©&℗ 2024 — SECESSION & PATMAY Productions
Gilles Sarter : voix, texte / Patrick Matteis : musique
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Emancipation
Il existe au moins deux approches théoriques du projet d’émancipation collective.
La première de ces approches consiste à mettre l’accent sur l’analyse des formes de domination et d’exploitation qui traversent nos sociétés.
Dans cette perspective, les luttes émancipatrices sont envisagées comme des luttes pour l’abolition des rapports sociaux qui nient l’égalité humaine. L’émancipation est donc conçue comme un mouvement de négation. L’émancipation c’est alors la négation de la négation de l’égalité humaine.
L’autre approche part du postulat de l’égalité entre les humains et explore la capacité de ces derniers à mettre cette égalité en action, pour façonner la société.
Dans cette deuxième perspective, l’émancipation est affirmation. Elle est la tentative renouvelée de mise en pratique de ce que Jacques Rancière appelle « l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui ».
Elle est tentative de construire une société démocratique, dans laquelle tous les individus peuvent participer de manière effective à la direction des affaires communes et dans laquelle ils sont incités à le faire.
Ce projet d’émancipation peut être qualifié de révolutionnaire puisqu’il implique un changement radical d’un certain nombre d’institutions fondamentales de nos sociétés capitalistes actuelles. De la même manière que la Révolution française a représenté le passage des institutions de la monarchie absolue et de la société d’Ancien Régime à celles du régime représentatif et de la société bourgeoise.
Bien que visant un changement radical dans les institutions sociales, les luttes émancipatrices n’ont pas besoin d’établir un plan détaillé de la société égalitaire qu’elles proposent dans l’absolu.
D’abord, aucune théorie sociale n’est suffisamment puissante pour tracer le plan complet d’une société et de ses institutions. En effet, toute nouvelle institution créera forcément des nouvelles significations et des nouvelles pratiques qui ne sont pas envisageables à l’avance.
Ensuite, l’idée de fournir un plan pré-établi de la société future contredit le principe fondamental de l’égalité qui pose que les gens doivent décider eux-mêmes de leur destin collectif.
Cependant, même si la théorie de l’émancipation n’a pas besoin de fournir une description détaillée de la société qu’elle désire, elle doit quand même fournir des représentations claires de ce vers quoi elle tend.
Pour que les luttes collectives puissent tenter de transformer la société, elles ont besoin d’avoir une idée assez précise des orientations à donner à leurs actions transformatrices.
Elles ont aussi besoin d’évaluer les résultats de leurs actions, pour savoir s’ils vont dans le bon sens. Car, assurément, les actions humaines produisent toujours des effets non programmés.
Finalement, plus que d’un plan détaillé de la société future, les luttes collectives ont besoin d’une boussole leur permettant de ne pas perdre le cap de l’émancipation visée.
La notion d’autonomie telle qu’elle a été réfléchie par Cornélius Castoriadis pourrait être utile pour élaborer une telle boussole.
« Autonomie » est un mot qui vient du grec ancien. Il est construit à partir de autos : soi-même et de nomos : la loi.
Autonomie désigne donc la capacité d’une collectivité à se donner ses propres lois.
Dans cette définition, le mot « loi » recouvre un sens beaucoup plus large que son seul sens juridique. Il englobe les normes, les valeurs, le langage, les outils, les méthodes ou encore les modes d’organisations collectives qui ont cours dans une société donnée et que les individus trouvent « poser devant eux » quand ils viennent au monde dans cette société.
Un bon synonyme de « lois », dans ce cadre, est l’expression « institutions sociales » qui désigne les façons d’agir, de penser, de juger et de communiquer qui sont élaborées par une société et qui font que cette société tient en tant que telle.
Ainsi, les institutions athéniennes sont les manières d’agir et les représentations élaborées historiquement par la collectivité athénienne, qui sont adoptées par les athéniens. Les institutions athéniennes font que la société athénienne se perpétue en tant que telle et en tant qu’elle est différentiable de la société spartiate.
Dès lors, la définition de la société autonome comme « société qui se donne ses propres lois » veut dire que cette société élabore ses propres institutions sociales, en toute connaissance de cause.
Ceci implique que tous les membres de la collectivité participent égalitairement à cette élaboration.
