©&℗ 2024 — SECESSION & PATMAY Productions
Gilles Sarter : voix, texte / Patrick Matteis : musique
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Représentation de "La conférence des abolitions" au bar-associatif Quartier Généreux à Montpellier (3/10/2024)
La conférence des abolitions
La théorie générale de l’émancipation affirme l’égalité humaine.
Autrement dit, l’égalité entre humains n’est pas à construire. Elle est et c’est tout.
Toutes les vies humaines se valent et il n’y a pas des vies qui valent plus ou moins que d’autres.
De cette égalité de valeur découle une égalité à la liberté et une égalité à la participation aux décisions collectives.
Cependant, tout le monde en est conscient, nos sociétés capitalistes modernes sont traversées par des hiérarchies et des phénomènes de domination.
Ces hiérarchies placent, en haut de l‘échelle sociale, une pleine humanité qui est masculine, française - si possible « de souche » - « blanche », propriétaire des moyens de production, hétérosexuelle, « compétente » et « cultivée ».
Cette pleine humanité est celle qui se donne des titres à commander, à décider, à gouverner, à s’épanouir et à jouir des efforts déployés par l’humanité incomplète ou indigne.
L’humanité incomplète est celle qui peut être commandée, gouvernée, criminalisée, exploitée, réduite à la survie, rejetée à la mer ou exterminée.
Ainsi, dans nos sociétés, l’ordre social nie l’égalité humaine qui est affirmée par la théorie de l’émancipation.
Pour cette dernière, les humains sont égaux. Or l’ordre social crée de l’inégalité. Il faut l’abolir pour le remplacer par un régime égalitaire.
Ce projet peut être formulé dans un langage théorique. Le projet d’émancipation collective devient alors projet d’abolition des rapports sociaux de domination.
Et la notion de « rapport social de domination » sert à analyser des situations sociales qui sont toujours complexes et mouvantes.
Le mot domination dérive du latin « dominus » qui désigne le maître qui tient dans sa main sa femme, ses enfants, ses esclaves, ses troupeaux.
La notion de domination renvoie donc à celles d’assujettissement, de soumission, d’obéissance et de contrainte.
Dans la théorie sociale de l’émancipation, la domination se rapporte, à toutes les formes d’emprises qui contraignent une partie de la société à se subordonner à une autre.
Quand les dominants s’approprient gratuitement une partie des produits du travail des dominés, on parle alors d’exploitation. L’esclavage, le servage, le travail capitaliste, le patriarcat constituent des rapports d’exploitation.
En résumé, les notions de « rapport social de domination» et de « rapport social d’exploitation » servent à désigner l’existence de tensions qui traversent la société. Ces tensions la divisent à chaque fois en deux classes sociales : une classe dominante et une classe dominée, une classe exploiteuse et une classe exploitée.
L’approche des phénomènes sociaux, à partir de la notion de rapport social, implique d’abord d’examiner les conditions concrètes d’existence des individus et d’en dégager des tendances générales qui concernent l’inégalité de ces conditions.
Est-ce qu’il y a une division permanente entre ceux qui décident et ceux qui exécutent les décisions ? Comment se répartissent la propriété et les richesses ? Qui s’approprie les produits du travail ? Comment se répartissent les tâches et les activités ? Qui exerce des violences physiques et symboliques ? Qui est victime de ces violences ? Qui jouit de la meilleure des reconnaissances ? Et qui est méprisé ou invisibilisé ? Qui peut circuler librement ? Et qui est soumis à des contrôles policiers ou bloqué aux checkpoints ? Qui jouit de la parole légitime ? Et qui doit se taire ?
Les rapports sociaux de domination ne se concrétisent pas seulement dans les conditions d’existence. Ils se cristallisent aussi dans les institutions sociales.
Ces institutions peuvent être très formalisées, comme la langue officielle, comme les procédures administratives, comme les lois et les règlements, le code civil, le code pénal, les lois dites « immigration », etc.
