Althusser

Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes ont entretenu un débat intense au cours des décennies 1960-1970. Les conceptions différaient notamment sur la définition de l’émancipation et les moyens d’y parvenir. Les philosophes Henri Lefebvre (1901-1991) et Louis Althusser (1918-1990) ont respectivement défendu les thèses de l’un et l’autre courant de pensée. Si le premier soutenait le projet de dés-aliéner les êtres humains des fétiches de la société capitaliste. Le second, en revanche, militait pour développer une distance critique à l’égard de l’idéologie capitaliste.

Libération de l’être humain ou lutte des classes

Les marxistes humanistes comme Henri Lefebvre adhèrent à l’idée qu’il existe une chose telle que la liberté du sujet humain. Ils privilégient le versant de la pensée de Karl Marx qui s’appuie sur la notion de « libre volonté » et sur son aspiration à une « association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tous ».

Dans les Manuscrits parisiens (1844), les idée d’aliénation et de dés-aliénation tiennent une place importante. Karl Marx y postule l’existence d’une nature humaine. Pour se réaliser pleinement, les humains doivent s’émanciper de l’exploitation capitaliste et du travail salarié. L’être humain « total » est à la fois sujet et objet de sa propre transformation.

Pour les marxistes anti-humanistes, comme Louis Althusser ce raisonnement sonne faux et risque de de devenir problématique pour les ambitions socialistes. Il avance qu’à partir du milieu des années 1850, Karl Marx a rejeté l’idée de l’existence d’une nature humaine. Dès lors le combat révolutionnaire ne doit pas se présenter comme un projet de libération de l’ « être humain » en tant que tel mais comme lutte des classes.

Dogmatisme dans les marxismes humanistes et anti-humanistes

Les anti-humanistes considèrent que l’excès d’humanisme engendre le dogmatisme. Il encourage le culte de la personnalité. L’idée de libre déploiement des capacités d’agir individuelles dresse le lit des « glorieux leaders » qui « font l’histoire ». Le culte de la personne n’a pas sa place dans le marxisme.

Aussi Louis Althusser rompt-il avec la catégorie idéaliste de « sujet ». Les individus ne sont pas libres. Ils œuvrent dans et au travers des déterminations établies par les idéologies (entendues dans un sens que nous allons exposer plus loin). Marx écrit que les masses font leur histoire mais pas selon des circonstances choisies par les individus. L’histoire a un moteur, les contradictions entre forces productives et rapports de production. Mais l’histoire n’a pas de sujet au sens philosophique du terme.

Finalement, la libération telle qu’entendue par les anti-humanistes ne vise pas la réalisation d’une « nature humaine », ni l’expression d’une « libre volonté individuelle ». La libération est une phase historique qui met un terme à l’exploitation de classe, en construisant la démocratie pour les travailleurs.

De leur côté, les marxistes humanistes accusent les anti-humanistes d’endosser le dogme marxiste stalinien. Ils donnent de la lutte des classes une vision déterministe et objective comme si elle se déployait par dessus la tête des individus, indépendamment de leur capacité consciente d’agir. Les gens sont dispensés de « faire l’histoire » puisque l’avènement du communisme serait un mouvement inexorable de la nature, comme le prétend Staline.

Pour H. Lefebvre, les anti-humanistes se satisfont de mettre les individus de côté. Ils sont spécialement méfiants à l’égard des écrits de jeunesse de K. Marx parce qu’ils risquent de donner aux travailleurs soviétiques des idées subversives sur leur propre aliénation au sein de l’URSS et de ses pays satellites.

Dés-aliénation de la nature humaine

Pour H. Lefebvre, la notion philosophique d’aliénation constitue un aspect essentiel de la pensée de Marx. L’humain (la raison, la connaissance, l’amour, l’amitié, le courage…) est un fait aussi bien que l’inhumain (l’injustice, l’oppression, la violence, la cruauté…). L’histoire est l’histoire de l’humain de sa croissance, de son développement. L’inhumain n’est que le côté négatif ou l’aliénation de l’humain. C’est pourquoi l’humain doit l’emporter en se reprenant sur son aliénation.

L’aliénation n’est pas théorique. Elle ne se joue pas seulement sur le plan des idées ou des sentiments. Elle se découvre dans tous les domaines de la vie pratique. Le travail aliéné est asservi, exploité, rendu écrasant. La puissance des êtres humains sur la nature et les biens produits par cette puissance sont accaparés. Le capital qui est une abstraction, un jeu d’écritures commerciales et bancaires, impose ses exigences à toute la société. La vie sociale est dissociée par la division en classes sociales. La vie politique est dupée par l’action de l’État.

