Libéralisme et Solidarité

Le libéralisme ne se résume pas au principe du « laisser-faire », qui lui-même se réduirait à « ne rien faire ». Même si la pensée libérale s’articule autour d’un principe de responsabilité individuelle, elle n’élimine pas pour autant la nécessité d’une action politique. Le constat vaut notamment pour l’administration des inégalités sociales.

Au 19ème siècle, toute une littérature libérale a traité des questions du secours aux pauvres, du paupérisme ou encore de la question ouvrière. Cette littérature loin d’éliminer la nécessité d’une action gouvernementale la fonde au contraire. François Ewald montre que le programme de cette politique vise à contenir la solidarité dans la sphère morale et à éviter qu’elle pénètre la sphère du droit.

Obligations juridiques et obligations morales

Le libéralisme politique reconnaît deux formes d’obligations pouvant lier les individus entre eux. D’une part, il y a les obligations juridiques, celles du droit positif. D’autre part, il y a les obligations sociales ou morales, appelées parfois « obligations naturelles ». Les libéraux s’efforcent de bien délimiter les sphères des unes et des autres. Ils essaient notamment de déterminer si le secours aux pauvres peut être transcrit dans le droit ou s’il appartient définitivement au domaine de la morale.

Leur réponse repose sur l’affirmation de la priorité logique de la société sur le droit. Selon cette conception, la vie des femmes et des hommes en société découle de l’établissement de relations d’échange et de relations d’ « affection naturelle ». Ces dernières reposent souvent sur des obligations morales dont la généralité peut les faire passer pour intemporelles. Il s’agit des devoirs envers soi-même (se conserver et se perfectionner) et des devoirs envers les autres (ne pas leur nuire mais leur faire ce que nous voudrions qu’ils nous fassent…). Ces obligations correspondent aux sentiments primitifs de sympathie, de pitié, de bienveillance…

La société pré-existe donc, sous l’effet d’obligations et de sentiments moraux, à l’introduction du droit. Dans la vision libérale, une société qui serait fondée uniquement sur des relations juridiques se dissoudrait instantanément. Il y a donc un contresens à réduire le libéralisme à un système de droit positif. Pour les libéraux, il n’y a pas de droit sans morale. Le droit ne fait que consacrer et donner une force contraignante à certains principes moraux qui lui sont antérieurs.

Aussi, les auteurs libéraux ne rejettent pas le devoir de bienfaisance. En revanche, ils excluent catégoriquement l’idée que l’obligation « naturelle » d’assistance ou de charité pourrait devenir un droit des pauvres.

Une relation sociale fondamentale

Les inégalités sont conçues par les libéraux comme naturelles et inéluctables, comme faisant partie de l’ordre de la création qui est un ordre de la diversité. A ce titre, elles constituent un bien politique qu’il faut savoir gérer adéquatement. En effet, dans le contexte de l’inégalité, la charité devient une relation sociale fondamentale. Bienfaisance d’un côté et reconnaissance de l’autre permettent de relier ceux qui sans elles resteraient séparés en deux classes hostiles, les riches et les pauvres.

Cette relation sociale ne peut être traduite dans le droit sans être détruite. En effet, si les riches sont contraints à la charité, ils chercheront à l’esquiver, comme le contribuable cherche à esquiver les impôts. Ils deviendront avares et cruels. Dans le même temps, les pauvres forts de leurs droits deviendront violents et exigeront l’aumône par force. Bref les relations de paix et d’union céderont la place à des querelles et à des procès.

La propriété privée qui est un pilier de la conception libérale de la liberté sera anéantie. L’argument est qu’on ne pourra plus, à la fois, punir le vol commis par un malheureux et en même temps lui accorder un droit positif de recevoir le secours des riches.

Au lendemain de l’écrasement de 1848, Victor Cousin expose cette vision en deux phrases : « Vous qui avez faim, je me sens le devoir de vous secourir et vous n’avez pas le droit d’exiger de moi la moindre partie de ma fortune et si vous m’arrachez une obole vous commettez une injustice. Il y a ici des devoirs qui n’ont pas de droits corrélatifs. »

Le droit construit la liberté

La raison libérale s’efforce donc de limiter l’expansion du droit car elle pense qu’au-delà d’une certaine limite, au lieu d’agir comme processus de pacification, celui-ci finit par alimenter des passions antisociales. Ce raisonnement s’appuie sur une certaine conception de la liberté.