Mais les institutions sociales peuvent être moins formalisées, comme les traditions, les coutumes ou les conventions sociales. Par exemple, la division genrée des activités ludiques et domestiques, des sports, des vêtements et des métiers.
Enfin, ces institutions peuvent être encore plus diffuses, comme les croyances et les préférences collectives ou les préjugés. Elles ne sont pas moins efficientes que les autres. Pensons, par exemple, au refus de louer un logement ou au rejet de CV, sur la base du nom de famille ou du faciès.
C’est donc, la mise au jour de conditions de vie différenciées et d’institutions sociales qui divisent la société au profit d’une classe et au détriment d’une autre qui permet d’établir l’existence d’un rapport social de domination.
Ce rapport peut s’appliquer à tous domaines de la vie publique, privée ou collective que ce soit la famille, l’économie et le travail, la politique, l’école ou encore le milieu associatif et religieux.
Il se peut qu’au sein d’un groupe ou d’une famille, un individu occupe une position dominante alors même qu’il est issu d’une minorité sociale.
Ce fait ne contredit pas l’existence à l’échelle sociale d’un rapport de domination qui structure la société dans son ensemble et qui fait tomber cet individu dans la classe des dominés.
Une expression bien connue permet d’illustrer ce point.
Il s’agit de l’expression « à la maison, c’est elle qui porte le pantalon ».
Cette phrase suggère qu’une femme occupe une position dominante, dans un couple hétérosexuel. Mais la métaphore utilisée pour signifier cette position dominante fait justement référence au vêtement masculin « le pantalon » qui était autrefois la marque de la domination masculine dans la société.
Encore une fois, un rapport social de domination se constitue en clivant une population en deux classes sociales. Et il ne peut en être autrement.
Ces classes ne sont pas d’abord des groupes constitués mais des positions occupées dans un rapport. Il y a d’un côté la position de classe dominée et de l’autre la position de classe dominante.
Cette réalité va à l’encontre d’une idée reçue. Celle qui veut que l’organisation d’une société en deux groupes précède la mise en place d’un rapport de domination.
Dans cette vision du monde, les êtres humains se constituraient d’abord en groupes, sur la base d’une différence – qui peut être culturelle, de sexe, de couleur de peau, de sexualité, etc. Puis, au travers d’un rapport de force, l’un des groupes réussirait à imposer sa domination à l’autre groupe.
Cette conception « différentialiste » ( c’est-à-dire qui repose sur l’idée de « différence ») va souvent de pair avec l’idéologie qui fonde les rapports de domination sur le rejet de « l’autre ».
Selon cette idéologie, il suffirait que les gens apprennent à « accepter l’autre », pour mettre fin, aux phénomènes de dominations.
La théorie de l’émancipation rappelle, en toute logique, que les rapports de domination se construisent en même temps que les classes qu’ils mettent en rapport. Et non pas après que ces classes soient construites.
Quant aux différences, elles sont créées de toute pièce ou montées en épingles précisément pour justifier ou expliquer les hiérarchies et les dominations.
En somme, il y a toujours eu des êtres humains dotés d’organes sexuels féminins et des êtres humains dotés d’organes sexuels masculins. Il y a toujours eu des êtres humains aux peaux plus ou moins foncés. Il y a toujours eu des êtres humains ayant des sexualités différentes. Il y a toujours eu des êtres humains pratiquant des cultures différentes.
Pour que la nature des organes sexuels, la coloration de la peau, les préférences sexuelles, les cultures deviennent des marqueurs différentiels, il a fallu qu’en même temps se constitue des rapports de dominations.
« L’Autre » - c’est-à-dire le dominé, la femme, le noir, l’étranger - naît en même temps que la domination dont l’afflige « l’Un » - c’est-à-dire l’homme, le blanc, le national et pas avant.
L’altérité est donc à la fois un moyen de la domination et sa justification. Encore une fois, la domination ne vient pas après la division de l’humanité elle vient en même temps.
