L’idée d’émancipation renvoie à celle d’affranchissement d’une tutelle ou d’une domination. Pour cette raison, elle est fortement associée à l’idée de liberté.
D’une part, penser l’émancipation des individus ou des groupes suppose d’analyser les formes de dominations auxquelles ils sont soumis. D’autre part, cela suppose d’envisager des manières de se dégager des contraintes en question.
La thèse que soutient Aurélien Berlan est que notre conception de l’émancipation est trop marquée par une vision de la liberté, comme délivrance des dominations directes. Cette manière de voir n’est plus en adéquation avec notre époque.
En effet, celle-ci est caractérisée par la prégnance de rapports de dominations anonymes. Or une émancipation vis-à-vis de ces dominations indirectes nécessite de penser la liberté, non pas comme délivrance, mais comme autonomie.
Les formes anonymes de domination
Le fonctionnement du monde actuel est marqué par la prégnance de formes de dominations systémiques et anonymes : argent, marchés, dettes publiques, traités et organisations internationales, législations et appareils étatiques, firmes multinationales…
Qualifier ces formes de dominations d’ « anonymes » ne signifie pas qu’il n’y ait pas des individus qui les mettent en place et qui en tirent des profits. Mais cela signifie que ces dominations sont indirectes. Elles stabilisent le fonctionnement de nos sociétés en orientant les choix et les actions individuels. Elles emprisonnent les hommes et les femmes dans des systèmes de dépendances matérielles (emploi, crédit, consommation…).
Aurélien Berlan, Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles, Revue du Mauss, 2016/2, n°48
Pour comprendre ce qui se joue autour du projet d’émancipation de ces formes de domination, il faut rappeler un paradoxe. Les institutions mises en accusation ont été et sont encore perçues comme libératrices.
En effet, la division du travail social, la mise en place des marchés des biens de consommation et de la force de travail, les progrès techniques et le productivisme, le développement de la bureaucratie, l’universalité de la loi, la constitution d’un État de droit ont permis aux individus de s’affranchir d’un certain nombre de dominations directes féodales, communautaires, cléricales, corporatives, familiales…
Mais, il convient de spécifier que la forme de liberté conquise n’est pas la même que celle qu’il s’agit de conquérir sur les dominations anonymes.
Dans la première situation, la liberté se conçoit comme une délivrance. Les individus se délivrent de tutelles (seigneur, prêtre, patriarche, maître du métier…) qui limitaient leurs marges de manœuvre en termes de choix et d’actions.
Dans la seconde situation, la liberté consiste en un gain d’autonomie. Il s’agit pour les individus de reprendre la main sur l’ensemble des activités dont ils ont été dessaisis par des organisations qui les dépassent et qui ont finis par leur imposer leurs propres décisions.
La liberté comme délivrance
La conception de la liberté comme délivrance a une généalogie d’origine religieuse. Il s’agit de la vision du salut comme dépassement des maux qui sont liés à la condition humaine sur terre. Cette vision qui est prégnante dans la Bible n’est pas propre au christianisme mais se retrouve dans différentes traditions, notamment dans toutes celles que Max Weber a qualifié de négations passives du monde..
Sur ce sujet, lire l’article « Capitalisme: négation-active du monde »
Dans ces traditions, la vraie liberté ne commence qu’avec la négation des contraintes physiques et sociales que nous imposent la vie sur terre.
Selon A. Berlan, quatre thèmes principaux alimentent notre conception de la liberté comme délivrance. Il s’agit de la délivrance du labeur, de l’abolition de la souffrance physique, du repoussement de la mort et de la suppression de la nécessité de « faire avec les autres ».
C’est l’espoir d’une délivrance de ces quatre maux qui nous fait placer notre confiance dans le progrès technologique, le productivisme et le consumérisme ou encore dans la gouvernance par des politiciens professionnels, des experts et des savants.
L’idéal de prise en charge de soi
L’insuffisance de la conception moderniste de l’émancipation tient à ce qu’elle s’envisage comme une tentative de délivrance de contraintes physiques et sociales et qu’elle s’en remet pour ce faire à des organisations extérieures.
Cette conception de la liberté alimente les formes anonymes de domination car les institutions (marchés, argent…) ou organisations (firmes, appareils étatiques, politiciens professionnels…) en charge de la délivrance finissent par prendre le contrôle des vies individuelles.
Pour lutter contre ces prises de contrôle, A. Berlan propose de remettre en avant une autre conception de la liberté qui possède aussi sa propre tradition historique. Il s’agit de la liberté comme autonomie, c’est-à-dire comme prise en charge individuelle et collective de soi-même.
Pour montrer le lien entre l’idée d’autonomie et celle de liberté, le philosophe repart des analyses de Karl Marx et de Max Weber.
L’émancipation comme autonomie
K. Marx montre que le mode de production capitaliste est fondé sur un principe d’exclusion. Les travailleuses et les travailleurs, les seuls véritables producteurs, sont séparés des moyens de production. Les capitalistes s’en réservent le droit d’usage. Les prolétaires étant privés des moyens matériels d’assurer leur subsistance sont contraints de se soumettre à la domination des capitalistes.
M. Weber généralise cette idée. Les individus sont dépossédés des moyens concrets de vie, non seulement dans le domaine de la production, mais aussi dans ceux de la protection et de la sécurité, de l’éducation, de la réglementation de leur vie sociale. Cette dépossession s’opère au profit de grandes organisations centralisées et bureaucratiques (usines, banques, armées, polices, administrations étatiques…). Elle conditionne une domination croissante qui restreint l’autonomie des individus et finit par les enfermer dans un « carcan d’acier ».
L’imaginaire de la délivrance par l’abondance, par le progrès du productivisme et par la division du travail social (y compris de l’activité politique) a donc détourné les individus de l’idée de faire eux-mêmes les choses nécessaires à la vie individuelle et collective.
L’idéologie dominante les a convaincus pour une bonne partie qu’il valait mieux faire faire un maximum de choses, par des instances « spécialisées » ou « plus compétentes » que les gens ordinaires. Cela concerne tout autant la production de biens de consommation que l’éducation des enfants ou que la décision politique.
C’est ainsi qu’une plus grande liberté par la délivrance de contraintes s’est transformée en une domination anonyme accrue. Il en résulte, finalement, que les individus sont enserrés dans une dépendance quasi-totale au mode de production capitaliste et à un mode de gouvernement oligarchique.
Cette dépendance explique dans une large mesure, notre impuissance à ré-orienter nos modes de fonctionnements alors même que les conditions de vie sur la planète sont en danger.
L’urgence de la situation appelle à reconsidérer notre vision de l’émancipation comme décharge, pour lui substituer celle de l’autonomie qui repose sur l’idée d’une prise en charge par soi-même individuelle et collective.
Gilles Sarter