La démocratie au sens radical du terme est donc le régime social de l’autonomie car on ne peut pas dire qu’il y a autonomie collective lorsqu’une seule personne ou une minorité de personnes décident pour l’ensemble de la collectivité.
Si on adopte cette conception de l’autonomie alors le projet d’émancipation peut être redéfini comme le projet d’autonomisation de la société. C’est-à-dire comme le projet qui vise à rendre la société toujours plus autonome.
Effectivement, la notion d’autonomie est une idée limite et, en l’état de nos connaissances, aucune société n’est absolument autonome.
En revanche, s’il y a une chose dont nous sommes à peu près certains, c’est que les institutions sociales sont créées par des collectivités humaines. Mais, il est aussi à peu près certain que ces dernières ont tendance à occulter cette vérité.
Autrement dit, les êtres humains inventent des formes de vie, des formes d’organisations, des lois, des valeurs, des normes qui finissent par acquérir leur propre inertie et par devenir écrasantes pour les êtres humains qui les ont créées.
Les sociétés, les individus qui sont les sociétés, deviennent au service d’institutions qui organisent la vie sociale à des fins spécifiques, par exemple : « vivre comme les ancêtres et les honorer » ou « vivre pour adorer les dieux et accomplir leurs commandements » ou encore « vivre pour produire et pour consommer des marchandises ».
Cet état d’auto-occultation est souvent renforcé par la croyance en une source extra-sociale des institutions. Celles-ci sont alors envisagées comme si elles avaient été données par les dieux ou par Dieu, par les ancêtres, par le Marché ou par le Progrès, compris comme synonyme de la Croissance économique.
Cette croyance en une source extra-sociale des institutions caractérise la situation d’hétéronomie. Les lois, les institutions sont envisagées comme étant données par un « autre » – en grec heteros – qui est extérieur à la collectivité. Hétéronomie s’oppose donc à autonomie.
Dans une situation d’hétéronomie bien établie, la question de la légitimité des institutions ne peut pas être posée. Les individus sont fabriqués de sorte que cette question reste pour eux mentalement et psychiquement, plus ou moins impossible.
Un jour, Mme Angela Merkel, ancienne Chancelière fédérale d’Allemagne, a déclaré que la démocratie se devait d’être conforme aux marchés et non l’inverse. Elle a ainsi posé un éclairage,sur l’une des formes prises par l’hétéronomie, dans les sociétés capitalistes actuelles.
Les institutions des marchés capitalistes – car tous les marchés ne sont pas capitalistes – ne sont pas discutables. Elles n’entrent pas dans le champ de la délibération collective.
Ce disant, Mme Merkel a également orienté la lumière sur une autre réalité. Il s’agit de l’existence, dans les sociétés, d’institutions qui sont chargées d’une fonction essentielle : rétablir l’ordre et assurer la survie des institutions hétéronomes contre tout ce qui les met en danger.
En effet, la société instituée ne parvient jamais à former les individus de sorte qu’ils reproduisent éternellement les institutions qui les ont produits. Nous savons qu’il n’en ait rien, sinon il n’y aurait pas d’histoire.
Il y a donc toujours un pouvoir explicite qui, en amont de la violence physique, est détenteur de la parole légitime. Les instances de ce pouvoir explicite sont chargées de rappeler comme Mme Thatcher, en son temps, qu’il n’y a pas d’alternative « There is no alternative » ou TINA. Ces institutions peuvent être objectivées par des Premières ministres ou des Chancelières, des conseils des anciens de la tribu, des prêtres ou des appareils bureaucratiques.
Finalement, en disant que la démocratie doit se plier aux marchés capitalistes et non l’inverse, la Chancelière allemande a vidé le mot « démocratie » de toute sa substance.
Sa déclaration impose la représentation selon laquelle l’institution de nos sociétés capitalistes ne dépend pas des individus qui la constitue.
Les participants à ces sociétés ne peuvent pas poser eux-mêmes leurs propres lois car les lois sont déjà données par les marchés.
La démocratie, si elle est prise au sérieux, se fonde, au contraire, sur l’autonomie qui est la reconnaissance par la société elle-même qu’elle est source et origine de ses propres institutions.