James Baldwin pointe cette vérité dans une formule simple : « I am not your negro » / « Je ne suis pas votre noir ». Et il précise : « Je ne suis pas un « noir », même si c’est ainsi que vous m’appelez ».
La vérité qu’expose Baldwin est qu’il n’y a pas des « blancs » et des « noirs », avant que des êtres humains mettent en place un système esclavagiste et tentent de le justifier par une référence à des couleurs de peau.
James Baldwin explique qu’il a été inventé en tant que « noir » par les « blancs » et que cette invention est liée à un besoin. « C’était – écrit-il - une politique délibérée, martelée, pour gagner de l’argent (…). Pour justifier le fait que l’on traitait des êtres humains comme des animaux, la république « blanche » s’est lavée le cerveau afin de se persuader qu’ils étaient effectivement des animaux et méritaient d’être traités comme tels. »
L’animalisation comme procédé de déshumanisation constitue, on le sait, une stratégie ordinaire pour justifier les menées oppressives de tous ordres : esclavagisme, colonialisme, capitalisme ou génocide.
Quand l’ « Autre », c’est-à-dire le « Noir », « l’ouvrier des usines-dortoirs de Foxconn » ou le Palestinien, est qualifié d’ « animal » par l’« Un », c’est-à-dire par l’esclavagiste, par M. Gou le PDG de Foxconn ou par le ministre de la défense israélien Yoav Galant, alors il est déjà trop tard, car l’« Autre » est déjà victime des pires atrocités.
L’analyse que produit James Baldwin à propos du racisme s’applique à toutes les formes de domination et d’oppression qui essentialisent les personnes humaines sur la base d’une caractéristique ou d’une pratique.
Dans le contexte de la domination de genre, la formule pourrait être : « Je ne suis pas votre femme ». En effet, si la notion de sexe est anatomique, en revanche, la notion de genre est sociale, donc créée de toute pièce par l’imagination humaine.
Le « genrage » d’une partie de l’humanité en « femme » va avec son exploitation, par la partie de l’humanité « genrée » en « homme ».
Le genre masculin ou la classe « homme » et le genre féminin ou la classe « femme » sont créés avec la domination masculine.
L’un des moyens par lequel ce type de domination se perpétue est la croyance partagée que les inégalités sont inévitables parce que dues à des différences naturelles.
Ainsi, le glissement naturaliste qui s’appuie sur la différence de sexe fait porter les causes de l’oppression des « femmes » sur leurs « différences » par rapport aux « hommes ».
« L’Autre » est différent de « l’Un ».
En réalité, dans l’exploitation des femmes tout est dû à l’organisation sociale et rien à la nature. Les genres féminins et masculins sont eux-mêmes des constructions sociales.
Finalement, la différence de sexe devient une inégalité sociale quand le sexe féminin devient le « sexe faible »,
Le sexe faible qui est exclu de l’accès aux ressources productives économiques nécessaires, dont la sexualité est bridée mais dont le corps reste accessible au sexe fort.
Dans notre société, cet accès des hommes au corps des femmes se signale, entre autres éléments, par le fait que seuls 1 % des viols et tentatives sont effectivement condamnés.
Dans une première approche, l’exploitation capitaliste semble ne pas s’appuyer sur une différence de nature.
En tant que rapport d’exploitation, le capitalisme est justifié par une convention sociale qui est le droit de propriété privée des grands moyens de production.
L’économiste libéral Ludwig von Mises écrit même que le programme du capitalisme peut être résumé en une seule formule : « propriété privée des moyens de production ». Toutes les autres exigences des capitalistes découlent de cette exigence fondamentale.
En effet, la propriété privée garantit aux capitalistes l’exclusivité du droit d’usage des moyens de production et l’appropriation de la plus-value, issue de l’exploitation du travail. Cette appropriation de la plus-value leur confèrent toujours plus de pouvoir sur les travailleurs.
