Nietzsche élève l'affirmation et la contemplation au rang de valeur de la vie bonne, contre le travail

Nietzsche : contemplation contre travail

Depuis la seconde moitié du 19ème siècle, le travail s'est imposé comme valeur dominante qui donne du sens à l'existence humaine. Pour Nietzsche, au contraire, ce sont la contemplation et l'affirmation de la vie qui constituent les conditions d'une vie bonne.

Le travail élevé à la valeur de but en soi

Nietzsche (1844-1900) a vécu à l'époque de l'émergence de la société industrielle. Il a vu le travail s'imposer comme valeur qui donne du sens à la vie. Dix ans avant la mort du philosophe, Émile Zola, par exemple, s'adressait à la jeunesse, en ces termes :

"Le travail ! Messieurs, mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde (...) La vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être, nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître."

Pourtant, le travail n'a pas toujours bénéficié de cette considération. Durant l'antiquité et le Moyen-Age chrétien, la conception biblique en faisait la conséquence et le châtiment du péché. En généalogiste des valeurs, Nietzsche s'est interrogé sur l'origine de ce renversement.

Généalogie de la valeur travail

Au fondement de la pensée de Nietzsche, il y a cette idée que l'humanité a toujours eu besoin de justifier la vie par des valeurs extérieures à la vie. Le christianisme et la philosophie platonicienne ont exploité ou alimenté ce besoin, pour asseoir leur domination sur la pensée occidentale.

Avec la "mort de Dieu", qui est consommée à la fin du 19ème siècle, la valeur la plus haute qui justifiait la vie disparaît.

Afin de ne pas désespérer, la bourgeoisie chrétienne s'empare de la conception biblique du travail pour l'inverser. De malédiction, elle promeut celui-ci au rang de bénédiction et de nouvelle justification de la vie.

Depuis lors, l'être humain se sent non seulement l'obligation mais la volonté de travailler. Car une vie sans travail ne lui semble pas digne d'être vécue.

La vie montre en main

En total opposition avec cette idéologie d'origine bourgeoise, Nietzsche dénie au travail toute valeur propre à favoriser l'accomplissement de l'homme. Et, tout d'abord, il ne ressent à son sujet que hâte et fardeau.

Dans un contexte dont Benjamin Franklin donna une formulation devenue classique, le philosophe souligne qu'il est fait bon marché du temps :

"On pense montre en main, comme on déjeune, les yeux sur le bulletin de la bourse – on vit comme quelqu'un menacé à tout instant de rater quelque chose s'il s'attarde."

"Faire quelque chose en moins de temps qu'un autre" tient lieu de vertu. La réflexion longue, elle-même, donne des remords. "On n'étudie plus les opinions divergentes, on se contente de les haïr." Et dans cette précipitation généralisée, l'esprit s'accoutume à formuler des jugements incomplets et faux.

"Par manque de repos, notre civilisation court à une nouvelle forme de barbarie"

Loisir et travail: deux faces, un seul phénomène

Cette hâte dans le travail trouve son pendant dans la rage d'amusement. En effet, s'opposant au sens commun, Nietzsche pointe que travail et loisir ne constituent pas deux aspects différents de la vie sociale, mais bien deux faces d'un même phénomène. Comme l'individu moderne a honte du repos, il lui faut toujours être occupé.

"Plutôt faire quoi que ce soit que ne rien faire du tout".

Mais comme la bonne conscience se place toujours du côté du travail, toute joie véritable disparaît. Les activités quelles qu'elles soient ne deviennent justifiables que par leur utilité :

"Le goût de la joie s'intitule déjà besoin de détente et commence à rougir de lui-même. Je fais cela pour ma santé – voilà ce qu'on dit, quand on est pris en flagrant délit au cours d'une partie de campagne."

L'absence de joie creuse un vide que les individus cherchent vainement à combler par la recherche de davantage de plaisirs. Ceux-ci étant fugaces, ils collectionnent à l'infini les expériences variées s'enfermant ainsi dans un cercle vicieux qui conduit à une forme d' "épuisement psychique" et à une "étrange nullité spirituelle".

"Voici la maladie moderne : un excès d'expériences. Que chacun rentre donc à temps en soi-même pour ne pas se perdre à force d'expériences."

Noble chose que la contemplation

Dès lors, pour le philosophe, seule une nouvelle inversion des valeurs peut fonder les conditions d'une vie bonne. Le repos, la contemplation, le recueillement doivent jouir d'une solide prééminence sur le travail.

"Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l'on doit apporter au caractère de l'humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l'élément contemplatif."

S'ouvrir aux choses prochaines

L'art de la contemplation, c'est ouvrir nos yeux à toutes choses qui sont proches de nous : la nature, les êtres, les choses. C'est trouver plus intéressant tout ce qui nous entoure directement et l'observer avec toute l'attention d'un entomologiste.

Or ce qui nous est le plus prochain et qu'il convient d'observer au premier chef, c'est nous-même : nos sentiments, nos pensées, nos manières d'agir et de réagir selon les circonstances.

Mais attention, s'observer peut avoir pour conséquence de figer sa vie en images. Plutôt que de se cantonner à détailler nos moments de paresse ou de colère, nous sommes prompts à nous caractériser comme personne paresseuse ou colérique.

Ce danger qui consiste à fixer en traits de caractère des observations circonstanciées, il s'agit de le dissoudre.

Pour ce faire, Nietzsche nous engage à nous faire explorateur, à toujours progresser dans l'investigation, sans jamais nous fixer où que ce soit.

L'affirmation de la vie

Nous l'avons déjà dit, Nietzsche pense que l'être humain a toujours recherché un sens à la vie. C'est là l'erreur la plus fondamentale de l'humanité. Car la vie n'a pas besoin d'être justifiée avance Nietzsche.

La vie vaut tout simplement parce qu'elle est vie.

L'affirmation de la vie soutiendra une attitude contemplative correcte. Elle se concrétisera dans l'acceptation de ce qui est observé. En effet, affirmer n'est pas prendre en charge ou rejeter ou haïr ou vouloir modifier mais simplement assumer ce qui est.

"Deviens ce que tu es"

Dès lors s'accepter soi-même et ne pas se vouloir différent, c'est déjà faire preuve d'une raison supérieure.

Car c'est l'opposition entre le désir de changer et les habitudes qui s'y opposent, qui rend la vie pénible voire intolérable.

A l'inverse, affirmer la vie qui s'actualise à travers nous, c'est savoir s'observer sans remords et sans arrière-pensée. C'est là la seule manière d'accomplir pleinement les potentialités qui nous sont propres. De devenir ce que nous sommes :

"Ma doctrine enseigne : celui à qui l'effort procure le sentiment le plus élevé qu'il s'efforce ; celui à qui le repos procure le sentiment le plus élevé, qu'il se repose ; celui à qui le fait de s'intégrer, de suivre et d'obéir procure le sentiment le plus élevé, qu'il obéisse. Pourvu qu'il prenne conscience de ce qui lui procure le sentiment le plus élevé et ne recule devant aucun moyen."

Une culture formant l'homme dans sa totalité humaine

Dans la société du travail, tout est fait pour que l'être humain se laisse réduire au rôle d'une fonction au sein de la totalité. Le joug du travail devient le meilleur moyen d'étouffer la volonté d'expression des qualités individuelles :

"Au fond on sent maintenant (…) qu'un tel travail est le meilleur des gendarmes, qu'il refrène l'individu et s'entend à empêcher puissamment le développement de la raison, de la convoitise, des rêves d'indépendance."

"Quoi que nous fassions, nous sommes censés le faire pour "gagner notre vie", tel est le verdict de la société" écrit Hannah Arendt La condition de l'homme moderne.

Découvrez nos autres articles sur la critique sociale Nietzsche pense qu'une véritable culture devrait conduire au développement de la vie intérieure des individus. L'épanouissement de riches personnalités étant la garantie de la survie de l'humanité.

La contemplation et l'affirmation de la vie sont les conditions qui permettent à chacun de découvrir ce qui constitue son unicité. Et en devenant ce qu'il est, chaque individu fait œuvre d'utilité générale. C'est pourquoi le philosophe écrit que :

"Si l'on est quelque chose, on n'a pas réellement besoin de rien faire et pourtant on agit beaucoup."

© Gilles Sarter

2 commentaires

kremer jacqueline

c’est toujours avec plaisir que je me connecte sur le site « secession »…j’ai beaucoup aimé le passage dans travail ou contemplation …. »deviens ce que tu es » merci à Gilles Sarter….ses commentaires sont a la portée de tous ,je lui souhaite beaucoup de succès …et j’attends avec impatience ses prochains articles jk

De rette J.J.

Deux ouvrages qui offrent une perspective féconde pour l’idée de « temps libre » ou plutôt d’otium : Sénèque, Le Temps à soi, chez Rivage et J.C. Milner , Le Salaire de l’idéal, chez Seuil.

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