Ici, la liberté n’est pas envisagée comme une caractéristique de la nature humaine mais plutôt comme la résultante d’une bonne organisation des contraintes juridiques. Dit autrement, le droit n’est pas une coercition qui vient comprimer la liberté de l’extérieur. Le droit est plutôt la condition de la réalisation de la liberté car il est ce par quoi les contraintes imposées aux individus sont contenues. Le droit ménage un espace de liberté autour de l’individu.

Les libéraux se donnent donc pour programme de fonder un système de contraintes qui n’annule pas la liberté mais qui la préserve. C’est le programme exposé par Emmanuel Kant dans sa Doctrine du droit : « Le droit peut être représenté comme la possibilité d’une contrainte réciproque complète s’accordant avec la liberté de chacun suivant des lois universelles. »

Contrairement à la morale, le problème du droit libéral n’est pas la fin ou ce qu’il faut vouloir comme, par exemple, vouloir la fraternité entre les êtres humains. Le problème du droit est la recherche des seules obligations qui peuvent faire l’objet d’une contrainte collective, sans nuire au programme de la liberté individuelle.

Pour solutionner ce problème, les libéraux se fondent sur le principe de réciprocité. Le droit doit imposer à l’individu de vérifier que l’action qu’il projette va respecter la coexistence de sa liberté et de celle d’autrui.

C’est pourquoi le libéralisme ne reconnaît que deux formes de devoir pouvant être sanctionnées juridiquement : le devoir de respecter ses engagements (contrat) et le devoir de ne pas nuire à autrui.

En revanche, le droit ne peut contraindre une personne à en secourir une autre. Il ne pourrait le faire que si l’absence de secours était jugée comme une atteinte à la liberté de cette dernière. Or cela ne peut pas être le cas puisqu’il s’agit d’une situation d’abstention. Pour le libéralisme, l’idée d’un droit à l’assistance est une contradiction dans les termes.

La responsabilité individuelle

Le droit ne peut contraindre à faire le bien d’autrui. Cette position des libéraux est encore renforcée par le recours à la notion de responsabilité.

Dans la philosophie libérale, l’être humain est conçu comme une sorte de souverain de lui-même. Sans doute les autres et le monde en général l’affectent-ils mais sans que cela puisse annihiler la primauté de sa volonté. Certes les femmes et les hommes évoluent dans un environnement qui est imprévisible et dangereux. Mais c’est justement pour cette raison qu’ils doivent être convaincus qu’ils ne peuvent trouver aucune garantie ailleurs que dans leur volonté et dans leur fermeté personnelle.

Tous les humains possédant une identité d’essence, ils ne se distinguent que par la manière dont ils vont affronter la vie et ses vicissitudes. La pauvreté n’est qu’un accident. Le riche et le pauvre ne se distinguent que par la manière dont ils ont su se prémunir ou contourner cet accident.

Le principe de responsabilité entre en cohérence avec l’objectif du droit libéral. Réaliser la liberté des individus en tentant de les préserver de contraintes extérieures.

Chaque personne étant responsable de son propre sort et de sa propre vie, aucune ne peut se décharger sur autrui des malheurs ou des revers de fortune qu’elle subit.

La seule exception à cette règle que la raison libérale tolère concerne les maux qui résultent de l’infraction à la règle « ne pas nuire à autrui » (vol, agression, meurtre, non respect des clauses d’un contrat…).

Le partage entre droit et responsabilité

Dans la vie quotidienne, il n’est pas toujours facile de faire la part entre les deux grands principes libéraux que sont « ne pas porter sur autrui la charge de ce qui nous arrive » et « ne pas nuire à autrui ».

Dans leurs conduites, les individus se font immanquablement et involontairement du tort mutuellement. C’est une conséquence inévitable du principe de liberté. Pensons particulièrement à la liberté du travail, à la liberté d’entreprendre ou encore à la libre concurrence qui est la garantie de pouvoir causer impunément des préjudices à autrui.

La difficulté du droit de la responsabilité réside donc dans la distinction entre causalité et imputation. Pour qu’un individu soit reconnu responsable d’un dommage causé à autrui, il faut que sa faute soit établie. Et c’est finalement aux tribunaux qu’il revient de régler les conflits qui résultent de l’exercice des libertés.

Cependant, il est apparu au tournant des années 1830-1840 que les sociétés industrielles naissantes étaient normalement dommageables pour une large franche de la population.

Pour les ouvriers, un certains nombre de maux résulte du fonctionnement régulier de la grande industrie et non pas de dysfonctionnements momentanés (accidents et maladies liés aux conditions de travail, périodes de chômage, salaires insuffisants…).

L’industrialisation et le paupérisme

Avec le paupérisme naît une forme de pauvreté aux caractéristiques nouvelles qui atteint une population importante et de manière permanente. Le paupérisme agit en minant la volonté de ses victimes et chose remarquable, il provient du travail et non pas de son absence.

