Spinoza

Spinoza : 5 thèses pour les sciences-sociales

Spinoza : 5 thèses pour les sciences-sociales

Yves Citton et Frédéric Lordon pointent les thèses-positions qui de leur point de vue constituent le socle commun des approches spinozistes dans les sciences sociales : naturalisme et déterminisme intégraux, anti-humanisme théorique, anti-individualisme, approche relationnelle.

Naturalisme intégral

La pensée de Spinoza est un naturalisme intégral. Or les sciences sociales ont construit leur objet sur l’opposition nature / culture. Elles ont aussi affirmé leur démarche contre une certaine tendance à extrapoler les lois du monde humain à partir des lois de la nature.

Ce « postulat de la coupure » se comprend à la lumière de la définition kantienne de la modernité. L’ordre humain est pensé comme un ordre de la liberté morale. A ce titre, il se soustrait au déterminisme des choses naturelles. En outre, la coupure entre nature et culture a participé à la volonté moderne de conjurer le spectre de la violence des guerres civiles et religieuses. Il s’agissait alors d’affirmer que les lois qui régissent les rapports humains ne sont ni la « loi de la jungle », ni la loi du plus fort.

Cette revendication d’une extra-naturalité ou d’une enclave de la liberté humaine au sein de l’univers naturel s’est toujours heurtée à la question de son fondement. A quel titre précisément peut-on avancer que l’être humain réussit à s’affranchir de tous les déterminismes naturels ?

Spinoza justement prend le parti inverse. L’être humain ne possède pas un statut d’exception dans l’ordre de la nature.

Il est hors de propos de considérer l’Homme au sein de la nature, comme un « empire au sein d’un empire » (Éthique, III, Préface). Ce parti-pris de Spinoza s’explique par sa conception particulière de la nature.

Déterminisme intégral

Pour Spinoza, la nature c’est l’univers tout entier compris comme ordre de la production causale. Tout dans l’univers, aussi bien les êtres humains que les astres, est soumis à des enchaînements de causes et d’effets. Les faits historiques et les objets sociaux et culturels (institutions, croyances, pratiques…) n’échappent pas à ces enchaînements.

Les faits sociaux tout autant que les faits célestes appartiennent à la nature, comprise comme l’ordre général de la production causale.

Il revient aux sociologues et aux astronomes de mettre au jour les puissances causantes spécifiques aux uns et aux autres.

Anti-humanisme théorique

Le déterminisme de Spinoza n’est pas un fatalisme. Un entendement infini est seul en mesure de rendre compte de l’implacabilité des enchaînements de causes et d’effets qui conduisent à un fait ou à une situation donnée. Cela reste vrai d’un évènement individuel comme la perpétration d’un crime, d’un événement social comme le déclenchement d’une Révolution ou d’un événement céleste comme la formation d’une planète.

Spinoza en s’opposant à l’idée d’un caractère inconditionné de l’action humaine récuse en même temps la conception d’un sujet souverain, monade complétement autonome qui commande ses actes en toute clarté. Toutefois, la vision déterministe n’exclut pas que l’action des êtres humains puisse conduire à des changements objectifs dans leurs existences personnelles ou collectives.

Toute la philosophie de Spinoza vise justement à augmenter notre puissance d’agir.

L’émancipation éthique est le plus haut degré du cheminement personnel. La libération politique est le plus haut bien que la société puisse s’approprier. A cet effet, une démarche d’investigation qui est correcte essaie de comprendre comment des processus de conditionnement peuvent produire des effets émancipateurs.

Anti-individualisme

L’individuation des « choses singulières » qu’il s’agisse d’une femme, d’un homme, d’une famille, d’une cité ou d’un arbre ne va pas de soi, pour Spinoza.

Au contraire, le philosophe souligne qu’il faut rendre compte de chaque individuation à partir des objets qui la composent et dont elle est composée.

A l’individu humain, Spinoza n’attribue pas le statut de substance, le statut de ce qui est « en soi et conçu par soi » (Éthique, I, déf. III). Il prend ainsi le contre-pied des traditions qui proposent une conception substantialiste de l’Homme, par exemple à travers une âme immortelle.

Chez Spinoza, seul l’ensemble de la nature possède le statut de substance. La personne humaine, il la conçoit comme un « mode », « ce qui est en une autre chose et se conçoit aussi par cette autre chose » (Éthique, I, déf. V).

Approche relationnelle

Y. Citton et F. Lordon, Un devenir spinoziste des sciences sociales, Spinoza et les sciences sociales, Ed. Amsterdam, 2008Il convient donc de rendre compte de toute individuation. Une femme, un homme, un enfant mais aussi un arbre doivent être envisagés comme des émergences à partir d’enchâssements d’objets composants et composés.

Cette vision de la personne humaine est riche en implications pour la sociologie et son projet de comprendre la production des comportements et des identités.

L’approche de Spinoza invite à considérer l’agent socialisé en termes relationnels.

Sur le plan de l’étendu, l’agent est composé du rapport interne de ses composants mais aussi du rapport externe avec toutes les structures objectives qui l’entourent. Sur le plan de l’esprit, il est composé des rapports entre les structures idéelles (croyances, normes, imaginaires…) qui le traversent et qui émanent de son « milieu ».

© Gilles Sarter

Publié par secession dans Emancipation, 0 commentaire