La société autonome refuse l’existence de toute norme ou règle extra-sociale qui s’imposerait à elle.
Il en découle que l’autonomie s’établit comme une ouverture permanente au questionnement et à l’auto-réflexivité collectifs. Les questions que se posent les participants à la société autonome sont : quelles lois devons-nous nous donner ? les institutions que nous nous sommes données sont-elles bonnes ou faut-il en changer ?
A la différence des individus qui forment des collectivités hétéronomes, les individus de la société autonome savent que les institutions dans et par lesquelles ils vivent sont leur œuvre et ils savent qu’ils peuvent les transformer si ils n’en sont plus satisfaits.
Quant à la démocratie, elle naît comme mode d’organisation sociale à partir du moment où tous les membres de la société peuvent participer de manière égalitaire à ce pouvoir de créer et de changer les institutions.
Le régime social de la démocratie incarne l’autonomie comme auto-gouvernement, auto-législation et auto-juridiction.
Si la démocratie est un régime social et non un simple régime politique, comme le parlementarisme, c’est parce qu’il ne saurait y avoir une égale participation au pouvoir de gouverner, de légiférer et de rendre la justice, dans une société inégalitaire où se reproduit constamment une énorme concentration de pouvoir économique aux mains d’une minorité, où les femmes sont traitées comme le « sexe faible » et où – en général – certaines vies humaines sont considérées comme valant moins que d’autres.
La démocratie implique donc l’abolition de toutes les formes de domination et de toutes les séparations permanentes entre dirigeants et exécutants.
Un principe fondamental de l’autonomie est « pas d’exécution de décisions sans participation à la prise des décisions ». Dans la sphère des activités économiques, ce principe implique l’abolition du droit de propriété privée des grands moyens de production.
Si la propriété est privée ou privative, c’est parce qu’il appartient à son essence d’écarter les non-propriétaires du droit à la jouissance de la chose. Le latin privare dont découle « privé » signifie « écarter, ôter, dépouiller, priver de ».
Dans la conception du droit romain, les notions de dominium et de proprietas sont synonymes. Le propriétaire a un pouvoir de maître sur la chose et le droit de propriété est considéré comme une souveraineté sur cette chose.
Le droit de propriété privée est donc un rapport social qui exclut les non-propriétaires de la prise de décision qui concerne l’usage des moyens de production. Or la démocratie repose sur la délibération collective et égalitaire de tous les participants.
C’est pourquoi la démocratisation des activités économiques implique la mise en commun des grands moyens de production.
Mise en commun n’est pas étatisation ni nationalisation, ces deux processus consacrant une nouvelle forme de propriété privée collective.
Car où se situe le pouvoir de décision sur les moyens de production qui sont nationalisés ou étatisés ? Dans le parti unique ? Au sein de la direction de la bureaucratie étatique ? Ou dans les conseils des ministres et les cabinets ministériels des vainqueurs des élections ?
Du reste, c’est bien le pouvoir de décision d’une minorité dirigeante, sur les biens, sur les infrastructures, sur les services et les entreprises dites « publiques » qui permet leur dépouillement et leur « privatisation », c’est-à-dire le transfert de leur propriété aux capitalistes. Ceci ne veut pas dire qu’il ne faut pas défendre les services publics, cela veut dire qu’il faut lutter pour en faire des communs.
Le régime démocratique appliqué aux activités économiques ne saurait pas, non plus, se limiter à la prise de pouvoir des conseils ouvriers ou à la constitution de coopératives de travailleurs. Ces deux formes reproduisent la propriété privée collective à l’encontre de ceux qui ne sont pas membres du collectif.
Le projet d’autonomie implique de mettre en question la logique propriétaire et d’instituer, les grands moyens de production comme inappropriables. C’est-à-dire que toutes les parties concernées – travailleurs, consommateurs, riverains, collectivités affectées par les pollutions émises localement et globalement, mais aussi collectivités impliquées dans les approvisionnements en matières premières, etc. - pourront participer égalitairement aux décisions concernant leur utilisation.
La lutte contre l’hétéronomie et contre l’asservissement à des groupes dominants est une guerre historique qui, si on se limite à l’histoire récente des sociétés européennes, commence avec le démos grec, connaît des éclipses et se ranime, dans les cités du nord de l’Italie au 12è s., dans les sections parisiennes de la Révolution française, chez les ouvriers anglais des premières Unions, chez les Communards, etc.
