux immigrés.

Ce consensus qui apparente le racisme à une passion populaire est largement porté par les grands médias. Il est mobilisé par des politiciens de tous bords ainsi que par des militants d’associations ou de syndicats. S’y réfèrent ceux qui critiquent les politiques racistes, aussi bien que ceux qui tentent de les justifier.

D’un côté, les politiques racistes sont critiquées en tant que concessions accordées par les gouvernements à des sentiments populaires racistes. D’un autre côté, les gouvernements qui mettent en place des lois ou des décrets racistes se justifient en disant qu’il y a des problèmes d’insécurité (délinquance ou terrorisme), causés par des « immigrés » ou des « clandestins » et qu’il faut y remédier, car ces problèmes risquent de générer du racisme.

Ceux qui savent et ceux qui ne savent pas

Ceux qui mobilisent ce consensus tracent une frontière qui les sépare d’une population désignée comme apeurée et attardée.  De cette manière, ils se définissent comme étant « ceux qui savent » face à « ceux qui ne savent ». Ils se confortent dans une position de représentants de la rationalité et de l’universalité, face à une foule irrationnelle et repliée sur elle-même. Quand ils agissent à des postes de gouvernement, ils alimentent la vision d’un État universaliste et rationnel, agissant comme repoussoir des passions populaires.

Ce qui se joue autour d’un consensus, c’est donc la mise en scène d’une opposition entre deux visions du monde. Il y a la vision de ceux qui savent et la vision de ceux qui ne savent pas. Ceux qui prétendent savoir, prétendent avoir titre à expliquer à ceux qui ne savent pas et donc à les gouverner.

L’affaire de Jacques Rancière, c’est d’établir la platitude ou la dérision de tels consensus, en les confrontant à des réalités bien établies. Dans le cas du racisme, il renverse les termes du débat. Le racisme est d’abord une création de l’État. Et la passion populaire que les gouvernants se donnent comme repoussoir pour justifier leurs politiques, ce sont eux qui l’entretiennent.

Le racisme de l’État

Lire aussi un article sur « Immigration et Sociologie de L’État« 

D’abord, il faut relever que c’est dans la nature même de l’État de tracer des frontières, d’établir des identités, de contrôler les déplacements, d’opérer des décomptes de sa population.

Ainsi, Jacques Rancière décrit un double usage de la loi. Sa première fonction est idéologique. Elle permet de donner constamment un visage au sujet qui menace la sécurité. Elle dessine la figure d’un ennemi intérieur. Sa deuxième fonction est pratique. Elle permet de tracer et de retracer continuellement la frontière entre le dedans et le dehors. De cette façon, ceux qui sont dedans risquent à tout moment de tomber dehors.

Légiférer sur l’immigration permet de faire tomber dans la catégorie des « immigrés », des gens nés sur sol français. Légiférer sur l’immigration clandestine permet de faire tomber des « immigrés légaux »  dans la catégorie des « clandestins »…

L’universalisme et le racisme

Les logiques gouvernementales ne s’embarrassent pas de leurs propres contradictions. En effet, à la création des différentes catégories discriminatoires, elles adjoignent la création de lois sur l’universalité et l’égalité citoyenne.

D’un côté les Français ne sont pas tous pareils et ils sont sommés de ne pas l’oublier. C’est ce que rappellent la notion de « Français d’origine étrangère » ou la proposition de F. Hollande de déchoir de leur nationalité les criminels classés dans cette catégorie.

Mais d’un autre côté, les Français doivent tous être pareils et ceux qui ne veulent pas se soumettre à cette universalité sont stigmatisés ou sanctionnés. La discrimination ne se fonde plus sur l’idée d’une supériorité raciale mais sur l’argument de la lutte contre le « communautarisme ».

Jacques Rancière relève que l’argumentation permet surtout d’identifier l’indésirable par la création d’un amalgame entre immigré, arriéré, islamiste, machiste et terroriste. Nous pouvons y adjoindre la catégorie d’anticapitaliste qui permet de former l’amalgame récent d’islamo-gauchiste. Le recours à l’idée d’universalité permet d’asseoir le pouvoir étatique de définir les identités des gens et de décider de qui a le droit d’être ici.

Le consensus sur la police

L’approche de Jacques Rancière nous renvoie à la question des relations entre police et racisme. Ici aussi le consensus opère à plein régime. En effet, la question est toujours rapportée aux comportements et discours racistes de certains policiers. En somme, c’est la théorie des « petits Blancs » qui est appliquée au monde de la police. Encore, une fois l’État présenté comme garant de l’universalité et de l’égalité agirait au travers de mesures légales et administratives, pour prévenir les comportements racistes individuels. Par exemple, les « contrôles d’identité au faciès » sont interdits.

S’arrêter à ce niveau de l’analyse permet d’occulter le fond du problème. Car, la police est justement l’institution étatique qui est en charge du contrôle du respect de l’appareil législatif raciste et du contrôle des populations étrangères, racisées, immigrées, clandestines… Cette réalité a été documentée par des générations de sociologues et d’historiens. Pour en revenir à l’exemple trivial des contrôles d’identité, les « contrôles au faciès » sont en principe interdits, mais la police est requise pour des opérations de recherche d’étrangers en situation irrégulière.

Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard

Finalement ce que pointe Jacques Rancière, c’est que la figure du racisme étatique ou administratif, qui est dessinée par les lois, les décrets, les mesures gouvernementales ou les missions de la police rend dérisoire le consensus sur le racisme comme fureur populaire ou comme fureur de policiers.

Gilles Sarter

1 commentaire

Guillaume Besset

Et si les contrôles au faciès n’étaient pas du racisme, mais une adaptation comportementale et professionnelle envers la catégorie de personnes qui commettent le plus de délits (indépendamment des causalités)

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