Or le constat de la causalité sociale et économique du paupérisme induit une idée dangereuse. Ce constat reporte sur les principes d’organisation de la société, la responsabilité de la misère. Le principe de responsabilité individuelle risque d’être battu en brèche. Les penseurs libéraux doivent donc manœuvrer subtilement afin que la grille de lecture de la pauvreté demeure celle de la conduite individuelle et non celle de l’assignation sociale.

L’imprévoyance, la démoralisation, la perversion de la mentalité sont toujours présentées comme les causes premières de la pauvreté des ouvriers. Mais dans le même temps, il est admis que la conduite individuelle menant à la pauvreté trouve, dans l’économie industrielle, des conditions qui la favorisent.

Dans ce nouveau contexte, les ouvriers ont besoin d’être placés sous une tutelle qui les protège contre eux-mêmes. C’est la naissance de la politique du patronage.

Le patronage ou la mise sous tutelle

En réalité, l’idée d’une mise sous tutelle des bénéficiaires de la charité n’apparaît pas au tournant des années 1830-1840. Elle est plus ancienne. En effet, les libéraux ont toujours considéré que la bienfaisance ou le secours devait contenir le principe de son annulation, en inculquant aux individus la vertu de prévoyance. Pour devenir un instrument de progrès social, il faut avant tout que la charité soit moralisante. Elle doit viser une conversion des comportements économiques et du rapport à soi. Le bénéficiaire doit réaliser que son sort est d’abord entre ses propres mains.

Avec les premiers développements de la grande industrie et l’apparition du paupérisme, une idée gagne en force. On ne peut attendre des pauvres qu’ils se réforment d’eux-mêmes, il faut les gouverner perpétuellement. La bienfaisance ne peut plus être temporaire ou intermittente. Il faut mettre en place une véritable politique de la bienfaisance.

A partir des années 1840, les institutions du patronage se multiplient (logements ouvriers, jardins familiaux, caisses patronales de sécurité sociale et de retraite, œuvres sociales…). Elles sont systématisées par Frédéric Le Play (1806-1882).

Le régime du patronage et l’économie sociale deviennent la doctrine officielle du Second Empire puis de la Troisième République qui font de l’industrialisation une affaire d’État.

Contre les économistes libéraux, l’économie sociale établit une doctrine du contrat de travail qui stipule que les rapports entre patrons et ouvriers ne se limitent pas au paiement d’une rétribution contre un travail. Les patrons ne sont pas quitte à l’égard des travailleurs dès lors qu’ils ont payé le travail commandé. Selon les premières formulations politiques, la sécurité dans le travail et la sécurité de l’existence des travailleurs et de leurs familles sont une responsabilité des patrons.

Dans la pratique, les institutions patronales se développent surtout dans la perspective de s’affranchir de la sanction juridique et de minimiser les obligations.

La gestion des caisses patronales est opaque. Les jugements rendus par les tribunaux n’engagent jamais la responsabilité des patrons dans les accidents du travail… L’action juridique des gouvernements est surtout orientée vers la garantie de la propriété et des conditions de sa perpétuité.

Le paradoxe du libéralisme

En conclusion, la première raison pour laquelle les libéraux refusent la création de droits à la solidarité repose sur l’idée que le droit annule le devoir.

François Ewald, L’État Providence, Grasset, 1986.Les libéraux pensent que les relations d’échange et d’affection forment la base des sociétés. Dans une société bien organisée les sentiments d’humanité (bienveillance, bienfaisance, sympathie, compassion…) doivent pouvoir s’exercer librement. Les relations juridiques sont secondaires. Pis, en rendant la bienfaisance obligatoire , elles risquent de la détruire. C’est pourquoi l’obligation morale d’aider les pauvres peut faire l’objet d’une politique mais pas d’un droit à l’assistance.

Tout en faisant le constat de la nécessité d’une politique d’assistance aux démunis pour assurer la continuation de l’ordre capitaliste, la raison libérale s’interdit de sanctionner juridiquement cette obligation. Pour tenter de résoudre ce paradoxe, elle est réduite à exiger plus de morale ou de vertu.

C’est pourquoi, jusqu’à nos jours, les politiques libérales prennent la forme de mesures d’encadrement et de discours moralisateurs dont l’objectif déclaré est la « responsabilisation » des populations en situation de pauvreté, de précarité ou de chômage. Actions qu’elles accompagnent d’appels répétés aux bonnes volontés et à la charité des petits donateurs comme des milliardaires « philanthropes ».

© Gilles Sarter

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