Freeman

Structures horizontales et Élites informelles

Structures horizontales et Élites informelles

Jo Freeman est une politologue, féministe et militante des droits civiques. Dans un texte de 1972, elle s’appuie sur son expérience au sein de groupes féministes pour proposer un examen critique du concept d’ « horizontalité ». Elle y montre que le refus de se structurer de manière formelle et l’émergence concomitante d’élites informelles ont conduit certains de ces mouvements à une incapacité d’agir sur le plan politique.

Notion d’horizontalité

Jo Freeman rapporte que les militantes féministes américaines des années 1960 étaient largement opposées aux idées de leader et de structure. Elle interprète cette position comme une réaction à l’encontre de la hiérarchisation extrême de la société américaine de l’époque. Structures et verticalité étaient associées par les militantes à l’idée de perte de contrôle de leurs propres vies.

Pour ces raisons, la plupart des organisations féministes prônaient l’ « absence de structure » (« structurelessness »), c’est-à-dire une horizontalité concrétisée par l’absence de leader, la création d’un espace d’expression sécurisant, le respect et la libération de la parole, la recherche du consensus dans les prises de décisions. Ce mode de fonctionnement était, selon J. Freeman, parfaitement adapté au but et à la méthode que s’étaient fixés les premiers groupes de militantes, l’éveil des consciences et l’exercice d’une pensée autonome.

Incapacité d’agir politiquement

Des problèmes de fond apparurent lorsque ces groupes s’agrandirent, que les membres se lassèrent de partager leurs expériences et qu’elles voulurent passer à la réalisation d’actions politiques. Les méthodes de l’horizontalité et les débats informels s’avérèrent inadaptés pour atteindre les objectifs visés.

Les groupes qui ne parvenaient pas à se consacrer à la réalisation d’un projet concret trouvèrent dans le simple fait de perdurer en tant que groupe, leur raison de perdurer. Mais la fin de l’entreprise de sensibilisation laissait les militantes désœuvrées. Elles finirent par se retourner les unes contre les autres, par rechercher des moyens d’action individuels ou par se tourner vers d’autres organisations qui leur permettaient de s’engager dans des actions structurées et efficaces. Toutefois, pour ces organisations politiques, la libération des femmes n’était qu’un problème parmi d’autres.

Structures des groupes

L’erreur de fond qui a été commise par les groupes féministes, telle que J. Freeman la conçoit, repose sur plusieurs croyances erronées. D’abord, il y a la croyance aveugle selon laquelle tout autre mode de fonctionnement que l’horizontalité est forcément une forme d’oppression. Ensuite, il y a le préjugé selon lequel toute organisation ou structuration serait intrinsèquement mauvaise. Enfin, il y a cette idée plus pernicieuse selon laquelle il pourrait exister des groupes non structurés.

C’est à la réfutation de cette croyance que s’attache particulièrement Jo Freeman. Contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de groupes excédant une certaine taille qui ne soient pas structurés. N’importe quel groupe d’êtres humains finit par se structurer d’une manière ou d’une autre. Cette structure pourra être hiérarchique ou pas, spécialisée ou non, évolutive ou figée, fondée sur une répartition égalitaire ou inégalitaire des ressources et du pouvoir, mais elle finira toujours par se constituer.

Structures et élites informelles

La véritable opposition n’est donc pas celle qui oppose groupes structurés et groupes non-structurés, mais celle qui existe entre les groupes aux structures formellement établies et les groupes aux structures informelles. Quant aux idées de groupes non-structurés et d’horizontalité, elles servent d’écran de fumée permettant de masquer l’existence de structures informelles.

J. Freeman montre que dans le cas des groupes féministes l’absence de structures ouvertement définies a fini par devenir une façon de cacher l’exercice d’un pouvoir effectif par des élites informelles.

L’idée d’élite telle que J. Freeman l’utilise fait référence à des petits groupes de personnes qui exerçaient un pouvoir, de façon plus ou moins diffuse, sur des groupes plus larges auxquels ils appartenaient. Cet exercice s’effectuait sans que les élites aient dû rendre de compte et sans que les groupes plus larges aient donné leur accord explicite. Les membres de l’élite n’étaient pas des conspiratrices. Elles agissaient plutôt comme des groupes d’amies dont les réseaux de communication fonctionnaient indépendamment des canaux mis en place par les groupes élargis.

Participation aux élites

Les critères de participation aux élites informelles, bien que changeant d’un groupe à un autre, n’avaient rien à voir avec les compétences, les contributions réelles ou potentielles ou le dévouement à la cause. Ils se rapprochaient davantage des critères que nous utilisons pour choisir des amis.

Il pouvait s’agir selon les cas, de l’appartenance à la classe moyenne, du fait d’être mariée ou de ne pas l’être mais de vivre en concubinage ou encore d’être homosexuelle, d’avoir entre vingt et trente ans, d’être allée à l’université, d’être « branchée », de revendiquer une appartenance politique, d’être identifiée comme « radicale », d’avoir des enfants, de présenter certains traits de caractère féminins comme celui d’être « gentille », de s’habiller correctement…

De fait, la manière de rejoindre une élite passait toujours par la cooptation. La prétendante devait cultiver une relation active et amicale avec l’une des membres de l’élite jusqu’au moment où cette dernière l’introduisait dans le cercle fermé.

Risques liés à l’horizontalité

L’absence de structures formelles et la présence d’une élite informelle entraînaient généralement au moins trois conséquences négatives.

Jo Freeman, The tyranny of structurelessness, The Second Wave, vol.2, n°1, 1972

D’abord, la prise de décision pouvait finir par devenir un processus au sein duquel les gens s’écoutaient parce qu’ils s’appréciaient et non pas parce que ce qu’ils disaient était bénéfique pour le groupe ou parce que cela avait du sens. Ensuite, rien n’obligeait les membres de l’élite à rendre des comptes à la totalité du groupe. N’ayant reçu leur pouvoir de personne, personne ne pouvait le leur reprendre. Leur influence ne dépendant pas de ce qu’elles faisaient pour le groupe mais de leur cohésion, elles ne pouvaient pas être influencées directement par lui. Enfin, les femmes qui n’appartenaient pas aux élites ne pouvaient ni exercer un pouvoir de décision, ni accéder à la reconnaissance sociale.

Selon J. Freeman, ces groupes auraient pu gagner en efficacité et fonctionner de manière démocratique, s’ils avaient abandonné l’idée d’horizontalité et s’ils avaient adopté quelques principes permettant de formaliser leur structuration. Parmi ces principes, elle évoque la délégation de fonctions ou de tâches, associée à la responsabilisation des personnes déléguées, la répartition et la rotation des fonctions et des tâches, la diffusion de l’information à tous les membres et l’accès égalitaire de tous les membres aux ressources du groupe.

© Gilles Sarter

Publié par secession dans Emancipation, pouvoir social, 1 commentaire