La propriété privée absolue étant une convention sociale, elle n’a rien de naturel. Elle a été imposée par la force. C’est pourquoi, Proudhon dit que la propriété c’est le vol. Les travailleurs ont été dépossédés des moyens d’assurer leur propre subsistance par les capitalistes.
Ainsi, le rapport d’exploitation du capitalisme produit une hiérarchie qui lui est propre entre les propriétaires des grands moyens de production et les travailleurs.
Mais cela ne s’arrête pas là.
Historiquement, le développement du capitalisme a connu une impulsion au 16è siècle avec la traite esclavagiste, l’esclavagisme de plantation et le premier colonialisme. Tous ces rapports d’oppression étant justifiés par des idéologies racistes et différentialistes.
Jusqu’à nos jours, la croissance économique est encore fondée sur ces rapports.
A l’échelle de notre société, la main d’œuvre des travailleurs venant des anciennes colonies est généralement sur-exploitée. A l’échelle du système-monde, les centres du capitalisme continuent à piller les terres et à épuiser les forces humaines des anciennes colonies.
Grâce aux travaux du féminisme marxiste et de l’écoféminisme, nous savons aussi que le capitalisme s’est développé en profitant de la gratuité des travaux ménagers et des soins prodigués par les femmes aux hommes.
Cette gratuité bénéficie aux capitalistes car elle réduit le prix de la reproduction de la force de travail masculine et autorise ainsi de minimiser sa rémunération.
Historiquement, ce mécanisme a conduit à l’exclusion graduelle des femmes de l’économie, considérée comme l’espace public du progrès.
Il a conduit à leur confinement dans l’idéal de femme domestique, privatisée, préoccupée par l’amour et dépendante d’un homme chargé de son entretien.
Finalement, le rapport d’exploitation capitaliste est donc partie prenante dans la genèse ou dans la perpétuation des formes de dominations tels que le racisme, le sexisme qui est lié à l’homophobie et à la transphobie ou encore l’âgisme qui est la domination des moins jeunes sur les plus jeunes.
Tant que ces autres rapports de domination lui fournissent des opportunités d’accroître la production de plus-value alors le capitalisme s’en saisit sans hésiter. Et nous voyons ainsi comment différents rapports de dominations peuvent se surdéterminés les uns les autres.
En conclusion, la théorie générale de l’émancipation part du principe matérialiste que les dominations et les hiérarchies sont dues aux formes d’organisations sociales et aucunement à la nature ou à des différences naturelles.
Les oppositions de classes sont des créations sociales.
La sociologue Christine Delphy relève qu’en France, l’idéologie de la différence est au cœur de la question de l’égalité alors que curieusement « différence » n’est pas le contraire d’ « égalité ». Le contraire d’ « égalité » est bien « inégalité ».
Cette idéologie différentialiste agit en faveur de la reproduction des rapports de domination. En effet, elle occulte leur caractère strictement social et elle élude la possibilité d’établir une société non-hiérarchique.
Selon le postulat du matérialisme historique, les pratiques et les formes d’organisations sociales produisent les valeurs et donc d’autres pratiques et d’autres modes d’organisation produiraient d’autres valeurs.
Selon ce postulat, il n’est pas envisageable que l’on puisse mettre fin aux rapports de domination en se cantonnant à la lutte contre le rejet de l’ « autre ».
Par ailleurs, nous ne disposons pas d’un plan pré-établi pour abolir d’un bloc les rapports de domination qui traversent une société et pour construire un ordre social égalitaire.
En revanche, les luttes émancipatrices qui prennent l’axiome de l’égalité humaine au sérieux luttent pour l’abolition des différentes institutions, pratiques et modes d’organisations sociales qui créent de l’inégalité entre les humains.
Et ce faisant, elles luttes pour leur remplacement par des institutions, des pratiques et des formes d’organisations égalitaires et donc démocratiques.
(c) Gilles Sarter