L’aliénation se manifeste par le fait que les êtres humains sont soumis à des forces hostiles. Bien que ces forces soient le produit d’activités humaines, elles se sont retournées contre les femmes et les hommes et les conduisent avec un destin inhumain.

En résumé. L’humanité se développe en rapport avec la nature. Elle progresse en faisant surgir des produits de sa pensée. Mais certains de ces produits prennent une existence indépendante. Les humains se mettent à croire en leur existence indépendante. Les abstractions comme l’argent, la valeur, l’État politique… deviennent des fétiches qui paraissent vivant et réels parce qu’ils finissent par commander à l’humanité.

En principe, le rapport des êtres humains avec leurs produits matériels ou idéels devrait se résoudre par la prise de conscience des individus en tant que puissance sur eux-mêmes et la nature. Mais le rapport avec les fétiches se manifeste chez les femmes et les hommes comme perte de conscience de soi et de leur propre puissance. Ce rapport, c’est l’aliénation.

La dés-aliénation implique la destruction des fétiches (marchandises, capital, argent…) et la récupération par les êtres humains des puissances qu’ils retournaient contre eux. Le communisme se définit comme ce moment où les aliénations multiples (économiques, politiques, sociales) se trouvent abolies.

Distance critique aux idéologies

L. Althusser, contrairement à H. Lefebvre pense que la notion d’aliénation n’est pas centrale dans la pensée de K. Marx. Il avance même que celui-ci l’a abandonnée dans ses écrits de la maturité. Le philosophe insiste plutôt sur la nécessité d’opérer des analyses concrètes des situations et des idéologies.

Les idéologies, dans sa pensée, ne sont pas juste des systèmes d’idées. Les idéologies sont objectivement encastrées dans les appareils capitalistes, comme l’école, les lois, la police, les institutions étatiques, les partis politiques, les entreprises, les médias… qui les élaborent et les véhiculent.

Partout, les hommes et les femmes sont enveloppés dans l’idéologie. Les appareils idéologiques les interpellent en permanence. Quasi-instinctivement, les gens acceptent de prendre position en regard des messages qui leurs sont adressés. Ainsi toute réalité passe par l’idéologie alors même qu’il semble aux êtres humains qu’elle se déroule au-delà de l’idéologie.

L’idéologie, selon cette conception, n’est pas une fausse conscience ou une conscience mystifiée. L’idéologie a une réalité matérielle au sein de laquelle les individus sont ancrés. La conscience mystifiée est plutôt ce que L. Althusser appelle une représentation imaginaire des conditions réelles d’existence. Cette représentation imaginaire fonctionne, elle aussi sur le registre de l’interpellation et sur celui des sentiments.

L. Althusser appelle le drame de l’interpellation son « petit théâtre théorique ». Au théâtre, les comédiens endossent des rôles. Ils interprètent des personnages. Les spectateurs finissent par s’identifier à ces personnages. Les personnages et les spectateurs deviennent un, dans la tête des spectateurs. Intérieurement, ces derniers vivent ce qu’ils regardent.

C’est ainsi que fonctionne l’interpellation dans la vie quotidienne. Comme le jeu des acteurs, elle fait vibrer une corde sensible à l’intérieur des gens. Cette vibration devient musique. Ils finissent par se voir eux-mêmes et par se vivre de la manière dont ils sont interpellés, comme sous-fifres, comme petit-chefs ou comme personnages au-dessus du commun…

Lire aussi l’article : « Essence humaine: la révolution matérialiste »

Cependant, le théâtre peut aussi avoir une fonction émancipatrice. Dans le théâtre de Bertold Brecht ce ne sont pas des héros mais les masses qui font l’histoire. Selon L. Althusser, B. Brecht ne veut pas donner au public des objets d’identification positifs ou négatifs. Il tente plutôt de solliciter une réponse froide et réflexive de la part de son audience. Le dramaturge veut favoriser une interprétation critique, une pensée qui amène une action.

Pour L. Althusser, il n’y a pas un être humain qu’il convient de dés-aliéner pour que sa nature puisse se réaliser totalement. En revanche, il y a une distance critique qu’il faut transposer dans la vie réelle. Il faut viser un affranchissement collectif à l’égard de l’idéologie capitaliste afin de faire advenir la démocratie des travailleurs.

Gilles Sarter

Sources:

Henri Lefebvre, Le marxisme, PUF

Andy Merrifield, Lefebvre and Althusser: re-interpreting marxism humanism and anti-humanism, Monthtly Review (mronline.org, 13/06/2021)

Publié par secession dans Aliénation, Emancipation, Humanisme, Idéologie, Marxisme, 0 commentaire