Cornélius Castoriadis conçoit cette lutte pour l’émancipation comme une praxis.
La praxis désigne dans son œuvre, l’activité qui vise la société autonome comme fin, tout en utilisant la pratique de l’autonomie comme moyen, pour atteindre cette fin. Ce faisant, la praxis transforme la société, tout en transformant les individus qui participent à cette activité transformatrice.
Ou en le disant autrement, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société actuelle en société démocratique. Pour arriver à cette fin, les acteurs de la lutte pour la démocratisation s’organisent eux-mêmes de manière démocratique.
Et, dans le cadre de cette organisation démocratique de la lutte, les lutteurs sont constamment transformés. Ils font l’expérience concrète du fonctionnement démocratique et cette expérience les constituent comme des sujets pré-disposés à l’activité démocratique.
Sans cette subjectivation démocratique que permet la praxis, l’espoir d’instituer une société démocratique est vain.
Finalement, la proposition de Castoriadis s’appuie sur trois hypothèses.
D’abord, il y a l’hypothèse qu’une transformation autonome et démocratique ne peut pas être opérée par le haut, en maintenant une division entre ceux qui pensent et ceux qui agissent, ceux qui dirigent et ceux qui exécutent.
Cette transformation ne peut pas résulter de l’application d’un plan ou d’un savoir préalable qui serait déversé sur les concernés. Au contraire, elle ne peut résulter que d’une pratique d’investigation par les intéressés.
Chaque individu devient acteur d’initiatives et de recherches sans dépendre de maîtres à penser, dans le cadre plus large d’une auto-détermination qui est collective. Il se transforme ainsi en sujet, capable d’exercer une réflexivité démocratique,
Une deuxième hypothèse est relative à la circularité de la relation individu-société dont il découle que seule une société autonome peut produire des individus autonomes et vice-versa.
Contrairement à la conception qui sous tend l’économie bourgeoise, les sociétés humaines ne peuvent pas être réduites aux interactions entre les individus. En effet, ces interactions se produisent toujours entre des individus qui sont déjà socialisés.
Si des sociétés existent c’est parce que des individus naissent en trouvant devant eux les institutions de ces sociétés, leurs symboles, leurs significations, leurs langages et qu’ils les incorporent par leur socialisation.
La relation individu-société est circulaire. Une société telle qu’elle est instituée à un moment donné de son histoire produit des individus qui tels qu’ils sont produits reproduisent la société qui les a produits.
La société athénienne n’est qu’un champ de ruines sans les Athéniens qui la peuplaient. Mais en même temps, les Athéniens ne sont en tant que tels que par les institutions de la cité athénienne.
Ce constat, permet d’abandonner une fois pour toute le faux dilemme qui porte sur : faut-il d’abord changer la société pour changer les individus ou faut-il d’abord changer les individus pour changer la société ?
La société autonome et démocratique ne peut exister qu’incarnée par des individus dotés de dispositions adéquates. Mais les individus eux-mêmes ne peuvent acquérir ces dispositions que s’ils sont socialisés dans un contexte démocratique.
Dans un premier temps, cette socialisation est opérée dans le cadre des mouvements de lutte pour l’émancipation qui sont organisés démocratiquement.
Enfin, une troisième hypothèse est que l’autonomie est toujours susceptible d’accoucher d’une nouvelle forme d’hétéronomie. Parmi les risques les plus courants, il y a la dégénérescence bureaucratique et substitutiste des mouvements émancipateurs.
Le substitutisme est défini comme la substitution des d’organes démocratiques – les assemblées et les conseils - par un appareil bureaucratique séparé, sur lequel le mouvement émancipateur perd progressivement tout contrôle.
Au cœur de la problématique substitutiste, se retrouve bien sûr la question du rapport entre le collectif et ses porte-paroles, ses représentants, ses avants-gardes, ses chefs ou leaders.
Pour affronter ces questions, il est essentiel de susciter la formation en chaque participant, des dispositions qui favorisent la critique, la réflexion et la délibération collective. Or cet apprentissage de l’autonomie se fait en vivant l’expérience démocratique.
(c) Gilles Sarter